Dans un grand hôpital d’Ile-de-France

C’est une machine qui tourne. Un hôpital d’Ile-de-France un rien impersonnel. On entre, on sort rapidement. Pavillon ouvert, pavillon surtout fermé, mais tout se mélange. Le lieu se veut pro. C’est la psychiatrie au travail, vaille que vaille.

Là, on s’est habitué à la présence du juge, qui dans les dix jours doit statuer sur les hospitalisations sous contrainte. Une histoire de patient parmi d’autres. C’est un homme qui, en ce début d’été, a jeté ses affaires par la fenêtre, la police a été appelée. «Dieu lui parle, il a un grand délire, a noté la psychiatre qui l’a accueilli. Il est arrivé ici dans l’après-midi, il est aussi polytoxico, sous méthadone, un peu de cannabis. La famille ne peut pas se déplacer, mais elle était d’accord pour qu’il soit hospitalisé.» Quand il arrive, l’homme est apaisé, mais avec un tableau agité. Au bout de quelques jours, il est devenu menaçant, parlant de colère divine. «Imprévisible, au début, il a été mis dans une chambre fermée» , poursuit la psychiatre. En chambre d’isolement, il va y rester près de deux semaines. Il est mis, aussi, en contention, avec un traitement injectable. Il a 42 ans, deux frères. «Ici, on n’aime pas trop la contention», dit le psychiatre qui en prescrit pourtant régulièrement.

Brigitte, l’infirmière, raconte : «Dans un premier temps, il était dans une chambre fermée, on tenait à peu près, puis il est devenu agressif, mais surtout imprévisible. Cela montait en puissance, puis une fois il a forcé la porte, on l’a mis en contention. Cela ne me pose pas de questions, c’est pour son bien, on attend que cela se tasse, pour pouvoir travailler avec lui.» Un patient, puis un autre. Il y a trois chambres d’isolement, qui sont toujours occupées. Ce type de fonctionnement est finalement accepté par tous. La mère du patient dira juste : «On m’a dit qu’il était dans une chambre fermée, que voulez-vous que je fasse ?»

Dans quatre semaines, le patient sortira de l’hôpital, avec un traitement. Et un rendez-vous au centre médico-psychologique (CMP).

A la clinique de La Borde (Loir-et-Cher)

«Heureusement, il y a les malades», lâche le Dr Michel Lecarpentier, psychiatre à La Borde. Ces mots, qu’il jette comme ça, sont comme un rayon de soleil.

Car aujourd’hui, dans le monde de la folie, on a parfois le sentiment que les malades dérangent, qu’ils sont de trop, qu’il vaut mieux les mettre dans des chambres d’isolement, voire les attacher, «pour leur bien» évidemment. Bref, le sentiment que ce serait tellement mieux si les malades rentraient dans les cases et répondaient parfaitement aux traitements médicamenteux.

Mais voilà, ce n’est pas le cas partout. Le château de La Borde, près de Blois, transformé depuis 1953 en clinique psychiatrique, est le lieu repère de ce que l’on a appelé la psychothérapie institutionnelle qui allait façonner jusqu’à récemment toute l’organisation de la psychiatre française. En cet été 2015, cela va plutôt bien. Jean Oury, psychiatre emblématique de l’après-guerre, est mort il y a plus d’un an, et nombreux étaient ceux qui redoutaient le pire pour le devenir de ce lieu, porté de tous côtés par son fondateur. D’autant qu’avec lui, c’est toute une génération d’aventuriers de la folie qui disparaissait. «Mon père, note sa fille, Yannick Oury, ne parlait jamais de sa mort, mais il avait tout préparé.» Tout continue, presque comme avant. Une centaine de patients – pour la plupart atteints de psychoses – déambulent dans le grand parc. Un hôpital de jour a été créé. Et comme le veut la psychothérapie institutionnelle, les résidents sont partie prenante de la vie, avec le club, mais aussi les assemblées générales qui jalonnent le déroulent de la semaine.

Il y a quelques années, le Dr Oury était en guerre contre l’administration qui lui imposait d’en finir «pour des questions d’hygiène» avec cette cuisine qui tournait avec les malades. «On me demande de fermer la cuisine de La Borde, parce qu’elle n’était pas aux normes, nous disait-il. Mais que savent-ils, ces messieurs, de ce qui se passe quand des malades font la cuisine, et servent, et mangent avec les soignants.» Avec force, il ajoutait : «C’est la mode des séjours courts, et c’est criminel. La schizophrénie, c’est une maladie chronique. La vie, c’est chronique.»

Aujourd’hui, les choses se sont apaisées. Marino Pulliero, le directeur de La Borde, gendre d’Oury, a joué avec habileté. Un modus vivendi a été trouvé entre les exigences administratives et la vie si particulière de ce lieu. La Borde ne perd pas d’argent. «Jusqu’à quand ? Je ne sais pas, se demande le directeur, car si l’on continue à baisser chaque année notre prix de journée, cela deviendra problématique.»

Dans le grand parc, il n’y a toujours aucune barrière, juste des arbres.

