La Tour Eiffel, lieu et objet possible de notre performance du jeudi 24 octobre.
Référence : Roland Barthes. La Tour Eiffel. 1964.
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Pp 533-554 in Roland Barthes, œuvres complètes, tome II, Livres, textes, entretiens, 1962-1967.
«Maupassant déjeunait souvent au restaurant de la Tour, et pourtant il ne l’aimait pas: c’est, disait-il, le seul endroit de Paris où je ne la vois pas. Il faut, en effet prendre des précautions infinies pour ne pas voir la Tour; quelle que soit la saison, à travers les brumes, les demi-jours, les nuages, la pluie, dans le soleil, en quelque point que vous soyez, quel que soit le paysage de toits, de coupoles ou de frondaisons qui vous sépare d’elle, la Tour est là; incorporée à la vie quotidienne au point qu’on ne saurait plus lui inventer aucun attribut particulier, entêtée tout simplement à persister, comme la pierre ou le fleuve, elle est littérale comme un phénomène naturel, dont on peut bien interroger infiniment le sens, mais non contester l’existence. Il n’est à peu près aucun regard parisien qu’elle ne touche à un certain moment de la journée; à l’heure où écrivant ces lignes, je commence à parler d’elle, elle est là, devant moi, découpée par ma fenêtre; et au moment même où la nuit de janvier l’estompe, semble vouloir la rendre invisible et démentir sa présence, voici que deux petites lueurs s’allument et clignotent doucement en tournant à son sommet: toute cette nuit aussi elle sera là, me liant par-dessus Paris à tous ceux de mes amis dont je sais qu’ils la voient; nous formons tous avec elle une figure mouvante dont elle est le centre stable: la Tour est amicale.
La Tour est aussi présente dans le monde entier. D’abord, comme symbole universel de Paris, elle est partout sur la terre où Paris doit être énoncé en image; du Middlewest à l’Australie, il n’est pas un voyage vers la France qui ne se fasse, en quelque sorte, au nom de la Tour, pas un manuel de classe, une affiche ou un film sur la France, qui ne la livre comme le signe majeur d’un peuple ou d’un lieu: elle appartient à la langue universelle du voyage. Bien plus: au-delà de son énoncé proprement parisien, elle touche à l’imaginaire humain le plus général; sa forme simple, matricielle, lui confère la vocation d’un chiffre infini: tour à tour et selon les appels de notre imagination, symbole de Paris, de la modernité, de la communication, de la science ou du 19e siècle, fusée, tige, derrick, phallus, paratonnerre ou insecte, face aux grands itinéraires du rêve, elle est le signe inévitable; de même qu’il n’est pas un regard parisien qui ne soit obligé de la rencontrer, il n’est pas un fantasme qui n’en vienne tôt ou tard à retrouver sa forme et à s’en nourrir; prenez un crayon et laissez aller votre main, c’est-à-dire votre pensée, et c’est souvent la Tour qui naîtra, réduite à cette ligne simple dont la seule fonction mythique est de joindre, selon l’expression du poète, la base et le sommet, ou encore la terre et le ciel
Dispositifs d’entrée vers les ascenseurs. La Tour appartient à la langue universelle du voyage [en avion]. Nous formons tous avec elle une figure mouvante dont elle est le centre stable: la Tour est amicale, [comme un aéroport?]. photos ©Andrea U., 22 octobre 2013Ce signe, pur -vide, presque- il est impossible de le fuir, parce qu’il veut tout dire. Pour nier la Tour Eiffek (mais la tentation en est rare, car ce symbole ne blesse rien en nous), il faut, comme Maupassant, s’installer en elle, et pour ainsi dire s’identifier à elle. A l’instar de l’homme, qui est le seul à ne pas connaître son propre regard, la Tour est le seul point aveugle du système optique total dont elle est le centre et Paris la circonférence. Mais dans ce mouvement qui semble la limiter, elle acquiert une nouvelle puissance: objet lorsqu’on la regarde, elle