Jeremy Rifkin. Marier les technologies d’Internet et les énergies renouvelables.

«Marier les technologies d’Internet et les énergies renouvelables» (Pour François H. et Eva J…) D’où parle Rifkin*?
Interview de l’essayiste et économiste, par Christophe Alix, in Libération ce jour. «Rifkin était à Paris pour le lancement de son dernier essai, la Troisième Révolution industrielle. Il y détaille ses solutions pour sortir de l’ère des énergies fossiles et renouer avec une croissance durable. Il y enterre l’ordre ancien, celui d’avant l’Internet, et trace la perspective d’une société plus ouverte dans laquelle nos rapports aux pouvoirs seront transformés.»

 
«Quel est le fil conducteur de la troisième révolution industrielle ? Mes recherches depuis trente ans m’ont amené à cette conclusion : lorsqu’un nouveau système énergétique rencontre une nouvelle technologie de communication, il se produit une transformation radicale à l’échelle de l’histoire. Cette transformation bouleverse non seulement l’organisation économique de la production et des échanges mais aussi la manière d’exercer le pouvoir et jusqu’aux relations humaines. Un nouveau récit collectif peut alors émerger.

Parlez-nous de cette rencontre… Sa matrice, c’est la fusion des technologies de l’Internet et des énergies renouvelables. La première révolution industrielle avait vu converger la machine à vapeur et le charbon avec l’imprimerie. La seconde fut celle du mariage de l’électricité avec le téléphone puis la radio et la télévision. Celle que nous vivons nous donne l’opportunité de sortir d’une double impasse économique et écologique : l’épuisement d’un modèle de croissance, fondé tant sur les énergies fossiles que sur le pétrole, et le réchauffement climatique qui menace notre planète. Nous avons la technologie et le plan d’action. Aurons-nous assez de lucidité pour lancer celui-ci à temps ?

La crise actuelle serait donc énergétique, on n’en sortira pas tant que l’on n’aura pas effectué cette transition… Peu l’ont vu mais son déclenchement remonte à juillet 2008, lorsque le cours du pétrole a atteint le record de 147 dollars le baril. Nous avons alors atteint le «pic de la mondialisation». Ce renchérissement du coût de l’énergie a entraîné une hausse des prix de tous les produits et s’est traduit par un effondrement du pouvoir d’achat. La crise financière, soixante jours plus tard, n’a été qu’une réplique, une deuxième onde de choc. Vue sous cet angle, l’explosion des dettes publiques et privées est la conséquence de l’essoufflement de la deuxième révolution industrielle, celle du pétrole abondant et bon marché.

Si le diagnostic de la crise n’est pas bon, les réponses données le sont-elles plus ? On aura beau se désendetter tout en essayant de produire toujours plus de richesses – c’est le cas en 2012 par rapport à 2008 -, on fera face à des alternances de phases de reprise et de rechute de plus en plus rapprochées. Chaque nouveau cycle de croissance viendra buter sur ce mur des 150 dollars le baril. On peut réformer le marché du travail et réguler le monde de la finance, cela ne servira à rien si l’on n’a pas un plan pour croître durablement.

L’Europe n’est-elle pas le continent le plus avancé dans cette transition ? Nous avons identifié cinq piliers qui en font l’ossature et c’est vrai que l’Europe, surtout l’Allemagne, n’a pas attendu la crise pour se lancer. Le premier est le passage aux renouvelables avec 20% d’énergie propre d’ici à 2020 et 85 à 95% en 2050. Le second concerne la transformation de tous les bâtiments en microcentrales productrices d’énergie. Il y en a 191 millions en Europe, c’est un chantier susceptible de créer des millions d’emplois et d’entreprises. L’Allemagne, qui s’est fixée de parvenir à 35% d’énergie verte d’ici à quelques années, a déjà un million de bâtiments équipés et a créé 250 000 emplois dans ce secteur. Le troisième pilier, le plus difficile à maîtriser, c’est le stockage de cette énergie intermittente.

