David Darts. Pirate Box, le partage sans le flicage

«Pirate Box, le partage sans le flicage.» Marie Lechner. Libération

«Bien que le peer to peer existe toujours, les internautes partagent peut-être moins volontiers leurs fichiers, de peur de tomber sous le coup de la loi ou d’être surveillés. La Pirate Box garantit la liberté d’échanger librement et en tout anonymat, sans être épié en permanence par les mouchards du Web.

Posée dans un lieu public, la Pirate Box crée autour d’elle un réseau autonome. Les gens qui recherchent un réseau wi-fi voient apparaître l’icône «Pirate box, share freely». Lorsqu’on s’y connecte, au lieu d’Internet, c’est une tête de mort qui s’affiche dans le navigateur. Et propose de tchater anonymement, de télécharger des documents, des musiques ou des vidéos, ou encore de déposer ses propres fichiers.

La Pirate Box ne comporte aucun outil permettant de tracer ou d’identifier les utilisateurs. «Si quelqu’un de mal intentionné, ou la police, saisit la boîte, il ne pourra jamais savoir qui s’en est servi», clame son inventeur, David Darts, responsable du département Art de l’université de New York. L’outil, facile à construire et à utiliser, tient dans une lunchbox métallique d’écolier. A l’intérieur, un routeur wi-fi, une clé USB et une batterie, l’ensemble tournant sur des logiciels open source.

David Darts a mis en ligne un guide pour fabriquer sa propre box, mettant gratuitement à disposition son logiciel. Toute une communauté de geeks a depuis affûté son système de communication mobile, le miniaturisant ou le déclinant pour transformer un portable, un smartphone ou une clé USB en Pirate Box (pour quelque 40 euros). Certains rêvent déjà de créer un réseau parallèle fait d’une série de Pirate Box interconnectées.»

http://daviddarts.com/piratebox/

Aram Bartholl. Dead drops, des fichiers fichés dans les murs

«Dead drops, des fichiers fichés dans les murs. Libération. Marie Lechner

«Dead Drops est un réseau peer to peer de partage de fichiers, mais au lieu de se déployer en ligne, il se manifeste en dur dans l’espace public sous la forme de clés USB cimentées dans les murs. Aram Bartholl, artiste berlinois, a débuté son projet en 2010, au centre d’art Eyebeam à New York, installant plusieurs clés afin que chacun y dépose ou télécharge des fichiers en tout anonymat, en y branchant simplement son ordinateur portable.

Dead Drops est une version actualisée de la «boîte aux lettres morte», caches discrètes utilisées par les espions pour échanger des infos secrètes. Aram Bartholl a mis en ligne un manuel invitant à propager les Dead Drops à travers le monde, selon le mot d’ordre «Uncloud your files in cement» («dé-nuager vos fichiers dans le ciment»), massivement suivi, à la surprise de l’artiste. Un site cartographie les emplacements des clés sur la planète entière : 1 088 Dead Drops ont été recensées, correspondant à 4 713 gigabytes, en Arménie, en Normandie, à Dakar, à Honolulu… On y trouve parfois le nom de son créateur ou son contenu, mais la plupart du temps, pour savoir ce qui s’y trouve, il faut se rendre sur place et débusquer le Dead Drop.

Certains les utilisent pour promouvoir leur musique, d’autres pour organiser des expositions. «Connecter son ordinateur sur une clé déposée dans l’espace public peut comporter des risques, mais finalement pas plus que lorsqu’on surfe en ligne», estime Aram Bartholl. Un dispositif low-tech qui rappelle aussi l’époque où se refiler des CD gravés de warez était le seul moyen de partager des fichiers.»

http://deaddrops.com/fr/

Rui Guerra et Davis Jonas. Uncloud donne réseau à tout le monde

«Uncloud donne réseau à tout le monde.» Marie Lechner, Libération, 25 février 2013

«Uncloud est un petit programme (pour Mac) à visée pédagogique qui permet à toute personne équipée d’un ordinateur de créer son propre nuage partagé, où que l’utilisateur se trouve. L’artiste et enseignant à la Royal Academy of Art de La Haye est parti du constat qu’il devient plus facile de transférer des fichiers d’un continent à l’autre (avec des services du cloud comme Yousendit ou Wetransfer) que de les envoyer directement d’un ordinateur à un autre. «On devient très vite dépendant de services web pour faire des tâches aisément réalisables par son propre ordinateur», explique-t-il, rappelant qu’«il n’y a pas de grande différence à l’heure actuelle entre un ordinateur personnel et un serveur».
Pour résister à cette inversion de la révolution de l’ordinateur personnel qui vise à transformer les ordinateurs en simple terminaux entièrement dépendants de service web externes (comme le Chromebook Pixel de Google), Rui Guerra et Davis Jonas ont développé Uncloud, un programme qui change les paramètres par défaut de votre ordinateur pour réveiller sa fonctionnalité dormante : créer un réseau ouvert sans fil et distribuer sa propre information.

