«Prends le CO2 et tire-toi!». Par Renaud Lecadre, Vittorio de Filippis in Libération du 26 janvier 2011.
Cet article sur l’escroquerie à la lutte contre le CO2, entre en résonance avec les bons plans de Jeremy Rifkin.
Revendre plein pot en France des droits à polluer achetés hors taxe à l’étranger : la combine, partie du Sentier, a fait le tour de l’Europe et rapporté 5 milliards d’euros. Récit:
L’escroquerie a reçu le label de «nouveau casse du siècle» : 5 milliards d’euros en Europe, dont 1,5 en France. Grâce à une combinaison vieille comme le monde : une arnaque à la TVA appliquée, touche de modernité, au marché des droits à polluer. Quelques clics sur Internet auront suffi pour empocher le pactole, un jeu d’enfants parfois très méchants. Car le butin a fait des envieux et causé quelques dégâts entre bandes rivales : assassinats, saucissonnages et autres recouvrements de créances musclés. Un premier volet de cette affaire vient d’être jugé à Paris, à la mi-janvier, les principaux organisateurs écopant de peines allant jusqu’à cinq ans de prison ferme.
Avant que le grand banditisme n’entre dans la danse, les pionniers de cette vaste embrouille étaient des petits malins du Sentier qui s’étaient fait la main sur d’autres arnaques dans le domaine du textile. Ils se sont vite passé le mot sur le potentiel mirobolant des transactions sur la Bourse au CO2. «Je disais à tout le monde : le carbone, c’est l’avenir, il faut y aller à fond, témoigne un courtier. Je me suis retiré quand j’ai vu que c’était devenu une pure escroquerie.» Un mis en examen dit s’y être engouffré sans chercher à comprendre : «Je n’ai pas imaginé ou conçu le système, je ne sais même pas comment fonctionne le marché du CO2.»
Cette escroquerie planétaire repose sur le nouveau marché des droits à polluer ouvert dans le sillage du protocole de Kyoto, en 1997. Le but de cet accord international est louable : mettre en place, pour lutter contre le réchauffement climatique, un mécanisme incitant les industriels à réduire leurs émissions de dioxyde de carbone. Mais, libéralisme faisant loi, plutôt que d’imposer une réglementation aux industriels, la régulation se jouera sur le marché, via des «Bourses de carbone». Chaque entreprise se voit attribuer un volume de droits à polluer. Si elle n’en consomme qu’une partie, elle pourra revendre le solde à des entreprises qui ont dépassé leur quota. Les plus vertueuses font un bénéfice, les plus polluantes sont pénalisées.
En 2005, l’Union européenne est la première à adopter ce système. Deux ans durant, les échanges montent en puissance. Chaque pays a sa Bourse de droits à polluer. Elle s’appelle BlueNext en France et est gérée par la Caisse des dépôts et consignation.
Dessin : Joost Swarte
Plus d’un an de manège. Les arnaqueurs ont vite flairé la combine. Tellement simple qu’un prévenu déclarait lors du procès : «C’est comme si vous mettiez une Ferrari à La Courneuve avec les clefs dessus. Elle ne restera pas une heure.» Le principe : acheter des droits à polluer à l’étranger, hors taxe, grâce à un comparse installé dans un cybercafé en Lettonie ou à Hongkong qui utilisera éventuellement une adresse temporaire sur des sites comme Gmail, parfaits pour opérer en toute discrétion. Puis revendre aussitôt ces droits en France, TVA incluse (19,6%). La taxe doit théoriquement être reversée à l’Etat, mais nos filous s’éparpillent illico dans la nature, l’argent s’évaporant sur des comptes offshore. Ou comment empocher 19,6% de bénéfices en moins de vingt-quatre heures… «La marge commerciale est gracieusement fournie par l’Etat», ironise un magistrat.
Des chauffeurs de taxi, des vendeurs de fringues, des secrétaires n’ayant jamais réalisé la moindre transaction financière se sont ainsi improvisés traders en CO2, à la tête de sociétés ayant pignon sur rue. Ils ont tous obtenu auprès du tribunal de commerce un extrait Kbis, qui énonce les caractéristiques de leurs entreprises. Tout est en ordre, même si ces boîtes ne sont le plus souvent que des boîtes aux lettres. «Naïveté ou idéologie libérale, il n’existe qu’une seule condition pour être enregistré comme trader : ne pas mentir sur son identité», souligne un juge d’instruction parisien. Tout le monde ou presque peut traiter sur le marché du CO2. «La quasi-absence de réglementation fait que les manœuvres frauduleuses sont peu nombreuses.»
Le manège durera plus d’un an, jusqu’en juin 2009, quand les autorités de plusieurs pays en réalisent l’ampleur. Dès novembre 2008, la Caisse des dépôts relève des anomalies et les signale à Tracfin (le service du ministère des Finances chargé de la lutte contre le blanchiment) : des traders revendent à perte de grandes quantités de CO2. Logique quand on connaît l’arnaque. Forts d’une marge de 19,6%, ils peuvent se permettre de la rogner afin de revendre plus vite et prendre la poudre d’escampette.