devient à son tour regard lorsqu’on la visite, et constitue à son tour en objet, à la fois étendu et rassemblé sous elle, ce Paris qui tout à l’heure la regardait. La Tour est un objet qui voit, un objet qui est vu; elle est un verbe complet, à la fois actif et passif, en qui aucune fonction, aucune voix (comme on dit en grammaire, par une ambiguïté savoureuse) n’est défective. Cette dialectique n’est pas banale, elle fait de la Tour un monument singulier; car le monde produit ordinairement ou bien des organismes purement fonctionnels (caméra ou œil) destinés à voir les choses, mais qui, alors, ne s’offrent en rien à la vue, ce qui voit étant mythiquement lié à ce qui reste caché (c’est le thème du voyeur), ou bien des spectacles qui sont eux-mêmes aveugles et sont laissés dans la pure passivité du visible. La Tour (et c’est là l’un de ses pouvoirs mythiques) transgresse cette séparation, ce divorce ordinaire du voir et de l‘être vu; elle accomplit une circulation souveraine entre les deux fonctions; c’est un objet complet, qui a, si l’on peut dire, les deux sexes du regard. Cette position rayonnante dans l’ordre de la perception lui donne une propension prodigieuse au sens: la Tour attire le sens, comme un paratonnerre la foudre; pour tous les amateurs de signification, elle joue un rôle prestigieux, celui d’un signifiant pur, c’est-à-dire d’une forme en laquelle les hommes ne cessent de mettre du sens (qu’ils prélèvent à volonté dans leur savoir, leurs rêves, leur histoire), sans que ce sens soit pourtant jamais fini et fixé: qui peut dire ce que la Tour sera pour les hommes de demain? Mais à coup sûr, elle sera toujours quelque choses, et quelque chose d’eux-mêmes. Regard, objet, symbole, tel est l’infini circuit des fonctions qui lui permet d’être toujours bien autre chose et bien plus que la Tour Eiffel.
Pour satisfaire à cette grande fonction rêveuse, qui en fait une sorte de monument total, il faut que la Tour échappe à la raison. La première condition de cette fuite victorieuse, c’est que la Tour échappe à la raison. La première condition de cette fuite victorieuse, c’est que la Tour soit un monument pleinement inutile. L’inutilité de la Tour a toujours été obscurément sentie comme un scandale, c’est-à-dire comme une vérité, précieuse et inavouable. Avant même qu’elle fût construite, on lui reprochait d’être inutile, ce qui, pensait-on alors, suffisait à la condamner; il n’était pas dans l’esprit d’une époque communément dévouée à la rationalité et à l’empirisme des grandes entreprises bourgeoises, de supporter l’idée d’un objet inutile (à moins qu’il ne fût déclarativement un objet d’art, ce qu’on ne pouvait non plus penser de la Tour); aussi Gustave Eiffel, dans la défense qu’il fait lui-même de son projet en réponse à la pétition des artistes, énumère-t-il soigneusement tous les usages futurs de la Tour: ce sont tous, comme on peut s’y attendre de la part d’un ingénieur, des usages scientifiques: mesures aérodynamiques, études sur la résistance des matériaux, physiologie du grimpeur, recherches de radio-électricité, problèmes de télécommunications, observations météorologiques, etc. Ces utilités sont sans doute incontestables, mais elles apparaissent bien dérisoires à côté du mythe formidable de la Tour, du sens humain qu’elle a pris dans le monde entier. C’est qu’ici les raisons utilitaires, si ennoblies qu’elles soient par le mythe de la Science, ne sont rien en comparaison de la grande fonction imaginaire qui, elle, sert aux hommes à être proprement humains. Cependant, comme toujours, le sens gratuit de l’œuvre n’est jamais avoué directement: il est rationalisé sous l’usage: Eiffel voyait sa Tour sous la forme d’un objet sérieux, raisonnable, utile; les hommes le lui renvoient sous la forme d’un grand rêve baroque qui touche naturellement aux bords de l’irrationnel.