L’application fonctionne comme un tutoriel, qui montre aux utilisateurs comment activer un réseau d’ordinateur à ordinateur et comment mettre en route un serveur web. Réalisé dans le cadre d’une commande du festival Artefact en Belgique et du project.arnolfini, plateforme artistique en ligne, l’application permet ainsi de partager une exposition avec les personnes à proximité tout en restant déconnecté d’Internet.»

www.intk.com/uncloud/

Mathias Jud et Christoph Wachte. Qaul.net

«Qaul.net, un Web bis de proche en proche. Par Marie Lechner

«Projet des artistes suisses Mathias Jud et Christoph Wachter, Qaul.net pose les bases d’un réseau de communication bis, totalement indépendant de l’Internet et des opérateurs téléphoniques. «Il n’y a plus de serveurs, de clients ou de routeur, chaque participant au projet Qaul.net est tout à la fois», expliquent les auteurs, actuellement en résidence à la Gaîté Lyrique à Paris, dont le projet s’appuie sur les réseaux «mesh» ou maillés.

Le logiciel interconnecte les ordinateurs, smartphones et autres supports mobiles via le wi-fi pour former un réseau spontané, de proche en proche, permettant d’échanger des messages textuels, des fichiers ou des appels vocaux. Qaul.net est diffusé «comme un virus», d’usager à usager. Lorsqu’on s’y connecte via un signal wi-fi, on accède au logiciel, en open source, à installer. On peut l’utiliser immédiatement et le passer à d’autres se trouvant à proximité. Le réseau fonctionne comme un téléphone arabe d’ordinateurs, où chacun est à la fois usager et relais. Pour un fonctionnement optimal, il faut une relative densité de participants.

Qaul est un terme arabe qui signifie opinion, discours, ou mot, il se prononce comme l’anglais «call». Les deux artistes Jud et Wachter ont imaginé cet outil suite au black-out égyptien, lors du printemps arabe, quand les autorités ont coupé l’accès à Internet durant huit jours, et à d’autres précédents en Birmanie, au Tibet, ou en Libye. Lauréat en 2012 du prix «next idea» décerné par Ars Electronica, Qaul.net peut aussi être activé en cas de catastrophe naturelle ou pour contourner un Internet menacé par les tentatives de régulation des gouvernements et les restrictions des fournisseurs d’accès.»

Oulou. Des maisons intelligentes auto-suffisantes

EcoFutur: Numérique, énergie, environnement, innovations: le magazine de l’économie en mouvement

Énergie: Oulu, fière de ses déconnectés (Mis à jour: )


Dans cette ville finlandaise, le test réussi de maisons autosuffisantes en électricité ouvre la voie à un autre modèle énergétique. Par GABRIEL SIMÉON Envoyé spécial à Oulu (Finlande)

«Le froid ne tempère pas l’innovation. A Oulu, ville finlandaise de 200 000 habitants, plus proche du cercle polaire que de la capitale Helsinki, les températures frisent parfois les – 40 °C. Et on a coutume de dire que si un concept marche ici, il fonctionnera forcément ailleurs. «Nous sommes pénalisés par le froid et la distance aux autres pays. Du coup, nous avons été naturellement obligés d’augmenter l’efficience de certains secteurs, comme ceux de l’énergie et de la construction», explique Juhani Anhava, consultant auprès du cabinet Pöyry spécialisé dans ces domaines.

Collectif.

Depuis vingt ans qu’on y pense «clean», la Finlande fait figure d’exception en Europe en matière d’efficience énergétique – consommer moins pour le même résultat – et de recours aux énergies renouvelables. En 2011, 33% de l’électricité produite dans le pays était d’origine «verte», moitié hydraulique, moitié bois. Et, tandis que 84% de l’énergie consommée par les foyers partait dans le chauffage, près d’un Finlandais sur deux était raccordé à un système de chauffe collectif géré au niveau communal.

