In Libération du jour rubrique Rebonds pp. 20-21
« Les résultats terribles des élections européennes ne sont pas un coup de tonnerre dans un ciel serein. Ils sont une étape particulièrement inquiétante d’une dérive qui s’est accélérée depuis quelques mois. Le Front national en est, certes, le bénéficiaire politique le plus inquiétant. Mais il doit aussi son succès à des déplacements vers des thématiques réactionnaires qui ont lentement modifié l’espace médiatique et l’atmosphère du monde intellectuel.
Cette dérive nous projette dans une situation politique exceptionnelle sur laquelle personne ne peut plus fermer les yeux, où l’initiative appartient entièrement à une droite entraînée vers ses extrêmes, suscitant un mouvement de panique qui n’épargne pas la gauche. Dans cette situation, l’extrême droite est parvenue à réoccuper deux positions stratégiques, longtemps distribuées entre la gauche et la droite, dont l’association avait fait sa fortune dans les années 30. D’un côté, celle de l’ultraconservatisme et de la xénophobie qui sont ses terrains d’élection ; de l’autre, celle d’une critique qui se prétend «radicale», dirigée contre le néolibéralisme, au nom de la défense du peuple et en invoquant l’Etat. Cette association fonde le rejet de l’Europe, identifiée à ses institutions bruxelloises, qui peut être indissociablement motivée par la fermeture des frontières contre «l’invasion migratoire» et par le «patriotisme économique» au nom du peuple.
La défense du peuple, opprimé par les puissants, constitue, pour un discours qui se veut critique, le thème mobilisateur par excellence. L’intelligence politique de l’extrême droite a consisté toutefois, dans ce cas, à remodeler le thème classique de l’exploitation, qui avait servi de base au mouvement ouvrier, en le réorientant par référence à une autre figure, dont la tournure paraît moins entachée de marxisme, à savoir celle de la représentation. Le «vrai peuple de France» aurait été jeté aux oubliettes par «la gauche bien-pensante», c’est-à-dire par les «bobos» qui auraient porté au pinacle une nouvelle «classe dangereuse», composée d’un ramassis d’étrangers, de racailles et de marginaux sans morale, notamment pour leurs orientations et conduites sexuelles.
Dans cette dérive à droite, la «morale» ne cesse d’être invoquée. Elle prend désormais la forme de la décence, du respect, de la courtoisie, de la galanterie et, surtout, de la politesse, toutes ces vertus naturelles aux «braves gens» qui les mettent en œuvre dans le cadre de leur vie quotidienne. Ces dernières trouvent leur fondement dans un sens inné des limites auxquelles se confronte toute vie humaine quand elle tient vraiment compte de ces attachements indépassables qui dérivent de l’appartenance à un sexe, à une nation, à une patrie, à une famille, à une tradition, bref, à tout ce qui fait que «l’on est chez nous». Mais sans doute cette redécouverte de la morale, entendue comme politesse, n’aurait-elle pas recueilli une aussi large écoute si elle n’avait bénéficié de son association avec un autre thème qui a joué un rôle majeur dans les argumentaires de l’extrême droite, et qui est celui de l’insécurité. Et cela par le truchement de l’association entre politesse et civilité. L’une des caractéristiques de ce discours moralisateur est de ne se fonder sur rien d’autre que sur la référence à l’évidence, qui s’est exprimée notamment lors des manifestations contre le mariage pour tous et contre la «théorie du genre». Par une sorte de tautologie, est moral ce à quoi le peuple est attaché, et le peuple est vraiment un peuple parce qu’il a des attachements qui sont la source de «valeurs», méritant, à ce titre, le respect de tous.
Le thème de l’identité est venu, lui, au-devant de la scène au cours de la dernière décennie, non pas seulement dans les mouvances politiques d’extrême droite, mais aussi au sein de la droite classique, et également dans le monde intellectuel. Il est particulièrement inquiétant du fait qu’il se trouve associé à une montée de la xénophobie. Les «immigrés» sont supposés envahir la France. Désignés à la vindicte comme présumés musulmans, ils mettraient en péril, par leur présence grandissante, l’identité «malheureuse et malmenée» de la Nation, et seraient le vecteur d’un «grand remplacement» marquant l’effondrement de «notre» civilisation sous les coups de l’islamisme.
Cette défense du peuple opprimé, à la fois par les riches et par les «étrangers de l’intérieur», n’est pas en soi une figure nouvelle. Elle a constitué, depuis la fin du XIXe siècle, le socle historique et quasiment la raison d’être de la droite nationaliste, et l’un des terreaux principaux de l’antisémitisme. Il n’est donc pas étonnant de voir aussi remise au goût du jour une identification qui avait été autrefois au centre de l’idéologie de l’Action française et plus généralement de la «droite révolutionnaire», entre différentes espèces de «parasites» – les «profiteurs des hautes classes», les métèques et les juifs – confondus dans une même entité. Il lui fallait un nom lapidaire et facile à retenir : ce fut «le système».
La conscience d’être plongés dans un monde où les mots, tels que «peuple», «valeur», ou «morale», «n’auraient plus de sens» parce qu’ils auraient «perdu leurs significations partagées» est sans doute l’un des symptômes les plus marquants de l’inquiétude qui précède les grandes crises sociales et politiques. Une des premières tâches à laquelle des intellectuels sont aujourd’hui confrontés consiste donc à se réapproprier un langage détourné, et au premier rang le terme de «peuple». Les débats les plus abstraits en apparence, voire les plus abscons, ont, avec les situations politiques qui les environnent, des relations complexes où il est souvent difficile de distinguer ce dont ils sont le reflet de ce qu’ils contribuent à faire advenir. C’est ce que l’on appelle avec lassitude «l’esprit du temps». Mais quand cet esprit prend le tour qu’on lui voit adopter actuellement, il devient urgent de le constituer en objet majeur d’enquête et d’analyse critique, c’est-à-dire de faire, pour parler comme Michel Foucault, une «ontologie de l’actualité».
C’est, pour des intellectuels, la façon la plus immédiate de chercher à infléchir une situation politique dont ils subissent les effets dans l’atmosphère délétère dont la vie quotidienne du pays où ils vivent et travaillent se trouve nimbée, et à laquelle ils peuvent réagir aussi de multiples autres façons – comme on dit «en tant que citoyens». »
Dernier ouvrage paru: Vers l’extrême: extension des domaines de la droite, Dehors, mai 2014