En janvier 2009, une réunion de crise se tient à Bercy. En juin, Eric Woerth, ministre du Budget, supprime la TVA sur le CO2, seule façon de tuer la fraude dans l’œuf. Mais les autorités auront lanterné neuf mois, durant lesquels l’escroquerie était à son comble. Selon Europol, «ces activités ont représenté jusqu’à 90% de tous les volumes échangés.» Dès la suppression de la TVA, les transactions se sont effondrées, d’abord en France, puis ailleurs, mais pas partout. D’après des écoutes où il est question de «nazis» et de «spaghettis», des fraudeurs français paraissent avoir persisté en Allemagne ou en Italie.
Des centaines de prévenus. Le volet jugé à Paris, portant sur 50 millions d’euros, comporte des scènes qui semblent sorties de la Vérité si je mens. Comme ce jeune homme se précipitant à la fenêtre en pleine perquisition : «Si la police t’attrape, tu jettes les papiers et tu nies qu’ils sont à toi», lui avait conseillé son oncle. On rit moins quand un autre, placé sur écoute, menace d’envoyer «des Chinois pour saucissonner» un partenaire récalcitrant. Des protagonistes ont été condamnés pour «extorsion de fonds» dans le cadre d’un «recouvrement forcé».
La justice française a préféré découper l’affaire en une dizaine de procédures pénales distinctes, au risque de se priver d’une vue d’ensemble permettant d’établir des passerelles entre les différents réseaux. Elle s’évite ainsi un procès de masse avec une centaine de prévenus qui aurait posé des problèmes logistiques et, surtout, qui n’aurait pas manqué d’être surnommé «Sentier III» (le premier concernait déjà une arnaque à la TVA, le deuxième aux banques), au risque d’éveiller des appétits antisémites, la plupart des protagonistes étant juifs. Comme dans les précédentes affaires du Sentier, l’une des têtes de réseau s’est réfugiée en Israël. L’Etat hébreu, généralement peu coopératif en matière judiciaire, a cette fois accepté de geler ses comptes bancaires, garnis de 19 millions d’euros. Mais pas de les restituer à la France. Un chef d’orchestre, incarcéré à la Santé, s’est vu confisquer son Aston Martin, son yacht de luxe et plusieurs biens immobiliers, mais il a eu le bonheur de concevoir un enfant en prison.
Si la fraude paraît simple, sa mise en œuvre est moins rose. La logistique nécessitant de nombreux transports en liquide pour amorcer la pompe en amont et recycler les fonds en aval, le milieu juif s’est associé à des bandes arabes d’Ile-de-France pour assurer sa sécurité, puis au grand banditisme. Un policier résume dans Marianne l’enchaînement fatal : «Les feujs [juifs, en verlan, ndlr] se sont unis avec des voleurs qui n’ont plus eu qu’une seule envie : les doubler. Porter une valise pleine de fric d’un coin à un autre, cela finit par donner des idées à tout le monde.»
Trois meurtres et un enlèvement. D’où une série de règlements de comptes liés au partage du butin. En janvier 2009, Serge Lepage, fils d’une figure du grand banditisme de la banlieue parisienne, est abattu dans l’Essonne. En avril 2010, Amar Azzoug, dit «Amar les yeux bleus», est assassiné dans le Val-de-Marne. Six mois plus tard, Sammy Souied, pilier d’une précédente arnaque publicitaire dont le butin fut blanchi dans les courses hippiques (Libération du 19 mars 2005), périt sous les balles porte Maillot à Paris.
Il n’y a pas toujours mort d’homme, mais tout de même. A l’automne 2010, un jeune vendeur de portables est enlevé pendant trois jours par des Ivoiriens. Pure coïncidence, il travaillait dans la même boutique qu’Ilan Alimi, torturé à mort en 2006 par le «gang des barbares» qui essayait d’extorquer une rançon, sous prétexte qu’un juif serait forcément riche. Cette fois, les kidnappeurs paraissent avoir le nez plus fin : ils présument que leur victime a participé au barnum du CO2. Sauf que ce n’était pas lui, mais son frère.
La fièvre du carbone semblerait avoir contaminé la police. A Lyon, le commissaire Neyret est écroué depuis octobre pour ses relations sulfureuses avec le milieu. Il avait été «tamponné» par un loustic qui a aussi trempé dans le CO2 et lui offrira un séjour au Maroc. A Paris, un haut responsable de la police judiciaire vient d’être muté, soupçonné d’échanger des informations avec des escrocs à la taxe carbone – «J’en donnais un peu pour en recevoir beaucoup», se défend-il. Juste avant d’être assassiné, Sammy Souied avait reçu d’un proche 350 000 euros en liquide – une «dette de jeu», jure ce dernier à Libération. Les tueurs ont négligé l’enveloppe, mais, semble-t-il, pas les policiers. Une fois revenue au commissariat, elle n’en contenait plus que 300 000.»