Jacques Lévy. À Paris le niveau de mixité est de loin le plus élevé

INTERVIEW. Jacques Lévy Géographe, professeur à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) in Libération du jour

RECUEILLI PAR SIBYLLE VINCENDON
Paris aurait perdu son peuple, chassé par la gentrification. La recherche de la mixité sociale ne serait qu’une illusion, participant au contraire à ce mouvement centrifuge. Dans nos pages, la géographe Anne Clerval développait cette thèse radicale. Jacques Lévy, géographe, professeur à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), récuse cette vision de l’embourgeoisement.

Est-ce que le concept de gentrification a un sens ?

Pour répondre à cette question, il faut revenir au sens que lui ont donné ceux qui ont inventé la notion de gentrification, c’est-à-dire d’embourgeoisement. Qu’appelle-t-on «bourgeoisie» ? Dans la tradition marxiste, une petite partie de la population profitait du travail des autres parce qu’elle possédait le capital. Il y avait une immense majorité de prolétaires et une petite minorité de bourgeois avec des zones-tampons plus ou moins nettes entre les deux groupes. A l’époque de Marx, il existait effectivement deux blocs très inégaux en terme de pouvoir et de nombre. Quand on parle aujourd’hui de gentrification dans les villes contemporaines du monde développé, on évoque la présence de groupes sociaux extrêmement larges, où l’on trouve des travailleurs à capital culturel élevé, des salariés exerçant des professions non manuelles à forte composante créative et dont la qualité de travail dépend de leur capacité à prendre des initiatives. Ce sont les catégories nommées par l’Insee «cadres et professions intellectuelles supérieures» (ingénieurs, professeurs, chercheurs, artistes, journalistes, cadres supérieurs) ou «professions intermédiaires» (techniciens, infirmières, cadres moyens, etc.).

Le fait de les classer comme bourgeois, ou même «petits bourgeois», pose problème. En effet, il est difficile de conserver le modèle marxien quand, dans les grandes villes, ces gens appelés «petits bourgeois» ou «gentry» deviennent majoritaires dans la population. Parmi les douze millions de Franciliens, ces catégories représentent environ 55 % de la population active. Paris intra-muros est bien plus proche de l’ensemble de l’Ile-de-France que l’Ile-de-France ne l’est des autres métropoles françaises. Cela signifie que l’on ne peut faire comme si la composition sociale du centre était aberrante. Elle est au contraire assez représentative de celle de la métropole francilienne.

Mais cela ne signifie-t-il pas, justement, que la gentrification a gagné contre le peuple ?

Tout dépend de ce qu’on appelle le peuple. Il y a une ambiguïté dans le terme. On continue parfois à utiliser l’expression «classes populaires» pour parler des personnes de condition modeste, souvent issues du monde ouvrier et fréquemment aussi des employés, ceux qui disposent le moins de moyens à la fois économiques et culturels pour être acteurs de leur propre vie. A Paris, il y a quand même bien un peuple, simplement il a changé. Et au sein de l’Ile-de-France, Paris est la zone où le niveau de mixité est de loin le plus élevé, y compris à des échelons très fins.

Il serait étrange d’incriminer le centre comme le problème alors que, plus on s’en éloigne, plus on rencontre une fragmentation en quartiers homogènes, riches ou pauvres, et séparés les uns des autres. Les douze millions de Franciliens forment un peuple très consistant, la plus grosse société urbaine de France, qui produit 30% du PIB national. Ce ne sont pas des parasites. Ou alors, il faudrait nous expliquer comment il peut y avoir une majorité de parasites et une minorité de gens exploités. Aujourd’hui, le peuple a changé et le modèle marxien classique ne permet pas de comprendre comment tout cela fonctionne.