Depuis 2001, l’Etat renouvelle tous les trois ou cinq ans sa stratégie à long terme en matière d’énergie et d’environnement. Avec des objectifs ambitieux pour la fin de la décennie. D’abord, tout nouveau bâtiment construit après 2020 devra être «passif» : comprendre que la moitié des besoins en énergie des occupants devra être produite sur place à partir de sources renouvelables. Ensuite, le pays compte stabiliser sa consommation électrique finale d’ici à 2020, puis la réduire d’au moins un tiers sur les trente années suivantes. Enfin, la part des énergies renouvelables devra atteindre 38% en 2020, avec un effort massif porté sur l’éolien – qui représente aujourd’hui moins de 1% de la production.

Oulu, présentée comme la «Silicon Valley de la Scandinavie du Nord», va encore plus loin dans le collectif que le reste du pays : 90% des foyers – ainsi que les rues piétonnes – y sont chauffés via les tuyaux gérés par la ville. A la fin de l’année, tous seront équipés d’un nouveau boîtier électrique qui optimisera la distribution d’énergie en fournissant une mesure plus précise de la consommation. Cela n’empêche pas une poignée d’ingénieurs et de scientifiques locaux d’imaginer partir dans une direction opposée. Pour eux, les logements pourront bientôt être temporairement coupés du réseau, voire 100% autonomes en énergie. Et ce, sans rogner sur le confort intérieur si cher aux Finlandais. Leurs idées sont testées grandeur nature depuis plusieurs années. Avec un certain succès.

Sauna.

A 12 km au sud d’Oulu, figé sous une épaisse couche de neige, l’écoquartier de Kempele est le pionnier de ces ensembles «off grid» (déconnectés du réseau électrique) finlandais. Depuis février 2010 et l’arrivée des premiers habitants, on y trouve dix grandes maisons avec leur jardin, une aire de jeu, un mini terrain de foot… et une centrale énergétique, qui produit suffisamment d’électricité et d’eau chaude pour subvenir aux besoins de la petite communauté. «Nous achetons des copeaux de bois que nous transformons en gaz au rythme de 3,5 m3 par jour, précise Jarno Haapakoski, directeur général de Volter, une société locale qui a fait de la fabrication de ce type de centrale sa spécialité. Une partie sert à chauffer l’eau circulant entre les maisons [où le chauffage s’effectue au sol, ndlr], l’autre est brûlée pour générer de l’électricité. Nous avons aussi une petite éolienne pour ajuster la production.» Adossé à ce système, un pack de batteries de 320 kWh permet de recueillir le surplus d’énergie produite pour faire face aux pics de consommation, et l’excédent d’eau chaude est stocké dans des réservoirs. Si la production venait à être empêchée, il y aurait assez pour alimenter le quartier pendant une journée.

La seule chose dont s’occupent encore les résidents est le bois destiné au sauna à fumée, véritable institution dans le pays où la majorité des maisons en sont équipées. «Il faut compter entre cinq et sept ans pour un retour sur investissement de ce système en Finlande, assure Jarno Haapakoski. Il reste bien moins onéreux que le réseau public !» En se référant aux statistiques officielles datées de septembre, se chauffer à partir de copeaux de bois revenait trois fois moins cher que d’utiliser l’électricité du réseau. Et cela restait toujours plus rentable que le chauffage collectif de la ville.

«Survivalistes».

Se débrancher du réseau… Un argument économique ? «Bien sûr ! s’exclame Klaus Känsälä, directeur de recherche au centre d’études techniques VTT d’Oulu. Construire un logement hors réseau n’est plus une question de sensibilité écologique, c’est surtout un moyen de faire des économies. Et ça, c’est un argument qui parle aux gens.» Pour l’heure, l’appartement autonome qu’il expérimente depuis plus d’un an dans son centre de recherche a tout pour séduire un couple de «survivalistes» en quête d’indépendance énergétique. Une éolienne de 10 m de haut imbriquée dans l’immeuble et 20 m2 de panneaux solaires disposés sur le toit fournissent assez de puissance (9 kW) pour couvrir, en temps normal, tous les besoins du logement. En cas de météo peu favorable ou de panne des installations, un pack de batteries AGM de 58 kWh assure l’approvisionnement pour trois jours supplémentaires. Chauffage, machine à laver, sauna et voiture électrique inclus !

Un des chercheurs et sa famille y résident depuis plusieurs mois. C’est en chaussettes que l’on pénètre dans ce trois pièces de 65 m2, la déco y est si minimaliste que l’éclairage saute aux yeux. L’appartement a été truffé de diodes électroluminescentes (LED), dix fois moins gourmandes en électricité. La luminosité s’adapte en fonction de l’occupation des pièces et de l’ambiance programmée. La nuit, en cas de besoin pressant, une rangée de LED placée à 10 cm du sol s’allume dès le premier pied posé par terre.

