août 2011

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3 September–27 November 2011. Witte de With Center for Contemporary Art
Witte de Withstraat 50
3012 BR Rotterdam
http://www.wdw.nl/event/melanchotopia-en/

«Witte de With’s Melanchotopia is an exhibition that invites more than forty international artists to work with private and semi-public venues in the city-center of Rotterdam—places where people live, learn and work—to activate their potential as spaces for ideas, debate and invention. The exhibition addresses the very fundamental question: What makes a city livable? With this project, we invite the inhabitants of Rotterdam and their guests to join us in exploring new ways of experiencing public life today.
From large-scale interventions to very simple gestures, Melanchotopia supports a range of artistic practices that go beyond the classic approach of displaying art in public space. Transcending traditional venues for public art, the show reaches out and provokes dialogue by inserting art in everyday contexts: in supermarkets, offices, schools. By deliberately choosing such familiar environments, the project reiterates the vital role that art can play in shaping a thriving civil society.
Working with the existing dynamics of the city, Witte de With reveals the many layers of daily life in Rotterdam, creating a rich framework for subjective encounters. Melanchotopia is an exhibition about the multiple individual realities of Rotterdam, a city that seems to be on hold, caught between its past and its future: filled with nostalgia for the pre-war city, while waiting for the completion of the utopian future, which is perpetually stalled in unfinished developments and reconstructions.»

Interview de Pierre Rosenvallon, historien, professeur au Collège de France et où est installée aussi l’équipe qui travaille autour de lui à la production du site La Vie des idées, http://www.laviedesidees.fr/rattachée à l’Institut du Monde Contemporain. Recueilli par Sylvain Bourmeau, Libération, 27 août 2011.

«Q.: Vous portez le diagnostic d’une crise de l’égalité, quels en sont les symptômes ?
P.R.: D’abord l’accroissement spectaculaire des inégalités de revenus et de patrimoines. Depuis la fin du XIXe siècle, les pays industrialisés avaient mis en place à travers des politiques sociales et fiscales tout un ensemble de mécanismes correcteurs des inégalités. La crise prend la double forme d’une décomposition de cet Etat-providence et de régression du prélèvement fiscal progressif. Avant l’arrivée de la gauche au pouvoir, en 1981, le taux marginal supérieur de l’impôt sur le revenu [le niveau de taxation de la tranche d’imposition la plus haute, ndlr] était de 65% ; il est aujourd’hui de 41% ! Ce recul s’observe partout. Il est, par ailleurs, à rapprocher de l’accroissement spectaculaire des rémunérations les plus élevées. Dans les années 70 toujours, Peter Drucker, le pape du management d’alors, conseillait aux grandes entreprises de ne pas dépasser des écarts de rémunérations allant 1 à 20 – et cela correspondait d’ailleurs aux pratiques de l’époque. Aujourd’hui, on observe des écarts de 1 à 400 dans les entreprises du CAC 40 ! Mais il ne s’agit pourtant là que de l’une des dimensions, arithmétique, de la crise de l’égalité. Il existe aussi une crise sociale de l’égalité, plus profonde encore.

Q.: Qu’entendez-vous par là ?
P.R.: Je veux parler de tous les mécanismes de décomposition du lien social. Cette crise se manifeste par l’ensemble des formes de sécession, de séparatisme, par le déclin de la confiance encore. On voit aussi ressurgir la figure très XIXe siècle du rentier. C’est de nouveau le passé qui tend à gouverner le présent, comme le dénonçait Balzac. Nous nous retrouvons dans une société où ce n’est plus le travail qui fait le niveau de vie, mais l’héritage, le capital accumulé. La crise de l’égalité est donc celle d’un modèle social. Comme historien, ce retour au XIXe me frappe, il me renvoie, par exemple, au roman de Disraeli, Sybil, dans lequel deux nations hostiles commencent à se former dans l’Angleterre victorienne, les riches et les pauvres vivant sur deux planètes. Toute l’histoire du mouvement ouvrier est liée à la lutte contre ces phénomènes de séparatisme et de sécession. Il devient extrêmement urgent de changer de focale pour réaliser que ce sont bien les conditions de formation du lien social qui sont aujourd’hui en jeu, et que cela ne se réglera pas par de simples ajustements.

Q.: Comment expliquer le délitement progressif de l’idée même d’égalité ?
P.R.: L’idée d’égalité fut le cœur des révolutions démocratiques modernes, aux Etats-Unis comme en France. Il s’agissait de créer une société d’égaux dans laquelle chacun est respecté, dans laquelle les individus sont considérés comme des semblables, dans laquelle chacun se voit donner les moyens d’être indépendant et autonome, dans laquelle chacun participe à égalité au monde commun. Loin d’être secondaire, l’égalité sociale était l’idée matrice de ces révolutions. Son recul progressif s’explique par plusieurs raisons. J’en vois au moins deux de type historique. La peur fut d’abord l’un des grands vecteurs des réformes du XIXe. Les forces sociales naissantes ont évidemment joué leur rôle, mais elles furent aussi acceptées par la droite pour essayer de contrer la montée en puissance des partis socialistes. Bismarck sera le premier à dire qu’il fallait faire des réformes sociales pour éviter des révolutions politiques. Jusqu’à la chute du mur de Berlin, ce réformisme de la peur a joué un rôle fondamental pour justifier la lutte contre les inégalités. Aujourd’hui, les peurs collectives renvoient à l’insécurité, au terrorisme. Ce sont des peurs négatives qui ne produisent aucun lien social, mais au contraire un Etat autoritaire coupé de la société.