Ce double mouvement est profond: l’architecture est toujours rêve et fonction, expression d’une utopie et instrument d’un confort. Avant même la naissance de la Tour, le 19e siècle (surtout en Amérique et en Angleterre) avait souvent rêvé d’édifices sont la hauteur serait surprenante, car le siècle était aux performances techniques et la conquête du ciel travaillait de nouveau l’humanité. En 1881, peu de temps avant la Tour, un architecte français avait poussé fort loin le projet d’une tour-soleil; or, ce projet techniquement assez fou, puisqu’il faisait appel à la maçonnerie et non au fer, se plaçait lui aussi sous la garantie d’une utilité tout empirique; d’une part, un brûlot placé en haut de l’édifice devait éclairer la nuit les moindres recoins de Paris par un système de miroirs (complexe, on s’en doute!) et d’autre part, le dernier étage de cette tour-soleil (d’environ 1 000 pieds comme la Tour Eiffel) devait être réservé à une sorte d’aérium, où des malades auraient joui d’un air «aussi pur qu’à la montagne». Et pourtant, ici comme pour la Tour, l’utilitarisme naïf de l’entreprise ne se sépare pas de la fonction onirique, infiniment puissante qui, au vrai, en inspire la naissance: l’usage ne fait jamais qu’abriter le sens. Ainsi, pourrait-on parler, chez les hommes, d’un véritable complexe de Babel: Babel devait servir à communiquer avec Dieu, et pourtant Babel est un rêve qui touche à bien d’autres profondeurs qu’à celle du projet théologique; et de même que ce grand rêve ascensionnel, débarrassé du tuteur utilitaire, est finalement ce qui reste dans les innombrables Babel représentées par les peintres, comme si la fonction de l’art était de révéler l’inutilité profonde des objets, de même la Tour, bien vite dégagée des considérants scientifiques qui avaient autorisé sa naissance (peu importe ici que la Tour soit réellement utile), a pris le départ d’un grand rêve humain où se mêlent des sens mobiles et infinis: elle a reconquis l’inutilité foncière qui la fait vivre dans l’imagination des hommes. Au début, on a voulu, tant l’idée d’un monument vide est paradoxale, en faire un « temple de la Science »; mais ce n’est là qu’une métaphore; en fait la Tour n’est rien, elle accomplit une sorte de degré zéro du monument; elle ne participe à aucun sacré, même pas à l’Art; on ne peut visiter la Tour comme un musée: il n’y a rien à voir dans la Tour. Ce monument vide reçoit pourtant chaque année deux fois plus de visiteurs que le musée du Louvre et sensiblement davantage que le plus grand cinéma de Paris.
Pourquoi donc visite-t-on la Tour Eiffel? Sans doute pour participer à un rêve dont elle est (et c’est son originalité) beaucoup plus le cristallisateur que l’objet propre. La Tour n’est pas un spectacle ordinaire; entrer dans la Tour, l’escalader, courir autour de ses coursives, c’est, d’une façon à la fois plus élémentaire et plus profonde, accéder à une vue et explorer l’intérieur d’un objet (pourtant ajouré), transformer le rite touristique en aventure du regard et de l’intelligence. C’est cette double fonction dont on voudrait dire quelques mots avant de passer, pour finir, à la grande fonction symbolique de la Tour, qui est son sens dernier.
La Tour regarde Paris. Visiter la Tour, c’est se mettre au balcon pour percevoir, comprendre et savourer une certaine essence de Paris. Et ici, encore, la Tour est un monument original. Habituellement, les belvédères sont des points de vue sur la nature, dont ils tiennent les éléments, eau, vallées, forêts, rassemblés sous eux, en sorte que le tourisme de la « belle vue » implique infailliblement une mythologie naturiste. La Tour, elle, donne non sur la nature, mais sur la ville; et pourtant, par sa position même de point de vue visité, la Tour fait de la ville une sorte de nature; elle constitue le fourmillement des hommes en paysage, elle ajoute au mythe urbain, souvent sombre, une dimension romantique, une harmonie, un allègement; par elle, à partir d’elle, la ville rejoint les grands thèmes naturels qui s’offrent à la curiosité des hommes: l’océan, la tempête, la montagne, la neige, les fleuves. Visiter la Tour, ce n’est donc pas entrer en contact avec un sacré historique, comme c’est le cas pour la plupart des monuments, mais plutôt avec une nouvelle nature, celle de l’espace humain: la Tour n’est pas trace, souvenir, bref culture, mais plutôt consommation immédiate d’une humanité rendue naturelle par ce regard qui la transforme en espace.