A l’hôpital psychiatrique de Brumath

«Donner du pouvoir aux malades.» C’est le dernier courant, venu des pays anglo-saxons dans les années 80 : il a démarré avec les associations de malades en opposition avec la psychiatrie classique. Et repose sur la notion de «rétablissement» en psychiatrie. Souvent critiqué en France, ce concept est centré sur la vie sociale du malade. «Cette nouvelle approche réintroduit de manière militante, la notion d’espoir dans le monde de la psychiatrie», explique Tim Greacen, australien d’origine, chercheur en santé mentale à l’hôpital Maison-Blanche près de Paris, et surtout militant de longue date de «la voix des patients».

Avec Emmanuelle Jouet, chercheuse en psychologie, ils font des formations sur le «rétablissement» à travers toute la France. «On voit beaucoup de services de psychiatrie, complètement noyés par les problèmes de leurs patients. Petit à petit, ils ne voient plus les malades que comme des malades. L’idée du rétablissement est de casser cette fatalité et de s’appuyer sur ce qui va bien chez le malade. On lui donne les moyens de se défendre, de vivre avec l’empowerment, et de se construire sur sa force.»

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Bref, leur donner les moyens de vivre. «Mais il faut aussi essayer de remettre les malades dans la ville, s’occuper de leur logement, du travail. Il faut en finir avec ce monde de douleurs et sans espoir», insiste Tim Greacen. Des formations entre trois et cinq jours. «Et toujours, on fait nos formations avec des usagers formateurs.» Près de Strasbourg, ils étaient ainsi une cinquantaine : infirmiers, assistantes sociales, éducateurs, mais comme souvent peu de psychiatres. L’Europe a financé un projet de formation sur 16 sites. «Ce mouvement a conduit à une véritable transformation de l’offre de soins, aux Etats-Unis, au Canada, Royaume-Uni, Australie, Nouvelle-Zélande», insiste Tim Greacen. En France, cela débute. Et des équipes, comme à Lille, à Marseille ou à Strasbourg, s’en inspirent fortement.

Le plus grand établissement de France

C’est un seul hôpital psychiatrique. Enorme, comme jamais dans l’histoire. L’agence régionale de santé d’Ile-de-France a validé la création de la communauté hospitalière de territoire (CHT) parisien pour la psychiatrie. Elle comprend trois hôpitaux (Sainte-Anne, Maison Blanche et Perray-Vaucluse) et deux établissements associés (hôpitaux de Saint-Maurice et ASM 13). Et à ces structures de soins sont rattachés l’ensemble des secteurs de psychiatrie générale parisiens et plusieurs services universitaires. Au final, l’air de rien, c’est la naissance du plus gros hôpital psychiatrique ayant jamais existé en France. Il regroupe tous ces gros asiles créés à la fin du XIXe siècle.

De quoi s’inquiéter ? «Il ne faut pas se leurrer, l’objectif est un objectif de protection économique, pour éviter que les hôpitaux psychiatriques ne disparaissent», analyse le Dr Alain Mercuel, qui préside la communauté médicale de Saint-Anne à Paris. Et il défend ce nouveau mastodonte : «Les choses peuvent être améliorées quand on est ensemble. […] A quoi bon avoir quatre DRH ? En mutualisant la logistique, on a tous à y gagner». Il avoue : «Mais nous n’avons pas le choix, avec une augmentation du budget de zéro, si on veut conserver les postes de soignants, il faut économiser ailleurs.»

La pédopsychiatrie à l’agonie

L’homme est fatigué, lassé. Le Dr Hervé Bentata dirige le vaste secteur de pédopsychiatrie de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), rattaché à l’hôpital Delafontaine. «On n’en peut plus, raconte-t-il, déjà que nous sommes très limités, on nous demande désormais d’assumer le déficit global de l’hôpital. Résultat, je ne vois pas comment certaines de nos structures pourront continuer, avec la fin des vacataires. Les professionnels se découragent, craquent, partent et sont rarement remplacés». Perspectives sombres.

Cela fait près de dix ans qu’Hervé Bentata dirige ce secteur, dans un des départements les plus précaires de France. C’est plus de six mois d’attente pour une consultation dans un centre médico psychologique. «Ce qui est inquiétant, c’est aussi le faible nombre de places pour les enfants en grandes difficultés, notamment les enfants souffrant d’autisme très sévère. On met des années à en trouver.» L’équipe a fait le calcul : 400 familles renvoyées en détresse avant que les structures de soins ne puissent les accueillir et les écouter. Dans ce département, le taux de natalité a augmenté de 30 % en trois ans, alimentant une demande croissante, dans une précarité extrême. «La prise en charge tardive va à l’encontre des dépistages précoces recommandés», insiste une pédopsychiatre. «On est coincés, poursuit le Dr Hervé Bentata. On est pris dans une logique administrative qui nous étouffe. Les petites économies traquées partout par l’hôpital vont occasionner de grands drames chez nous. On nous dit de mutualiser les psychologues, mais c’est déjà le cas. On fait face à une méconnaissance profonde de notre travail.»

A l’Agence régionale de santé (ARS) de l’Ile-de-France, l’équipe a été reçue. «Ce sont des gestionnaires, or on ne peut pas être géré comme on le fait actuellement, qui amène à tout homogénéiser. Ce n’est pas possible, il faut prendre en compte l’environnement social», analyse une psychologue qui va démissionner.

En Seine-Saint-Denis, il n’y a aucune structure privée, aucun psychiatre en libéral, encore moins de pédopsychiatres. «Il n’y a que nous, insiste le Dr Bentata, comment vont faire les enfants, les parents ?»

Eric Favereau