Q.: Quelle est l’autre explication historique ?
P.R.: Les épreuves partagées, bien sûr. La Première Guerre mondiale a joué un rôle très important dans ce que les historiens ont appelé la nationalisation des classes ouvrières en Europe. La Seconde, après laquelle a émergé un modèle keynésien-redistributeur. Mais il y a d’autres facteurs proprement sociologiques et culturels, peut-être plus importants encore. Notamment la montée en puissance de ce qu’on appelle de manière très générale le néolibéralisme. Il a justifié le démantèlement de l’Etat-providence (même s’il est encore résilient) et la réduction des impôts. Mais ce néolibéralisme a aussi correspondu à des formes d’attentes sociales. Il a deux visages : destruction d’un monde commun, mais aussi reconnaissance d’un certain nombre de droits. Les individus ont fini par accepter tacitement des formes de destruction du monde commun, regardant surtout la contrepartie de l’accroissement de leur marge de liberté individuelle. Cela s’est lié à la mise en avant de la figure du consommateur. L’Europe s’est d’ailleurs significativement développée à partir des années 1980 comme la grande institution de défense de cette figure du consommateur. Or le consommateur ne se définit pas dans un lien avec autrui, mais par le fait qu’il peut choisir entre trois opérateurs téléphoniques ! C’est un individu diminué, a-social.

Q.: Cela renvoie aussi à ce que vous proposez d’appeler paradoxe de Bossuet…
P.R.: «Dieu se rit de ceux qui déplorent les conséquences de faits dont ils chérissent les causes», disait-il. Il y a presqu’une quasi-unanimité sociale pour considérer que les inégalités actuelles sont insupportables, mais en même temps les mécanismes qui produisent ces inégalités sont d’une certaine façon globalement acceptés. Si l’on entend des critiques sur les salaires des PDG qui ne renvoient clairement pas à des éléments de mérite, c’est moins le cas pour les rémunérations des stars du football par exemple, qui semblent davantage «méritées». Au fond, l’idéologie du mérite s’est partout imposée, porteuse d’un consentement silencieux à une partie des mécanismes producteurs des inégalités. Un bon indice : dans le monde intellectuel, depuis vingt ans, toute la réflexion sur les inégalités et la justice a porté sur la bonne distribution des richesses entre les individus. Mais il s’agit aussi d’organisation du monde commun. Les théories de la justice se contentent de se demander quels sont les écarts acceptables entre individus quand nous devrions aussi nous interroger sur ce qui constitue un monde commun. Voilà pourquoi, dans ce livre, je propose de changer de point de vue, et de parler de société des égaux. C’est d’une forme sociale qu’il faut discuter, pas seulement d’une forme de distribution.

Q.: Comment est-on passé de la notion d’égalité à celle d’égalité des chances ?
P.R.: L’égalité des chances est au cœur de la doctrine méritocratique. Et si elle présente une part de validité, elle ne saurait fonder seule une vision sociale. Pour instaurer une véritable égalité des chances, il faudrait d’ailleurs aller extrêmement loin. Une vision radicale de l’égalité des chances présupposerait une véritable désocialisation de l’individu, afin de le soustraire au poids du passé et de l’environnement. Pendant la Révolution française, certains avaient proposé en ce sens d’ériger des maisons de l’égalité dans lesquelles tous les enfants seraient élevés en commun jusqu’à ce qu’ils atteignent l’âge de travailler ! Cette philosophie impliquerait aussi logiquement l’interdiction de tout héritage – c’était au XIXe la position des saint-simoniens, champions d’alors de l’égalité des chances. La conséquence logique est en retour de faire accepter toutes les inégalités produites par la suite. Ce qui explique la vision inégalitaire et hiérarchique du monde des saint-simoniens. On ne peut donc pas fonder une vision sociale progressiste sur cette théorie de l’égalité des chances. Elle peut nourrir des politiques sociales ponctuelles, mais ne peut pas être le pilier philosophique d’une vision de la société progressiste.

Q.: Cette société progressiste, vous la qualifiez de monde des égaux…
P.R.: Parler de société des égaux, c’est montrer que l’égalité ne se résume pas à sa dimension arithmétique, même si, bien sûr, elle est essentielle. Il y a trois dimensions fondamentales dans l’égalité. C’est d’abord un rapport social, cela concerne les positions des individus les uns par rapport aux autres. Tocqueville parlait de société des semblables : tous les individus sont les mêmes (ce contre quoi les visions racistes chercheront toujours à revenir en arrière). Cette idée est fondamentale, mais aujourd’hui l’individualisme de la similarité n’est pas suffisant car chacun ne veut pas simplement être quelconque. L’individualisme de la similarité consistait à dire : au fond, si les hommes sont vraiment semblables, ils ne se distingueront plus. Or, aujourd’hui, chacun veut au contraire se distinguer des autres. Se singulariser. C’est pourquoi l’un des fondements d’une société des égaux, c’est la reconnaissance de la singularité, que chacun puisse être reconnu et protégé dans sa singularité. Mais il n’existe aujourd’hui que des formes dévoyées de cette singularité démocratique, exprimées sur un mode communautaire, ou participant à l’inverse d’une aversion aristocratique pour les masses. Faute de pouvoir être un véritable individu parce qu’on est méprisé dans la société, on va se réfugier au sein d’un groupe identitaire. L’égalité doit permettre d’être considéré pour soi et non pas assigné à un groupe en étant qualifié de Noir, de banlieusard, d’homosexuel… Une société des égaux doit faire de l’idée des constructions des singularités une sorte d’utopie positive.

