« Freinet, est un matérialiste. Il ne dit pas, faites ceci, faites cela, mais mettez l’imprimerie dans votre classe et vous verrez ce qu’il advient. »
Dans le département Arts plastiques, créé au sein du Centre universitaire expérimental de Vincennes, s’instaure dans les années 70 un courant artistique «de terrain» qu’on peut qualifier rétrospectivement d’«activiste», représentant une des modalités de l’art contextuel contemporain, avec deux médiums do it yourself de création-édition-diffusion d’images et de texte-image: la linogravure —sur une ligne Freinet de «l’imprimerie à l’école»— et la sérigraphie, —médium d’agit-prop en mai 68, pratiqué selon une nouvelle forme d’«imprimerie à l’école», celle de l’atelier populaire des Beaux-arts de Paris et de l’Ecole supérieure des arts décoratifs, rue d’Ulm.
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La linogravure, composante image indissociable du «texte libre» imprimé
La technique Freinet, du nom de son fondateur, Célestin Freinet, instituteur de classe primaire dans les villages d’Alpes Maritimes de Bar-sur-Loup (1920-1928), puis de Vence (1928-1940, 1945-1966), est une « méthode nouvelle d’éducation populaire basée sur l’expression libre par l’imprimerie à l’école » (1924): « Il s’agit [dit Freinet] de laisser les enfants émettre leurs propres hypothèses, faire leurs propres découvertes, [par la promenade de type anthropologie participative], éventuellement constater et admettre leurs échecs mais aussi parvenir à de belles réussites dont ils peuvent se sentir les vrais auteurs » par l’effet même de «la transcription majestueuse [du texte libre] en caractère imprimé, son illustration [linogravure] et sa diffusion [revue d’école]».
(1) (2)
L’image gravée sur linoléum (1) est associée à une composition typographique sur une même page (2), de format livret,
pour être imprimée sur la petite presse typographique Lino. Les pages imprimées, éditées en nombre composent des revues d’écoles qui sont diffusées et échangées dans le réseau d’écoles Freinet.
Le film L’École buissonnière de Jean Le Chanois, 1949, est une fiction documentaire de l’aventure pédagogique de Célestin Freinet, https://www.youtube.com/watch?v=PhXA9Hg18lU.
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Un cadre philosophique possible: le « devenir enfant »
Pour ré-examiner le cœur de la pédagogie ou technique Freinet —«l’imprimerie à l’école»— qui s’adressait à de jeunes élèves de classe unique à la campagne, et que nous-même jeunes profs à Vincennes pratiquions sous forme de re-enactment en 1974, avec les étudiants, il semble opportun de lui rendre un cadre philosophique seventies: le concept guattaro-deleuzien du devenir-enfant (développé dans Mille plateaux, paru en 1980).
Liane Mozère, sociologue guattarienne, dans son article «Devenir-enfant», http://leportique.revues.org/1375, place ce concept, titre de son article, sur l’axe de l’éducation des jeunes enfants,—ce qui lui donne un cachet assez Freinet— en ouverture du narrative qui constitue son article, c’est-à-dire l’histoire de sa vie intellectuelle et sensible sur cinquante ans:
« Devenir appartient donc aussi bien au passé qu’à l’avenir. Le devenir, et le devenir-enfant en particulier, n’est ni imitation, ni identification. Devenir-enfant est un enfant qui coexiste en nous, maintenu en vie par cette coexistence et qui est à tout jamais séparé et étranger à l’enfant ‘tari’. […] [Car], la triangulation œdipienne transforme en effet l’enfant des adultes, des pédagogues, des psychologues et des spécialistes de l’enfance en un être ‘tari qui fait d’autant mieux l’enfant qu’aucun flux d’enfance n’émane plus de lui’ [Mille plateaux]. […] Il s’agit au contraire, d’une part, de mettre au jour et en résonance le dehors que constituent les mondes que les jeunes enfants ne cessent de parcourir, et de l’autre, d’appréhender, de manière fine, la manière dont leur désir se déploie.»
Le devenir-enfant est intimement lié au concept de bloc-enfance.
René Schérer, —philosophe, participant avec Deleuze au département de philosophie inclus dans l’Unité de Formation Arts (UFR Arts)—, est cité largement par Liane Mozère pour expliquer ce qu’est le bloc-enfance ou bloc:
«‘Le bloc est l’enfance préservée, résistante, émergeant, comme l’iceberg, de la mer profonde ; l’enfance rayonnante comme un cristal —cristal du temps elle-même— et, contre toute corrosion et menace, faisant bloc’. L’enfance, comme il le dit ailleurs, non ‘comme souvenir, mais en devenir, précisément, dans l’orientation créatrice’. Rappelant avec Thomas de Quincey que pour Levana, la déesse tutélaire latine de l’éducation, il ne s’agit pas de pédagogie ‘avec ses alphabets et les grammaires’… mais de ‘ce vaste système de forces centrales qui est caché dans le sein profond de la vie humaine et qui travaille incessamment les enfants, leur enseignant tour à tour la passion, la lutte, la tentation l’énergie de la résistance’. René Schérer convoque également Goethe écrivant dans l’Élégie à Marienbad: ‘Où que tu sois, sois tout entier comme un enfant/Alors tu seras tout, tu seras invincible’». René Schérer, Enfantines*, Anthropos, 2002)
En écho on trouve, cité encore par Liane Mozère un autre philosophe deleuzien, François Zourabichvili:
«On adoptera […] le point de vue théorique de l’enfant, non par enfantillage, mais parce que tel est le bon sens dans lequel il faut considérer la vie humaine… Spinoza conteste d’ailleurs l’idée de l’homme ‘fait’ qui est, à ses yeux une chimère, c’est lui ce faux adulte, cet incorrigible rêveur qui méritera tout au long du Traité théologico-politique l’épithète puerilis, ultime avatar de l’infans adultus». François Zourabichvili, Enfance et royaume. Le conservatisme paradoxal de Spinoza, PUF, 2002.