«L’habitation est autosuffisante toute l’année sauf en hiver où la production est fortement diminuée faute de soleil, concède Klaus Känsälä. Mais à cette période, il sera alors intéressant d’acheter l’énergie du réseau public.» La principale innovation de cet appartement test d’Oulu se cache dans le placard électrique, d’une simplicité trompeuse. Ici, un boîtier de contrôle «intelligent», programmable par Internet, optimise en temps réel la consommation du foyer en fonction de ses besoins, de sa propre production d’énergie et des réserves sur batteries. «Grâce à de tels systèmes, chacun pourra bientôt programmer l’utilisation ou non de ses appareils selon l’heure de la journée, tout couper au départ du dernier occupant, et surtout arrêter l’éolienne et le photovoltaïque quand il n’y en a pas besoin», assure le responsable du projet.

L’impossibilité de couper les installations quand la demande est faible est un problème que rencontrent, notamment en Allemagne, les producteurs d’énergies renouvelables, parfois contraints de payer pour écouler leur courant. «Les prix négatifs sont très rares, mais ils existent, en Allemagne comme en France, observe-t-on à l’Epex Spot, la Bourse de vente d’électricité à court terme. On constate régulièrement ce phénomène à Noël par exemple, au moment où la consommation industrielle est basse.»

Trading.

Pour Känsälä, le principal intérêt du boîtier est ailleurs : «Le réseau domestique sera synchronisé avec le réseau public et l’on pourra vendre de l’énergie quand les prix du marché seront hauts et, à l’inverse, en acheter lorsqu’ils seront bas.» Bienvenue dans un futur où chacun, à la fois producteur et consommateur, pourra réaliser de petites plus-values en stockant ou en écoulant son énergie. La mise reviendra alors à ceux qui auront les boîtiers les plus performants.

Mais avant que le trading haute fréquence d’électricité devienne la nouvelle norme, il faudra d’abord arriver à des tarifs variant quasiment chaque minute. Le prix de l’énergie étant bas en Finlande, «cela n’a pas d’intérêt pour le moment, note le chercheur. Mais si l’on se réfère à nos études, cela finira par arriver. Dès qu’il y a la possibilité de faire des bénéfices, les gens sont intéressés». Ce nouveau scénario énergétique vertueux pourrait se réaliser dans moins de cinq ans. Reste à voir s’il dépassera les frontières finlandaises.»

En 2020, les gamers sauveront le monde

De plus en plus de jeux vidéo misent sur l’intelligence collective pour résoudre les maux de l’humanité.Par MORGANE TUAL

Vous culpabilisez de passer des jours et des nuits sur des jeux vidéo ? Rassurez-vous : d’ici à 2020, jouer sera considéré comme une bonne action. D’un clic, un mouvement de manette ou un tapotement sur votre mobile, vous pourrez défendre l’environnement, nourrir des enfants démunis et même faire progresser la recherche. Des mondes virtuels au monde réel, il n’y a qu’un pas que les jeux vidéo commencent déjà à franchir. Avec un impact inattendu.

La preuve avec Foldit, une sorte de puzzle en 3D permettant de modéliser des molécules lancé en 2008. Ludique et addictif – contrairement aux apparences -, il a séduit des milliers de joueurs à travers le monde qui, en moins de deux semaines, ont réussi à modéliser la structure d’une enzyme liée au sida sur laquelle les chercheurs se cassaient le nez depuis quinze ans ! Un vrai coup de pouce à la recherche sur le VIH qui contribuera à la conception de futurs traitements.

Chaton.

Si Foldit met à profit l’intelligence collective de ses joueurs, d’autres, plus terre à terre, font appel à leur portefeuille pour changer le monde. World of Warcraft, jeu au succès planétaire, a ainsi mis en vente un chaton virtuel à 10 dollars au profit de la Croix-Rouge américaine. Et ça valait le coup : 2,3 millions de dollars (1,7 million d’euros) ont ainsi été récoltés.

Les plus fauchés peuvent se rabattre sur WeTopia, un jeu Facebook permettant de donner à des associations caritatives sans débourser un centime. Le but est de construire un village responsable et de récolter des «points de joie» convertibles en dons, bien réels, financés par les annonceurs du jeu.