Q.: Vous distinguez une deuxième dimension de l’égalité
P.R.: C’est l’égalité en tant que principe d’interaction entre les individus. Sur ce point, toute la science sociale a oscillé entre deux visions. D’un côté, l’idée du choix rationnel, de l’homo œconomicus, selon laquelle les individus sont gouvernés par leurs intérêts. De l’autre, des théories qui insistent sur la coopération, comme, par exemple, Kropotkine, le fondateur de l’anarchisme. Dans l’Entraide, son livre paru au début du XIXe siècle, il affirmait que la coopération était au fondement du comportement humain. Et l’on voit aujourd’hui de plus en plus de théories de l’altruisme ou de la bonté se développer. Certains déduisent par exemple de la façon dont se comportent les singes bonobos que les individus seraient naturellement altruistes et coopératifs. Je pense en fait que les individus ne sont ni simplement des calculateurs rationnels ni tout bonnement altruistes : ils sont réciproques. Parce que la réciprocité, c’est, comme l’égalité dans le suffrage universel, la règle qui peut mettre tout le monde d’accord. Or nous sommes aujourd’hui dans des sociétés en panne de réciprocité. Parce qu’il n’y a pas de visibilité. Quand on voit que les petites entreprises paient plus d’impôts que les grandes, que les charges fiscales ne sont pas équitablement réparties… Il ne s’agit pas de sociétés réciproques. Pourtant, la construction d’un monde réciproque est une chose fondamentale.

Q.: Troisième dimension de l’égalité ?
P.R.: L’idée que l’égalité est construction d’un mode commun. C’est ce que j’appelle le principe de communalité. Déjà Sieyès expliquait au moment de la Révolution française que multiplier les fêtes publiques et les espaces publics, c’était produire de l’égalité. Parce que l’égalité, c’est un monde dans lequel chacun rencontre les autres. Ce n’est pas simplement un rapport individuel, mais un type de société. J’ai été frappé, comme beaucoup, de lire dans Hommage à la Catalogne les pages dans lesquelles George Orwell décrit ce qu’il ressentait alors dans la ville de Barcelone : un type de rapport social dans lequel personne ne cirait les bottes des autres, où il y avait une forme d’égalité dans l’échange, où l’on avait à faire des choses en commun.

Q.: Singularité, réciprocité et communalité, sont donc selon vous les trois facettes de l’égalité ?
P.R.: Ces trois principes sont aussi pour moi les fondements d’une société des égaux. Ils peuvent servir de base à un projet social très largement accepté. Nous sommes à un moment où il nous faut impérativement réactualiser les révolutions démocratiques d’origine, qui ont été mises à mal par le développement du capitalisme, par les épreuves des grandes guerres mondiales, les affrontements idéologiques Est-Ouest… C’est urgent, car nous sommes en train de renouer avec les pathologies les plus terribles du lien social. Les formes d’inégalités croissantes, mais aussi la xénophobie, le nationalisme renaissant. Comme historien, je suis frappé de voir le discours des années 1890 revenir en force à travers les mouvements d’extrême droite et néopopulistes en Europe. Des journaux avaient pour titre «La défense du travail national» au milieu des années 1890 ; lorsque Barrès publie son premier livre pour les élections, en 1893, il le titre Contre les étrangers…Faute de penser l’égalité comme lien social démocratique, elle se dégrade dans ses pires falsifications, confondues avec l’homogénéité et l’identité.

Q.: La gauche a-t-elle, de ce point de vue, une responsabilité particulière ?
P.R.: Aujourd’hui, la gauche a pour mission de ne pas se réduire à être celle qui corrige à la marge, ou même de façon plus importante, les inégalités de revenus. Elle ne doit pas se fixer simplement pour objectif d’agir au niveau européen pour l’adoption de régulations économiques et financières plus fortes. Elle doit viser à reconstruire la culture démocratique moderne. Voilà le véritable objectif du moment 2012.

Q.: Le Parti socialiste parle d’égalité «réelle», qu’en pensez-vous ?
P.R.: Préciser égalité «réelle», c’est reconnaître qu’il y a effectivement quelque chose d’épuisé dans la langue de caoutchouc habituelle. Mais il ne suffit pas d’un épithète flatteur. Le vrai langage politique doit donner un sens à ce que vivent les gens, un sens imagé. Or le terme d’égalité réelle reste abstrait. Quand on regarde le document du Parti socialiste, on n’y voit pas de ligne directrice, mais un catalogue de mesures diverses, dont un certain nombre sont certainement très bonnes, des mesures fiscales, sur le rôle de l’école, etc. On peut éventuellement gagner les élections avec un catalogue – si l’on a en face un adversaire médiocre -, mais on ne change pas la société sans une philosophie sociale et politique. Et le but de la gauche doit bien être de changer la société. Et pas seulement, contrairement à ce que certains pourraient considérer comme un objectif suffisant, de nous débarrasser du régime actuel.»

La lecture particulière de Marcela Iacub.