Mais personne ne produira assez d’énergie pour être autonome. Comment la mutualise-t-on ? Grâce à l’Internet, l’énergie créée sera partagée de la même manière que l’information en ligne aujourd’hui. Quand des millions d’immeubles produiront localement une petite quantité d’énergie, ils pourront vendre au réseau leurs excédents et acheter ce qui leur manque grâce à ce partage coopératif et décentralisé. A long terme, l’énergie deviendra quasi gratuite et l’accès à ces services l’emportera sur la propriété pour devenir le moteur essentiel de l’économie. Le dernier pilier concerne les transports avec le passage à des véhicules électriques ou à pile à combustible capables de vendre et d’acheter de l’électricité sur un réseau intelligent.

A quelles conditions ce plan peut-il fonctionner ? Ces cinq piliers doivent être mis en place simultanément, sinon leurs fondations ne tiendront pas. Pour ne l’avoir pas compris, l’administration Obama est en train d’échouer dans l’économie verte malgré les milliards de dollars investis. Elle raisonne en «silo», sans connecter entre eux ces piliers.

En quoi cette transformation va-t-elle révolutionner la société ? La nouvelle matrice de communication et d’énergie distribuée va impulser une réorganisation complète de nos économies avec le passage d’un pouvoir hiérarchique et vertical à un pouvoir latéral et horizontal, de pair à pair pour reprendre l’analogie avec l’Internet. Il deviendra anachronique de raisonner en termes de droite et de gauche. La nouvelle ligne de partage passera de plus en plus entre ceux qui pensent en termes de collaboration, d’ouverture et de transparence et ceux qui s’accrochent au vieux modèle industriel déclinant et qui pensent en termes de hiérarchie, de barrières et de propriété.

Le nucléaire a-t-il encore un avenir ? Aux antipodes de cette production partagée, l’atome est une énergie centralisée par essence qui cumule bien trop de handicaps pour représenter une alternative. Il n’a jamais été propre à cause de ses déchets radioactifs et reste une petite source d’énergie à l’échelle mondiale. 400 centrales fournissent 6% de l’énergie dans le monde et, pour passer à 20% – le seuil minimal pour avoir un impact sur le réchauffement -, il faudrait construire trois centrales par semaine d’ici à 2031 ! C’est techniquement impossible et inconcevable politiquement depuis Fukushima.

Quel est le lien entre la difficulté de la France à rentrer dans cette nouvelle ère et la place qu’y occupe le nucléaire ? Le nucléaire incarne le vieux modèle industriel centralisé et le retard de la France est largement lié à sa prégnance culturelle sur vos élites. C’est très différent avec l’Allemagne dont le système fédéral est déjà en soi un pouvoir distribué et partagé. Votre modèle centralisé qui était un atout hier est devenu un handicap. Mais je ne veux pas croire que la patrie de Jean Monnet, qui a insufflé la vision d’une Europe politique sans laquelle le paquet «énergie – climat» de 2008 par exemple n’aurait jamais vu le jour, ne peut pas réussir cette transition autant culturelle qu’énergétique.

N’êtes-vous pas un grand utopiste ? Optimiste sans doute, utopiste, non. Je ne propose pas une panacée qui guérira la société de ses maux ni une utopie qui nous conduira vers la terre promise. C’est un plan pragmatique pour tenter la traversée jusqu’à une ère postcarbone durable. S’il y a un plan B, je ne le connais pas.»

* in Wikipédia on lit:
«J. Rifkin a conseillé la Commission européenne et le Parlement européen. Il a également conseillé le Premier ministre espagnol José Luis Rodríguez Zapatero quand il était Président de l’Union européenne. Il a aussi été conseiller de la chancelière allemande Angela Merkel , du Premier ministre portugais José Socrates, du président Nicolas Sarkozy et du Premier ministre slovénien Janez Janša lors de leurs présidences respectives du Conseil de l’Europe, sur les questions liées à l’économie, au changement climatique et à la sécurité énergétique. Rifkin travaille actuellement avec les responsables européens pour aider à façonner à long terme une troisième révolution industrielle pour l’Union européenne.»


Comme en «illustration», en bas de page de cet article,  le dessin de Willem