Le simple fait de passer du temps à jouer peut donc permettre de soutenir de bonnes actions. Le potentiel est immense quand on sait que, chaque semaine, trois milliards d’heures sont passées devant des jeux vidéo… Un chiffre en constante augmentation. Mais insuffisant, si l’on en croit Jane McGonigal, chercheuse à l’Institute for the Future : «Si nous voulons résoudre des problèmes comme la faim, la pauvreté, le changement climatique, la guerre ou l’obésité, il faudrait atteindre vingt-et-un milliards d’heures par semaine d’ici la fin de la décennie», a-t-elle déclaré sans ciller face aux rires de son auditoire lors d’une conférence TED en mai 2012, rencontre annuelle de «propagateurs d’idées» organisée en Californie.

Car, en plus de lever de l’argent, les jeux vidéo amènent le joueur à réfléchir, progresser et innover. «On participe, on essaie, on échoue, on répète, on se dépasse : on prend plaisir à surmonter des obstacles. Le tout avec une récompense immédiate, ce qui est extrêmement gratifiant», explique Julian Alvarez, responsable de LudoScience, un laboratoire de recherche sur les jeux vidéo. Une énergie dont s’est emparée l’ONU : après avoir lancé Freerice, un quiz basique permettant de «récolter» des grains de riz pour les plus démunis, les Nations unies utilisent désormais le jeu de construction Minecraft pour aider les habitants des bidonvilles à s’impliquer dans l’aménagment du territoire en leur permettant de reconstruire leur quartier virtuellement.

Handicapé.

Le divertissement n’est donc plus l’unique objectif, en témoigne la multiplication des serious games, conçus pour sensibiliser le public à une cause. Spent, lancé par une ONG américaine, place le joueur dans la peau d’un parent célibataire expulsé de son logement avec 1 000 dollars en poche. Objectif : finir le mois. Un pari bien plus complexe qu’il n’y paraît, amenant à prendre des décisions difficiles. Et, in fine, à mieux comprendre la spirale de la pauvreté. Même démarche du côté d’Ubisoft, qui a développé Handigo avec Handicap International. Le joueur se met dans la situation d’un handicapé moteur qui doit affronter les obstacles du quotidien. «Nous pensons que le jeu vidéo est un média et qu’il peut contribuer à faire passer des messages», affirme-t-on chez le studio français.

Et pourquoi pas à sauver des vies ? C’est en tout cas le pari des autorités américaines qui viennent de lancer Disaster Hero, un jeu pour apprendre à réagir face à des catastrophes naturelles comme Katrina ou Sandy. Et qui sait combien de morts seront évitées grâce à Freedom HIV-AIDS, jeu pour mobiles consacré à la prévention du sida, téléchargé par des millions d’Indiens ?

Avec l’essor des téléphones portables, notamment dans les pays en développement, la planète comptera en 2020 plus d’1,5 milliard de joueurs réguliers. De quoi sauver plus que des mondes virtuels.»

Jeremy Rifkin : Créer un Internet de l’énergie

Jeremy Rifkin : «Créer un Internet de l’énergie» (Libération, )

L'économiste américain Jeremy Rifkin en septembre 2012.

L’économiste américain Jeremy Rifkin en septembre 2012. (Photo Semmy Demmou.)

Interview
Le futurologue américain prône une troisième révolution industrielle liant transition énergétique et technologies de l’information. Par LÆTITIA MAILHES Correspondance en Californie.
Président de la Fondation pour les tendances économiques (Foet), l’essayiste américain Jeremy Rifkin estime que l’Europe, France et Allemagne en tête, est la mieux placée pour dominer une économie postcarbone dont il dessine ici les contours.

Selon vous, une troisième révolution industrielle est en marche. Pourquoi et que va-t-elle changer ?

«Les grandes révolutions économiques interviennent toujours à la convergence de deux phénomènes. D’une part, l’émergence d’une source d’énergie qui accroît la complexité des relations économiques. D’autre part, une révolution des modes de communication qui permet de gérer cette complexité. Au XIXe siècle, la machine à vapeur a transformé l’imprimerie et la prolifération de l’imprimé a permis l’instauration de l’éducation publique. Au XXe, l’électricité, le téléphone, la radio et la télévision ont donné naissance à la société de consommation. Mais via des systèmes très centralisés.

Aujourd’hui, avec Internet et les énergies renouvelables, nous sommes à l’aube d’une troisième révolution industrielle marquée par la démocratisation totale des communications et de l’énergie. Deux systèmes décentralisés et collaboratifs, régis par une logique de croissance non plus verticale et hiérarchisée, mais latérale. Le nouveau paradigme est celui de l’économie distribuée, où l’entrepreneuriat est à la portée de chacun. L’impression 3D nous laisse imaginer ce que sera l’appareil de production décentralisé du XXIe siècle. Cela va remettre en cause profondément l’ordre établi capitaliste hypercentralisé du siècle dernier.