«Le dernier livre de Pierre Rosanvallon, la Société des égaux, est salué par la presse de gauche avec un enthousiasme unanime. Voici un auteur qui nous propose des remèdes radicaux pour en finir avec les inégalités, les ghettos et les mécanismes d’exclusion qui gangrènent les pays démocratiques depuis quelques décennies. Un auteur qui sait que faire. Or, il suffit de lire attentivement cet essai pour comprendre que le problème qui le hante n’est pas la férocité du capitalisme actuel, mais la puissance de la démocratie. Car c’est de cette dernière que serait né le mal sociétal qui nous accable, et dont les inégalités économiques ne seraient que l’une des multiples manifestations.
Certes, Pierre Rosanvallon ne lie pas d’une manière mécanique l’enfer économique à l’essor des libertés individuelles et à la participation accrue des citoyens, les deux traits les plus saillants des démocraties contemporaines. Ce que l’auteur prétend, c’est que ces dernières n’ont pas su créer de règles susceptibles de structurer la société, ce qui les a rendues incapables de se protéger contre les ravages de la nouvelle ère capitaliste. Et si l’on veut renverser la tendance, il faudrait que le peuple souverain ne continue plus à se tromper, à faire n’importe quoi avec sa liberté.
La voie la plus adaptée que Rosanvallon trouve pour y arriver est la mise en place d’une révolution juridique dont le but serait de transformer l’amas d’individus déboussolés, isolés, indifférenciés, égoïstes que nous sommes en un peuple, une communauté. C’est ce qu’il appelle faire corps, vivre ensemble, refonder la société. C’est, une fois purifié, assaini, sorti de cette décadence, que le citoyen démocratique sera enfin capable de produire des règles justes et rationnelles. Comme si pour exercer ses prérogatives de souverain, pour faire un bon usage de sa liberté, il devait être «traité», guéri, soumis au préalable à cette révolution quasiment thérapeutique. Les nouvelles règles devraient s’attacher à combattre les deux grands maux qui sont comme le symbole même de nos pathologies sociétales.
Le premier est celui de l’indifférenciation entre les individus, les genres, les positions à laquelle Rosanvallon oppose une politique des singularités. C’est pourquoi il prône, par exemple, que les allocations sociales ne soient pas octroyées selon des standards généraux, mais que l’Etat puisse «pénétrer la vie des individus» afin de contrôler, de la manière la plus intime qui soit, leurs parcours. Et c’est son aversion pour l’indifférenciation qui le pousse à s’opposer à toute politique qui pourrait entraîner l’effacement des différences entre les genres, comme pourrait l’être, par exemple, la fin de la mention du sexe à l’état civil ou la «libre disposition» de celui-ci par les minorités transsexuelles. Le second mal à combattre est la séparation, le schisme, le refus d’une vie commune avec les autres membres de la société. Or, s’il commence par fustiger les séparatismes des riches et à dénoncer celui des pauvres, il transpose ensuite les mêmes jugements négatifs aux communautarismes culturels et à toutes les formes de «schismes» sociaux ou individuels si libres, si intéressants, et si pacifiques soient-ils. En vérité, c’est toute la politique des droits et des devoirs qui devrait selon Rosanvallon être révisée et soumise à sa thérapeutique politique.
A ses yeux, les règles qui ordonnent nos comportements devraient non seulement tenir compte de la cohésion sociale, mais instituer le social lui-même au lieu de servir à des intérêts égoïstes. Ainsi, l’on devra interdire certains comportements parce qu’ils nuisent non pas à d’autres individus ou aux intérêts de l’Etat, mais à cette chose sacrée qu’est la maille nous unissant les uns aux autres dans une même société. Or, le problème de ces règles est que non seulement elles sont liberticides pour les individus, mais qu’elles ne pourraient pas être transformées par les assemblées souveraines car elles soutiennent, supportent la société. Ce que ce livre cherche à nous expliquer, c’est donc que si nous voulons en terminer avec les inégalités économiques, il faut que nous le payions avec nos libertés individuelles et politiques, c’est-à-dire, en affaiblissant le régime démocratique. Et l’absurdité aussi bien politique que pratique d’une telle proposition permet de soupçonner que, loin d’être le problème prioritaire, les inégalités économiques sont, pour Pierre Rosanvallon, plutôt l’occasion de promouvoir l’avènement d’une société paternaliste et autoritaire.
Or, les rapports entre les inégalités économiques et le renforcement de la démocratie sont problématisés d’une manière parfaitement inverse par le mouvement des Indignés. A leurs yeux, la misère économique est ce qui prouve, entre autres, que les libertés du citoyen ne sont pas assez étendues, et qu’il faut que nos démocraties approfondissent nos pouvoirs de délibération et de participation. Certes, vous pouvez penser que c’est Pierre Rosanvallon qui a raison et non pas les Indignés, et c’est votre droit. Mais promettez- moi au moins que le jour où vous serez arrêté pour «séparatisme» ou condamné pour «indifférenciation», vous penserez, ne serait-ce qu’un instant, à ces propos à contresens.»

Entretien entre Staro et Ricœur faisant suite à la conférence de Ricœur «Vraie et fausse angoisse». in Entretiens avec Jean Starobinski, Lire, écouter, parler, écrire, 2 CD (voir plus bas). Ricœur lancé et relancé par Staro retourne l’angoisse comme un gant de manière assez extraordinaire, —démonstration patente de type inframince, celle d’un recto-verso inhérent à cette notion, une opposition dos à dos entre angoisse et corps physique total qui s’y coltine, y riposte. Le même retournement de type inframince est fait sur la notion de masque (inframince au pseudonyme-comble de l’identité), dans le post précédent. Avec dans les deux cas, un troisième élément qui se surajoute, qui flotte autour  du duo inframince, le met en apesanteur élégante (la mélancolie dans le post précédent, l’ennui dans celui-ci), une sorte de ménage à trois que charrierait toute notion, tout concept, hors dialectique.

