Publié dans Libération, « Événement », p. 9
«A partir de maintenant, je pense qu’il y a deux points à travailler. L’éducation en prison. Et l’apprentissage de la critique du Net et des réseaux sociaux. Quand on parle avec des jeunes, on voit qu’il est de plus en plus difficile de savoir où est le réel, dans le Net, dans les jeux vidéo… il y a un rapport complexe à la fiction.
Je suis persuadée que Coulibaly, jusqu’au bout, ne savait pas vraiment où était le réel. L’éducation devrait être un apprentissage du jugement, du distinguo, de la critique, du goût.
Il y a une faille monumentale dans le système éducatif. On fait beaucoup de la maternelle au lycée mais, à un moment, c’est bloqué. C’est insupportable parce qu’on dit « la République vous appartient »… tu parles ! On arrive à peu près à amener une bonne partie de chaque génération jusqu’au bac. Et ensuite, ils sont lâchés, les portes se ferment et elles se ferment de manière inégale. Si la tradition familiale n’est pas là, l’ascenseur social ne fonctionne pas. Quand Coulibaly a commencé à déconner, ça a été fini pour lui. Quant aux frères Kouachi, ils ont à un moment été élevés dans une institution très respectable dans le Limousin, on ne peut pas dire qu’on n’ait rien fait pour eux, mais il y a un moment où ça s’est arrêté. Ils ont fait de la prison, ont découvert l’islam radical*. Les autres portes étaient fermées.
Si j’avais des recommandations à faire, ce serait de travailler la pluralité des langues. Il faut proposer un apprentissage précoce des langues. Il faudrait que les élèves aient au moins vu une ligne d’arabe, ou de chinois, au tableau de la classe, et je pense que ça n’est pas le cas.
Je travaille sur la traduction, sur la différence des langues. Le prochain ouvrage collectif que je veux faire est d’ailleurs un dictionnaire sur les intraduisibles des trois monothéismes. Je sais que le travail sur la diversité des langues permet d’appréhender une diversité qui n’est pas une diversité clôturée, mais d’emblée en communication. Ce qu’on appelle la traduction, c’est le passage d’une langue à l’autre, c’est mettre des ponts entre les singularités. Il faut aussi s’appuyer sur les bilingues. Quand il y a plusieurs langues, on passe de l’une à l’autre, il y a des points d’achoppements, on les travaille, c’est ça qui est intéressant. Et c’est en réfléchissant là-dessus qu’on trouve les analogies qui permettent de communiquer. Il n’y a pas seulement un universel, mais des singularités – non pas communautaires et closes, mais en interaction.
Qu’est-ce que l’école peut proposer à un adolescent qui cherche du sens ? Il faut lui apprendre à lire les textes, à les interpréter, comparer, réfléchir, juger. Lire des textes en différentes langues aussi. Nous sommes face à deux dangers symétriques. D’un côté, les communautarismes isolés, des entités closes. De l’autre, un universel non complexe, comme celui des droits de l’homme. C’est entre ces deux dangers qu’il faut éduquer le jugement.
Il ne s’agit pas de faire de l’instruction civique, c’est généralement très ennuyeux. Il faut lire des textes, apprendre la critique, l’éducation au goût, en s’appuyant sur ce qui intéresse les élèves. On peut faire des choses magnifiques en partant de Star Wars.
Y a-t-il des modèles à proposer aux adolescents ? Je ne sais pas. Avant, les romans d’éducation passaient par le voyage, la comparaison, l’immersion dans d’autres mondes. Et il y avait les grandes figures, les hommes illustres. Moi, je ne proposerais pas des personnages comme modèles, mais des phrases. Comme la première phrase, de la Métaphysique d’Aristote : « Tous les hommes désirent naturellement savoir. » Pour moi, les modèles, ce sont des phrases qui donnent à réfléchir.»
Recueilli par Natalie Levisalles
* les paroles de Daniel Cohn-Bendit, cofondateur d’EE-LV :
Libération, 8 janvier recueillies Par MATTHIEU ECOIFFIER
«Avec Wolinski, Cabu, c’est l’une des dernières formes de l’esprit de Mai 68 qui a été assassinée. L’attentat semble perpétré par des personnes appartenant à des réseaux islamistes. Il y a un islamofascisme, ça existe. Ces personnes sont des fascistes, il ne faut pas tourner autour du pot. Comme il y a eu un fascisme venu de la civilisation occidentale, il y a un fascisme venu de la civilisation de l’islam. Ce n’est pas l’islam, mais ceux qui commettent ces attentats s’y réfèrent, comme le fascisme nazi se référait à l’Europe chrétienne, à une certaine idée de l’Occident. On a toujours dit : « Le fascisme ne passera pas. »
«C’est dur, mais il faut être aussi rationnel que possible, ne pas tout mélanger. Ce qui est attaqué, c’est le droit à la critique radicale de toutes les religions. Charlie, c’est la radicalité anticléricale, c’est pour ça qu’ils ont été tués. Ce qu’on veut défendre, c’est le droit à cette radicalité.
«Ce n’est pas parce qu’il y a un islamofascisme qu’on ne doit pas discuter de comment on interprète le bouquin de Zemmour ou de pourquoi il y a une telle ruée médiatique sur celui de Houellebecq. Il faut qu’on soit radicalement clairs et qu’on soutienne à fond la pensée libertaire de Charlie. L’héritage de Cabu, c’est que, dans les moments difficiles, il ne faut pas s’arrêter de penser.»