Que dire aux tenants de cet ordre établi ?

Le système actuel est cassé. Notre économie du carbone menace la pérennité des écosystèmes naturels dont nous dépendons. Le coût de production des énergies fossiles ne cesse de croître. Les infrastructures sont vieillissantes. Parallèlement, des millions de foyers et d’entreprises produisent déjà leur propre énergie, et leur nombre croît à mesure que le coût des infrastructures diminue. Or celui-ci va baisser de plus en plus, comme cela s’est passé pour les ordinateurs. Imaginez ce que cette énergie bon marché, abondante et produite à demeure va permettre, quand on sait que l’efficacité thermodynamique compte pour 84% de la productivité de nos économies industrialisées !

Aussi, notre message aux gros distributeurs de gaz et d’électricité est : au lieu de vendre autant d’électrons que possible, facilitez le déploiement du nouveau réseau énergétique décentralisé. Et payez-vous en facturant sa gestion et en prélevant un pourcentage sur les économies réalisées par vos clients.

Les politiques ont-ils conscience de cette révolution de l’énergie décentralisée ?

Les 27 membres de l’Union européenne se sont engagés en 2007 à bâtir les cinq piliers nécessaires à son développement. A savoir : atteindre 20% d’énergie renouvelable d’ici à 2020, décentraliser l’infrastructure énergétique en facilitant la création d’innombrables minicentrales électriques grâce au solaire, à l’éolien, au géothermique, à la biomasse, etc. Troisièmement, investir dans les technologies de stockage et donner la priorité aux piles à hydrogène. Créer un Internet de l’énergie pour transformer le réseau électrique centralisé actuel en une toile de microacteurs qui peuvent vendre et acheter leur électricité grâce aux technologies de l’information. Et, enfin, électrifier les transports, y compris les voitures individuelles, rechargeables sur ce réseau décentralisé. Rien ne se produira si ces cinq piliers ne sont pas développés simultanément.

Nous avons évalué que la «Feuille de route vers une économie à faible intensité de carbone à l’horizon 2050» de la Commission européenne nécessitera un investissement annuel des secteurs public et privé de 270 milliards d’euros, soit 1,5% seulement du PIB de l’Europe. J’espère ardemment que l’UE et la Chine, qui a officiellement adhéré aux principes de la troisième révolution industrielle, feront mieux que les Etats-Unis. Barack Obama y a encouragé des initiatives isolées, sans projet global : il n’en est rien sorti.

Où en est la France ?

Je conseille la région Nord-Pas-de-Calais pour établir sa feuille de route et je suis en pourparlers avec quatre autres régions. J’ai passé beaucoup de temps en France ces derniers temps à discuter avec les autorités publiques, le secteur privé et la société civile. Mon sentiment est que la situation évolue beaucoup plus vite chez vous que je ne l’avais imaginé. Je n’aurais pas dit cela il y a deux ans. Au niveau local, on veut aller de l’avant et on ignore les clivages politiques. Les moins de 40 ans, en particulier, sont mûrs pour un vrai changement économique, social et politique. Ils en ont assez de cette crise qui les laisse impuissants. A l’échelle nationale, la France, comme l’Allemagne, maîtrise mieux que quiconque les technologies de l’énergie et des logistiques de transport.

Ces deux pays ont donné naissance à l’Europe grâce au pacte sur l’acier. Ils ont aujourd’hui les moyens d’offrir un second souffle au rêve européen. Les chefs d’entreprise avec qui je parle comprennent cela. Par exemple, Bouygues vient de transformer son siège parisien, la tour Sequana, en un modèle de minicentrale électrique solaire. C’est prometteur.

Etes-vous optimiste ?

Je le suis prudemment. J’observe une évolution encourageante des mentalités. Mais il faut faire cette troisième révolution industrielle maintenant. Je ne sais pas si nous en serons capables à temps. Nous devons d’abord élargir notre conscience collective à la biosphère. Je ne vois pas de plan B. Si nous loupons le coche, si nous jouons de malchance, nous signerons notre extinction future au cours de ce siècle.»

Frédéric Kaplan. Humanités Digitales.

«Des outils numériques du présent pour densifier le passé». Le Temps, 23 février 2013
Propos recueillis par O. D.