Transcription
«J.S.: […] Définir l’angoisse à son niveau le plus simple. Qu’est-ce que l’angoisse à son niveau fondamental, le plus bas?
P.R.: Le mot important est le niveau. Si nous nous posons trop massivement le problème de l’angoisse, nous pouvons très grossièrement la distinguer de la peur en disant que nous avons peur de quelque chose de précis que l’on pourra relativement définir, tandis que l’angoisse plonge dans une sorte de vide, indéterminée, puis reflue sur moi en me menaçant totalement. Mais quand j’ai dit cela, je n’ai pas dit grand chose encore. C’est pourquoi nous pourrions peut-être utilement démembrer le problème en quelque sorte, en dissociant une série de plans, de niveaux d’angoisse. Nous avons intérêt à partir le plus bas possible, parce que nous aurons déjà à un niveau élémentaire les traits généraux de l’angoisse. C’est évidemment l’angoisse de la mort qui donne comme la basse continue de toutes les autres formes de l’angoisse. Dans cette angoisse de la mort, ne se détache-t-il pas une certitude qui est celle de notre existence, celle de l’existence de notre corps, fut-il menacé? Oui, précisément et c’est là la fécondité spirituelle de l’angoisse. Elle me contraint de réévaluer ce que je suis. Dans le cas de la menace de mort, par exemple, je me sens totalement menacé, mais en même temps, je suis amené à réévaluer mes raisons de vivre et ce sont ces raisons de vivre qui me donnent, si je puis dire un vouloir vivre.
J.S.: Et ce vouloir vivre est-il d’abord une raison, ou n’est-il pas au niveau le plus élémentaire quelque chose d’inconscient?
P.R.: Inconscient. Je pense que les forces de la vie sont évidemment ordonnées, organisées, en dessous du niveau de la conscience. Mais ce qui est remarquable chez l’homme —je ne dirai pas cela de l’animal— c’est que la vie dans son unité ne se rassemble qu’au moment d’une part où elle est menacée, où elle devient totalité menacée mais au moment où elle riposte avec tout son bagage d’affirmation.
Autrement dit, je n’affirmerai pas que la vie soit un instinct pour l’homme; il y a des instincts humains, mais très embrouillés, et ma vie doit en quelque sorte tailler son chemin à travers cette mer compliquée d’instincts discordants.
J.S.: Vous parlez de chemins, mais un chemin se définit par le sens où il va. Est-ce que dès l’instant où nous posons le sens d’un chemin pour sortir de cette première angoisse élémentaire, nous ne posons pas déjà le second niveau que vous évoquiez hier.
P.R.: En effet, parce que si j’essaie d’évaluer mes raisons de vivre, j’essaierai peut-être d’abord, de les trouver dans un certain souci de l’hygiène mentale, d’être un homme équilibré, d’avoir réduit le plus possible en moi les conflits et je chercherai donc dans les ressources d’une conscience isolée de quoi riposter à l’angoisse. Mais c’est justement un des faits les plus curieux de la civilisation moderne, c’est que ce soit dans les civilisations les plus stables, les plus protégées contre les menaces extérieures, que surgit à la faveur d’une sorte d’ennui de civilisation, un fond de détresse purement psychique qui n’a rien à voir avec la mort, qui est un caractère beaucoup plus psychologique, je ne dis pas que l’ennui soit l’angoisse, mais certainement que l’ennui véhicule l’angoisse.»

Jean Starobinski. «Le masque»
in Entretiens avec Jean Starobinski, Lire, écouter, parler, écrire, 2 CD http://www.editionszoe.ch/

«Jean Starobinski, professeur à l’université de Genève, fut très engagé à la fois dans son enseignement où il savait éclairer le présent par le passé et dans la vie citoyenne, notamment lors des Rencontres Internationales de Genève, initiées dès l’immédiat après-guerre pour donner la parole aux penseurs impliqués dans la reconstruction européenne et capables, contre toute attente, de maintenir un dialogue entre l’est et l’ouest, et en maintes autres occasions fournies par l’actualité, qu’elle soit universelle, suisse, romande ou genevoise. Dans les enregistrements donnés ici à entendre, vous découvrirez l’engagement du critique pour lequel tout se joue entre la raison – avec ses exigences d’ordre et de clarté – et la passion vive. Il transmet, par le biais des œuvres d’art, les nécessités de la vie intérieure, imagination comprise, sans lesquelles la vie n’est qu’un leurre ou une très mauvaise farce. Starobinski est la séduction faite voix, non pour vous mener perdre, mais pour vous donner à bien vivre et le monde et vous-même.»