Deleuze, en appelle à Nietzche, pour installer la potentialité artistique du concept devenir-enfant dans son Abécédaire, DVD 1, à 2:04:30–> «c’est une autre tâche de devenir enfant par l’écriture, arriver à une enfance du monde, restaurer une enfance du monde, ça, c’est une tâche de la littérature, Nietzche le savait.»
Au fil de son narrative, Liane Mozère dit encore:
«ce parcours [le sien] après tout n’aurait d’intérêt si, cinquante après, ce tropisme, ou ce bloc d’enfance n’avait fonctionné à la manière d’une machine désirante, soudain emballée.»
A Vincennes, nous reprenions à notre compte cette espèce d’énergie créatrice éditoriale propre à la pratique de «l’imprimerie à l’école» de la classe Freinet, orientée contexte social et politique —le dehors— (voir les reproductions des revues Freinet), mais urbain, avec nos ateliers de linogravure et de sérigraphie, dans un geste d’utopie concrète précaire, post soixante huitard et pro-chinois, amarré à la grève des loyers des résidents des foyers Sonacotra de Montreuil et d’autres banlieues, à des grèves ouvrières, à des mouvements de collégiens d’établissements proches ou moins proches et vers lesquels nous nous déplacions, comme à des mouvements internationaux touchant les pays qualifiés de Tiers-Monde (Afrique, Antilles, Asie) avec les étudiants étrangers du département d’arts (nigérians, guinéens, iraniens, cambodgiens…).
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La pédagogie Freinet, cœur possible du mouvement de l’éducation nouvelle au 20e siècle ?
On peut noter qu’un lien non dit existe entre Guattari et Freinet, par l’intermédiaire du frère de Jean Oury, Fernand, pédagogue brièvement «freinétique» et grand ami du Félix époque auberge de jeunesse et praticien de l’éducation populaire ouvrière en banlieue parisienne. François Dosse, Gilles Deleuze, Félix Guattari, Biographie croisée.
Fernand Deligny est l’autre lien précieux entre Freinet, Guattari-Deleuze et les frères Oury.
La page Wikipédia consacrée à la pédagogie Freinet >http://fr.wikipedia.org/wiki/P%C3%A9dagogie_Freinet, a la qualité d’être rhizomatique. A partir de là, on en a déjà un récit très circonstancié (voir aussi «le temps des instituteurs»).
On peut dériver par liens wikipédiatiques sur les pédagogues novateurs européens et américain au 20e siècle, à l’ère de l’après première guerre, de l’entre-deux guerres et de la seconde guerre puis de l’après-guerre: à partir de la page Freinet, on part vers Adolphe Ferrière, puis vers Genève, foyer de méthodes d’éducation nouvelle. Jean Starobinski fut élève de l’école de Claparède à Genève.
Ovide Decroly, Pierre Bovet, Beatrice Ensor, Edouard Claparède, Paul Geheeb et Adolphe Ferrière, lors d’une conférence de la Ligue internationale pour l’éducation nouvelle
De lien en lien des pages wikipédia, on retrouve toute une généalogie de pédagogues, de Rousseau à Pestalozzi à Maria Montessori à John Dewey… Pour nombre de ces pédagogues, le matériel éducatif est concret, très sensoriel, artistique (Fröbel, Montessori). Un tableau récapitulatif succinct de ce que fut l’éducation nouvelle —tableau repris ici d’une page wikipédia— peut être un point de départ pour une analyse de ses diverses figures.**
Fernand Oury sort du mouvement Freinet (1961) et déplace la scène pédagogique campagnarde initiale en ville. Il invente la pédagogie institutionnelle, déclinée en psychothérapie institutionnelle***, prolongée en analyse institutionnelle qui se déploie à la fac de Vincennes en sciences de l’éducation et en sociologie, notamment avec toutes les ruptures que cela occasionnera.
*Enfantines, est le titre de la collection des revues rééditées de l’école Freinet. Une reproduction figure sur ce site à explorer: «le temps des instituteurs»
** Pour lancer une recherche >http://www.cemea.asso.fr/spip.php?article1106)
*** On note avec amusement (dans la page wikipédia citée sur Fernand Oury), que la psychothérapie institutionnelle de Tosquelles, née dans les années de guerre à Saint-Alban, en Lozère aurait une origine dans la pédagogie de terrain de type Freinet menée par l’instituteur local.