«Il est le premier professeur en «humanités digitales» en Suisse. Frédéric Kaplan a été nommé en été 2012 à cette chaire nouvellement créée à l’EPF de Lausanne – d’autres devraient suivre en 2013 et 2014 aux Universités de Lausanne et Berne. Formé comme ingénieur en robotique et intelligence artificielle à l’Université Paris-VI, il a ensuite travaillé chez Sony. Agé de 38 ans, il est l’auteur d’ouvrages sur les relations entre les humains et la technologie.

Le Temps: Qu’entend-on par «humanités digitales»?

Frédéric Kaplan: L’idée est d’appliquer les savoir-faire des technologies de l’information aux questions de sciences humaines et sociales (SHS). Cela ne fait qu’une dizaine d’années que l’on appelle cette démarche «humanités digitales», mais elle correspond à une dynamique aussi ancienne que l’informatique; les premiers ordinateurs ont déjà été exploités pour indexer des textes. Depuis une décennie, les chercheurs en SHS sont de plus en plus nombreux à utiliser de grandes bases de données. Peu à peu, ils ont commencé à mettre en commun certaines méthodologies d’organisation numérique de leurs ressources: ils se sont mis à discuter des manières de coder tel fait historique incertain, de documenter une source, d’utiliser des systèmes de stockage des informations. Ils se sont alors aperçus qu’ils apprenaient tout autant, voire davantage, aux conférences sur les «humanités digitales» que lors des colloques de leurs disciplines respectives; les SHS sont encore plus segmentées que les sciences naturelles. Aujourd’hui, ce sont des projets interdisciplinaires d’ampleur qui commencent à être discutés.
Dans mon laboratoire, une de mes priorités est de développer des technologies permettant de mieux prendre conscience du «temps long»: l’explosion actuelle des informations nous donne l’impression de vivre dans un éternel présent. Or il est possible de digitaliser et structurer des archives vastes et disparates, à partir desquelles on peut, avec les mêmes techniques numériques, reconstituer et ausculter précisément le passé.

– Comment procéder, sachant qu’il faut s’accommoder de sources souvent lacunaires, éparpillées voire contradictoires?

– C’est ce que j’appelle le problème du «champignon informationnel». Si le temps est représenté verticalement et la quantité d’information disponible horizontalement, nous pouvons considérer que les données sur le monde contemporain (pour beaucoup déjà numérisées) sont déjà foisonnantes, et qu’elles sont de moins en moins riches au fur et à mesure que nous reculons dans le temps. Pour élargir la base de ce champignon, nous pouvons numériser des documents existants. Ils sont très nombreux sur les 200 dernières années, et encore assez importants depuis l’invention de l’imprimerie. Puis, pour le pied du champignon et les données les plus anciennes, nous pouvons extrapoler à partir des données existantes et «simuler» les données manquantes.
Par exemple, un carnet de bord d’un capitaine de navire vénitien indique bien plus qu’un itinéraire particulier: il informe sur les routes commerciales d’une époque. De la même manière, une gravure représentant une façade vénitienne décrit plus que cet unique bâtiment: elle nous renseigne sur les «grammaires architecturales» utilisées jadis. Les historiens extrapolent très souvent de cette façon, direz-vous. Notre démarche est simplement plus formelle et systématique.

– Comment gérez-vous l’incertitude liée à ces simulations?

– C’est le cœur du défi scientifique de projets comme la Venice Time Machine. Il s’agit de raisonner dans des espaces où se côtoient des incertitudes de natures très diverses (fiabilité des sources, erreurs d’interprétations, extrapolations basées sur de fausses hypothèses, erreurs dues aux procédés de digitalisation). Or, depuis cinquante ans, les sciences de l’information n’ont cessé de développer des approches pour justement raisonner dans des mondes incertains et a priori peu prévisibles (calculs probabilistes, logique floue, apprentissage artificiel, etc.). Des méthodes qui n’ont jusque-là pas reçu assez d’attention en histoire. La rencontre de ces approches formelles et des mondes historiques incertains promet de grandes découvertes.

– Cela permettra-t-il de vraiment «reconstituer» le passé?