Transcription [les trois voies de la notion de masque]
J. S.: «[…] Le recours au masque, le moyen de fasciner, de séduire les autres, qui à l’époque se manifestait dans les régimes de type nazi ou fasciste par ce masque par excellence qu’est l’uniforme, le défilé. Il y a toute une conduite de fascination et même d’hypnotisation par le masque qui m’intéressait à l’époque, ce qui fait que je me suis engagé dans une recherche des conduites masquées, une analyse des conduites masquées, après tout il n’y a pas que les collectivités qui se masquent, il y a aussi des individus qui se masquent. Ceci m’a conduit à examiner d’assez près les pseudonymes de Stendhal, les conduites masquées d’un Stendhal, cela fait partie de la politique de l’individu face aux autres, dont il désire déjouer l’hostilité.
Q.: […] Stendhal a une valeur exemplaire, mais est-ce que chaque homme porte un masque, se camoufle?
J. S.: Je crois qu’il faut dater la conduite de Stendhal et le recours aux pseudonymes chez Stendhal, c’est un comportement  qui caractérise l’individu du romantisme naissant, l’individu qui a pris conscience de son moi, de l’opposition entre son moi et les autres, qui tient son moi pour précieux et qui désire le protéger. Le masque et le pseudonyme, c’est une arme à la fois défensive et offensive mais derrière laquelle se cache la conscience de soi et la volonté de s’imposer aux autres.
Je ne généraliserai pas, je ne crois pas que la conduite pseudonymique de Stendhal soit universalisable. Elle a son insertion socio-historique très  nette. C’est la raison pour laquelle, le problème du masque ne me paraît pas être un problème éternel ou non daté. C’est une possibilité éternelle de l’homme, mais qui change de signification selon les cultures, les époques, les moments historiques.
Q.: D’autres exemples de masque?
J. S.: Il n’y a pas que le masque que l’on revêt. Il y a aussi une attitude courante aujourd’hui  et qui prend naissance, il est difficile de voir où elle prend naissance, car on la trouve déjà cette attitude dans l’antiquité, c’est la dénonciation du masque, c’est l’attitude du soupçon, du grief qui consiste à récuser les apparences, à déclarer qu’elles sont trompeuses, qu’il faut chercher derrière la grimace, la vérité de l’homme, derrière le sourire ou la séduction, une vérité différente. Cela peut très rapidement conduire aux théories que les théologiens formaient au 17e et 18e siècle de la fausse conscience. Bourdaloue dit que nous nous formons une conscience selon nos intérêts et nos désirs. Et puis il y a tout le courant qui se plaît à arracher des masques ou des idéologies pour mettre à nu sous le masque, sous l’idéologie, une réalité sous-jacente, une infrastructure. Vous voyez que cela conduit très loin, cette analyse du masque, soit que le thème soit pris par son côté offensif (le port du masque, la conduite de celui qui s’est masqué) soit que le thème soit pris par son côté négatif ou critique, le refus du masque, la défiance à l’égard de ce qui se présente à nous sous une forme masquée.
Or ma découverte, c’est que le refus du masque, la dénonciation du monde comme un théâtre, comme un jeu de masques et de vains masques, c’est le propre du mélancolique dans la tradition littéraire.
Dans As You Like It, celui qui développe admirablement le thème du monde masqué et qui prend, qui éprouve une distance invincible à l’égard de ce monde masqué, c’est Jacques  et c’est le type même du mélancolique. Si vous poursuivez l’enquête, vous vous apercevrez que le mélancolique c’est le type humain que la tradition culturelle fixe dans l’attitude de refus du monde, et le monde est refusé parce qu’il n’est fait que de mines, que de grimaces et cette dénonciation, quand c’est Montaigne qui la porte, il l’attribue délibérément, consciemment à un penchant mélancolique en lui qui le pousse à écrire. Donc, nous voyons s’ouvrir devant nous une espèce de perspective double, histoire du masque, histoire du démasquage, histoire de la défiance mélancolique à l’égard du réel.»


Nos deux voitures sous le soleil savoyard. 16 août à 11h50 à Chambéry sur le parking de Jean Lain Nippon. Un peu bovines et sympathiques! © jlb

Trouvé dans le livre de François Roustang, La Fin de la plainte:  la conduite automobile, ou «quand le corps pense», ou quand «la secondarité structurelle de la parole et de la pensée se prouve encore par les impératifs de l’action». [Sgulp! J’ai du mal avec la IQ!] pp. 136-137

«Une jeune fille vient d’apprendre à conduire. Elle dit l’angoisse qu’elle ressent à la perspective de n’avoir plus bientôt à détailler ses gestes et de devoir se laisser aller aux automatismes. Comment va-t-elle réussir à ne plus savoir ce qu’elle fait? Et pourtant il est clair que la perte de la conscience de ce qu’elle fait va seule lui permettre d’être vigilante à l’égard de sa route, des obstacles éventuels, des autres véhicules. Bref l’attention à ce qui se passe alentour est conditionnée par l’aisance inconsciente du corps à manier le véhicule. Et même cette attention portée sur l’extérieur aura tout intérêt à se faire oublier, le corps pouvant en intégrer toutes les données sans que la conscience ait à s’en mêler. Pour agir, le corps doit faire taire la parole et l’explication consciente. Mais cela ne signifie pas que l’esprit a disparu. Il est devenu corps vivant, car le corps est esprit et c’est pour cela qu’il pense à bon escient.»

Mots clés :

«A propos des drogues et autres produits psychoactifs», par Yves Charpak, Libération, 12 août 2011

Nicotine, alcool, café, opium, héroïne, amphétamines, cocaïne, champignons hallucinogènes, LSD, poppers, éther, colle, anxiolytiques, psychotropes, antalgiques, Red Bull… Citer en désordre ces produits psychoactifs permet de s’abstraire des dogmes et querelles de clocher sur leurs statuts, et des pseudo-justifications médico-scientifiques des choix de nos sociétés.

Certains produits sont légaux, certains sont disponibles «illicitement» mais pas classés comme drogues, d’autres sont des drogues illicites au niveau international, mais avec des «tolérances» locales diverses ; d’autres enfin sont des produits de santé. S’il y a une utilisation, c’est qu’il y a des besoins, des envies, des effets recherchés. Clairement, nous avons besoin de produits psychoactifs. Une vie cérébrale naturelle, sans produits modifiant les perceptions et les capacités est rarement réalisée. Les producteurs, légaux ou pas, s’en frottent les mains, d’autant plus que les querelles sur le statut de ces produits nous interdisent d’en débattre réellement. Mais que voulons-nous donc ? Commençons par voir ce qui existe. Schématiquement, on peut distinguer :

1. Des stimulants, pour se réveiller, pour ne pas dormir au travail ou au volant, pour mieux «faire la fête», limiter les effets du vieillissement sur les capacités de concentration, préparer des examens ou finir un travail nécessitant une privation de sommeil.

2. Des produits pour se désinhiber, avoir un meilleur contact avec les autres ou simplement les supporter.

3. Des produits pour moins souffrir, se désangoisser, dormir confortablement après une journée éprouvante.

4. Des produits pour modifier ses perceptions, les intensifier, percevoir ce qu’on ne sait pas faire normalement.

Notre consommation passe par des voies diverses : on avale, on boit, on chique, on inhale, on sniffe, on s’injecte. Ensuite viennent les effets non recherchés : toxicité, effets comportementaux délétères, violence, perte de contrôle, baisse des capacités intellectuelles, dépendance, accoutumance (augmenter les doses pour avoir le même effet), trafic, contrebande, pratiques marketings illégales, corruption, jeux d’influence, clientélisme électoral, blanchiment d’argent, marchés financiers offshore, financement des armes…

Pour évaluer tous ces effets, chaque produit et chaque contexte devraient être classés selon tous ces critères, sans a priori idéologique, scientifiquement. Pourtant, quand les sciences biologiques et médicales sont mises en avant, il s’agit souvent de fragments de résultats, sans recul sur leur interprétation. Il est dommage de voir des scientifiques cautionner cela : les décisions sociétales ne devraient pas impliquer la science lorsqu’elle n’est pas en réalité à l’origine des choix.

La situation est la suivante. Le stimulant le plus utilisé au monde est le café, probablement peu toxique. Vient ensuite la nicotine. Plus forte que le café, plus addictive, surtout qu’elle est noyée dans les milliers de substances qui composent le tabac et qui en font sa toxicité majeure. Mais ne nous y trompons pas, c’est bien la nicotine qui possède l’effet de base recherché. C’est la plus mortelle des drogues.

Il a existé un marché des stimulants sur ordonnance (d’accès assez libre), très prisés en particulier des étudiants avant les examens. Il s’agissait d’amphétamines, vendues en général comme «coupe-faim». Il n’y a plus d’amphétamines sur ordonnance, mais le marché illicite progresse inexorablement, avec l’ecstasy et d’autres molécules. Des professionnels en Europe utilisent même un autre stimulant «naturel», la cocaïne, pour mieux travailler, pour rester actifs malgré la fatigue, sans parler de ses usages «festifs».

Mais pour la fête et les liens sociaux, changeons de catégorie. L’alcool est notre désinhibiteur de choix. C’est une drogue dont les effets individuels et sociaux sont complexes. Il y a des buveurs réguliers excessifs, pour lesquels le problème n’est pas la dépendance mais la toxicité. Il y a aussi des «alcooliques», pour lesquels la dépendance est majeure et douloureuse. Bien sûr, il y a les buveurs raisonnables (nous), plus nombreux. Et enfin, sous la pression de forces marketing mondiales incontrôlées, des buveurs occasionnels mais excessifs, qui recherchent l’ivresse comme objet d’interaction sociale.

La dépendance est une drôle de chose : l’héroïne, drogue majeure, était massivement utilisée par les soldats américains au Vietnam, probablement fournie par des organisations proches de leur «employeur», pour les aider à surmonter les souffrances de la guerre. De retour chez eux, la majorité de ceux qui ont trouvé des conditions de vie favorables, que l’on pensait toxicomanes lourds, ont arrêté du jour au lendemain.

Le cannabis révèle pour sa part l’absence de lecture rationnelle des produits psychoactifs : drogue traditionnelle dans certains pays, entraînant rarement une dépendance forte, assez peu toxique médicalement en l’état des connaissances, elle est, malgré son statut illicite, prisée d’une bonne partie de la population, jeune le plus souvent, pour un usage festif et facilitateur de relations sociales. Elle est perçue comme sans danger. Effet paradoxal : son usage conduit souvent à une dépendance tabagique quasi inéluctable.

Les médicaments psychotropes illustrent un autre paradoxe : ils soignent ou soulagent, mais les effets recherchés côtoient les effets des autres produits qui apaisent aussi douleur, angoisse, dépression… Les utilisateurs ne s’y trompent pas : certaines consommations de drogues sont de fait des automédications, plus ou moins efficaces. Il est d’ailleurs difficile de mesurer ce qui est la cause d’une consommation et ce qui en est la conséquence.

En conclusion, le sujet mérite de sortir du cercle vicieux idéologique : nos sociétés s’y perdent. Il faut lire, pour les seules drogues illicites, le rapport annuel de l’Organisation des Nations unies contre la drogue et le crime, et ses statistiques annuelles. Presque tous les indicateurs sont au rouge, signalant une augmentation d’usage non contrôlée par les politiques internationales et nationales. Nous pouvons faire mieux, mais il faut commencer à y réfléchir sérieusement.»

«Comment le rap a annoncé le printemps arabe», par Jean-Pierre Filiu, Libération, 1er août 2011

««Qui est terroriste ?» Le cri claque et se répète, en arabe, dans la nuit de Washington. Le Hard Rock Café, qui accueille ce concert du groupe palestinien DAM, n’a jamais rien vu de semblable. Et que dire du FBI, dont le siège, de l’autre côté de la rue, ignore cette inattendue fièvre du samedi soir. Nous sommes à l’automne 2008, j’enseigne à l’université de Georgetown et DAM, qui se produit déjà en France depuis plusieurs années, perce outre-Atlantique à la faveur de la sortie du documentaire Slingshot hip hop. Ce hip-hop de la fronde est porté à pleins poumons par des formations originaires d’Israël (DAM est né à Lod, d’autres émergent à Acre ou en Galilée), de Cisjordanie ou de la bande de Gaza. C’est sur un écran américain que je découvre ainsi les PR (Palestinian Rapperz), un carré d’as de Gaza dont les textes m’impressionnent par leur maturité.