– Face à un document historique, nous procédons en deux étapes. Nous modélisons d’abord ce que nous appelons «l’espace documentaire» associé à ce document: origine et nature de la source, information sur son auteur présumé, ou son éventuel traducteur. Nous formalisons ensuite l’«espace fictionnel» créé par ce même document: il regroupe les informations fictionnelles sur des personnes, des lieux et des événements. Ce n’est alors que par la «jointure» d’espaces fictionnels émanant de divers documents que nous pouvons progressivement produire un passé «probable». Une conséquence est qu’il n’y a évidemment pas un passé – pas une organisation de Venise –, mais de multiples mondes possibles dont nous tâchons d’évaluer la plausibilité. La reconstruction de Venise que nous proposerons ne sera qu’une parmi des milliers d’autres et nous devrons, dans l’idéal, donner accès à cette riche diversité.

– Quel est le sens profond de la démarche: faire revivre la culture et le passé, façonner une nouvelle forme d’humanisme?

Grâce à Twitter ou Facebook, vous pouvez aujourd’hui passer votre vie à vous intéresser à l’infinie richesse du présent. A tout moment, vous pouvez décider de vous balader dans les rues d’une ville quelconque grâce à Google Street View. Avec ces outils, vous vous réveillez le matin et vous sentez que le monde a tourné; vous percevez d’un coup cette extraordinaire «mondialité», plutôt que mondialisation, pour reprendre le terme de  l’écrivain Daniel de Roulet. Le présent est si passionnant qu’il y a le risque d’un déficit attentionnel vers le passé, tant celui-ci reste difficile d’accès. En l’espace de dix ans, l’ère digitale a développé une extension spatiale massive de notre voisinage géographique. L’un des objectifs des humanités digitales est de rendre le passé aussi intéressant que le présent. De montrer, avec ces outils numériques, qu’il a, potentiellement, la même densité. Et qu’on peut le regarder sous divers angles, avec des questionnements propres à chacun, de la même manière que des services de recherche comme ceux proposés par Google ne fournissent pas une explication du monde, mais des réponses à nos questions.

– Si on pousse cette logique, sera-t-il encore nécessaire de préserver le patrimoine, puisque celui-ci aura
été entièrement numérisé?

– Plus que jamais. Le patrimoine est toujours en danger. Les récents événements autour des manuscrits détruits à Tombouctou nous le rappellent. La digitalisation ne permettra en aucun cas de se passer du patrimoine. Elle ouvre la voie à de meilleures restaurations ou des mises en valeur, mais il suffit de se pencher sur ces deux dernières décennies pour remarquer que quantité de données numériques ont été perdues, ou ne sont plus lisibles et exploitables. Nous sommes encore dans une situation où la conservation pérenne de données digitales sur des supports fiables est un problème non résolu.
Aujourd’hui, les stratégies les plus efficaces consistent à pragmatiquement enregistrer à intervalle régulier les données dans des nouveaux formats. Nous devons nous interroger sur ce qui constitue alors un original; la meilleure manière de le pérenniser reste de le retranscrire régulièrement. Nous retrouvons d’ailleurs ici de vieilles interrogations…

– On sent les enjeux scientifiques et pédagogiques derrière cette démarche. En quoi sont-ils importants
pour l’Europe en particulier?

– L’Europe est la mieux placée mondialement pour être en pointe dans les humanités digitales: il y a ici une
histoire millénaire, riche et complexe, les meilleures spécialistes de ce passé et le multilinguisme comme culture profonde. De très bonnes recherches similaires se font aussi en Amérique du Nord, notamment à l’Université de Stanford. Et la Chine développe ses propres programmes, pour le moment tournés vers la modélisation de son histoire millénaire. Mais si l’Europe se donne les moyens d’investir maintenant ce champ de recherche, elle peut devenir le leader pour les cinquante ans à venir. La réussite passera aussi par des programmes éducatifs ambitieux. Il s’agit de former une nouvelle génération de «digital humanists», capable d’apprendre et de faire des projets sur le terrain en contact direct avec le patrimoine. Où ailleurs qu’en Europe pourrait-on apprendre mieux ces nouveaux savoir-faire?

– Au fait, vous utilisez l’anglicisme «digital» plutôt que «numérique» pour qualifier ces humanités. Une forme d’internationalisation?

– En parlant d’humanités «digitales» plutôt que «numériques», certains pensent que nous commettons en
anglicisme. Pourtant, le terme «digital» est un terme riche, polysémique, qui, en plus de désigner les grandes transformations de notre époque, est lié à la culture du doigté, du savoir-faire manuel. Le terme «numérique» est à l’inverse pauvre, disant simplement que tout se traduit en 0 et 1.
Sans être aucunement des tenants de l’impérialisme anglo-saxon à l’EPFL et à l’Université de Lausanne, nous préférons «digital». Et nous sentons que, depuis la Suisse, ce terme commence à s’imposer dans la
francophonie.