Deux ans plus tard, dans le cadre d’une recherche historique sur Gaza, je peux accéder au territoire et y rencontrer les PR le temps d’un narguilé en bord de plage. Ils vibrent à l’évocation des dizaines de rappeurs qui, dans les villes ou les camps de la bande assiégée, peaufinent leur breakdance, leur beatbox et leurs graffitis. Plutôt que d’évoquer les ruines et leur deuil (j’ignore alors que le père du leader a été tué dans un bombardement israélien), ils préfèrent parler d’avenir, ils misent énormément sur le centre Sharek qui doit servir de plate-forme aux musiciens de leur génération. Peu après, la fermeture de Sharek par les gros bras du Hamas est la goutte d’eau qui fait déborder leur colère. Ils diffusent un «Manifeste de la jeunesse de Gaza» (dont la version française est publiée par Libération le 28 décembre 2010) pour dénoncer «un cauchemar au sein d’un autre cauchemar» : «emprisonnés par Israël, brutalisés par le Hamas, […] il y a une révolution qui bouillonne en nous». Ce manifeste, traduit en une vingtaine de langues, attire plus de 20 000 membres sur sa page Facebook.

Ce sont les derniers jours d’un hiver arabe long comme toute l’existence de ces jeunes contestataires. A l’autre bout de la Méditerranée, Hamada Ben Amor, surnommé le «Général» dans son port de Sfax, en Tunisie, apostrophe le président Ben Ali, du haut de ses 21 ans : «Je sais qu’il y a tant de mots dans le cœur du peuple, mais l’oppression lui interdit de les exprimer, alors je vous les jette à la figure.» Du 8 au 10 janvier 2011, la résistance populaire de la ville de Kasserine marque le tournant de la révolution tunisienne. Le Général, incarcéré, est libéré la veille de la fuite de Ben Ali. Son rap accusateur, en écho de celui de ses compatriotes d’Armada Bizerta ou Lak3y, est repris en masse après la chute du dictateur. L’hebdomadaire Time, dans son classement des cent personnalités les plus influentes du monde, le propulse au 74e rang, devant Obama et Netanyahou!

Le rap engagé a aussi scandé la révolution égyptienne. Le régime tente d’enrayer la contestation en coupant l’Internet du 28 janvier au 3 février. Dès le rétablissement des communications internationales, les Arabian Knights mettent en ligne leur version samplée en arabe de Rebel, l’hymne a capella de Lauryn Hill, star afro-américaine du hip-hop. De Tahrir vers l’univers, les slogans s’entrechoquent en rimes, martelant la détermination des protestataires. Moubarak cède le 11 février, mais le flambeau est déjà repris par le rappeur libyen Ibn Thabit, qui conjure la jeunesse de Benghazi de se soulever contre Kadhafi. En Cyrénaïque comme en Tripolitaine, l’insurrection se décline au son du hip-hop. Ces musiciens de combat, formés à l’arrache au soulèvement, invoquent volontiers les mânes de Tupac Shakur, l’enfant de Harlem tombé sous les balles des gangs à Las Vegas. FB17 se constitue en plein siège de Misrata. Et en Syrie, les jeunes révolutionnaires rétorquent en rap aux discours de Bachar al-Assad, qu’ils détournent et malaxent pour matraquer leur mantra : Li-ber-té !

Le rap arabe n’est pas qu’une fraternité masculine, la Palestino-Britannique Shadia Mansour fait l’unanimité au sud de la Méditerranée et c’est aussi depuis Londres que la Marocaine Master Mimz invective Moubarak en pleine occupation de Tahrir. Et le hip-hop ne se cantonne pas forcément à l’incantation, il se jette bien souvent dans la mêlée. Les Palestinian Rapperz sont au cœur de la mobilisation populaire pour contraindre les factions palestiniennes à se réconcilier («Le peuple veut la fin de la division» est leur slogan) ; le 15 mars, ils rassemblent plus de 20 000 personnes à Gaza sous le seul drapeau palestinien. L’accord entre le Fatah et le Hamas, le mois suivant, en dépit de toutes ses ambiguïtés s’efforce aussi de neutraliser cette pression populaire.

Ce hip-hop, arabe et fier de l’être, convoque Saladin et Nasser, mais il parle surtout du peuple, et donc de la nation comme de son histoire. Il fournit leurs refrains militants aux mouvements populaires, où l’aspiration à la libération nationale vaut condamnation d’un régime accusé d’avoir trahi la patrie. Au début du siècle dernier, le poète tunisien Aboul Kassem Chebbi dénonçait déjà, au nom de la jeunesse arabe, la pulsion de mort des pouvoirs établis. Disparu à moins de 25 ans en 1934, il se rendit fameux pour sa Volonté de vie, manifeste en vers dont la phrase d’ouverture fut incorporée à l’hymne national tunisien : «Face au peuple qui veut la vie, le destin n’a plus qu’à se soumettre.» Aujourd’hui, c’est le groupe marocain Hoba-Hoba Spirit qui reprend cette exhortation sous les applaudissements des fans de hip-hop.

Le rap arabe n’est pas intimidé par la langue classique, il se veut héritier d’une longue tradition, tout comme l’intifada démocratique se déploie au nom de la nation. Alors, face à cette efflorescence, on se prend à rêver à un rap français qui abandonnerait enfin ses rimes à deux sous, qui cesserait de prolonger la «dépression» en «répression», un hip-hop qui oserait, pourquoi pas, Victor Hugo : Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent ; ce sont/Ceux dont un dessein ferme emplit l’âme et le front.»