On peut dire qu’à ce titre, la Tour matérialise une imagination qui a eu sa première expression dans la littérature (c’est souvent la fonction des grands livres que d’accomplir à l’avance ce que la technique ne fera qu’exécuter). Le 19e siècle, une cinquantaine d’années avant la Tour, a produit en effet deux œuvres où le fantasme (peut-être très vieux) de la vision panoramique a reçu la caution d’une grande écriture poétique: ce sont, d’une part le chapitre de Notre Dame de Paris consacré à Paris vu à vol d’oiseau, et d’autre part le Tableau de la France de Michelet. Or ce qu’il y a d’admirable dans ces deux grandes vues cavalières, l’une de Paris, l’autre de la France, c’est que Hugo et Michelet ont très bien compris qu’au merveilleux allègement de l’altitude, la vision panoramique ajoutait un pouvoir incomparable d’intellection: le vol d’oiseau, que tout visiteur de la Tour peut prendre un instant à son compte, donne le monde à lire, et non seulement à percevoir; c’est pourquoi il correspond à une sensibilité nouvelle de la vision; voyager, autrefois (que l’on songe, à certaines promenades, d’ailleurs admirables, de Rousseau), c’est être enfoui dans la sensation, ne percevoir qu’une sorte de ras des choses; le vol d’oiseau, au contraire, figuré par nos écrivains romantiques comme s’ils avaient pressenti à la fois l’édificaion de la Tour et la naissance de l’aviation, permet de dépasser la sensation et de voir les choses dans leur structure. C’est donc l’avènement d’une perception nouvelle, de mode intellectualiste, que marquent ces littératures et ces architectures de la vue (nées dans le même siècle et probablement de la même histoire): Paris et la France deviennent sous la plume de Hugo et de Michelet (est sous le regard de la Tour) des objets intelligibles, sans cependant –et c’est là le nouveau– rien perdre de leur matérialité; une catégorie nouvelle apparaît, celle de l’abstraction concrète: tel est d’ailleurs le sens que l’on peut donner aujourd’hui au mot structure: un corps de formes intelligentes.
Semblable à M. Jourdain devant la prose, tout visiteur de la Tour fait ainsi du structuralisme sans le savoir (ce qui n’empêche pas la prose et la structure d’exister bel et bien); dans Paris, étendu sous lui, il distingue spontanément des points discrets —parce que connus– et cependant ne cesse de les relier, de les percevoir à l’intérieur d’un grand espace fonctionnel; bref, il sépare et il agence; Paris s’offre à lui comme un objet virtuellement préparé, tendu à l’intelligence, mais qu’il doit construire lui-même par une dernière activité de l’esprit: rien de moins passif que le coup d’œil que la Tour donne à Paris. Cette activité de l’esprit, véhiculée par le modeste regard du touriste, a un nom: c’est le déchiffrement.
Qu’est-ce qu’un panorama? Une image que l’on cherche à déchiffrer, où l’on essaye de reconnaître des lieux connus, d’identifier des repères. Prenez quelque vue de Paris vue de la Tour Eiffel; vous discernez ici la colline de Chaillot, là le Bois de Boulogne; mais où est l’Arc de Triomphe? Vous ne le voyez pas, et cette absence vous oblige à inspecter de nouveau le panorama, à chercher ce point qui manque à votre structure; votre savoir (celui que vous pouvez avoir de la topographie parisienne) lutte avec votre perception, et en un sens, c’est cela, l’intelligence: reconstituer, faire coopérer la mémoire et la sensation de façon à produire dans votre esprit un simulacre de Paris, dont les éléments sont devant vous, réels, ancestraux, mais cependant dépaysés par l’espace global où ils sont donnés, car cet espace vous était inconnu. Ainsi, approche-t-on de la nature complexe, dialectique, de toute vision panoramique; d’une part c’est une vision euphorique, car elle peut glisser lentement, légèrement, tout au long d’une image continue de Paris, et au premier moment aucun « accident » ne vient rompre cette grande nappe de plans minéraux et végétaux, perçue au loin dans le bonheur de l’altitude; mais d’autre part ce continu même engage l’esprit dans une certaine lutte, il veut être déchiffré, il faut retrouver en lui des signes, une familiarité venue de l’histoire et du mythe; c’est pourquoi jamais un panorama ne peut être consommé comme une œuvre d’art, l’intérêt esthétique d’un tableau cessant dès qu’on essaye de reconnaître en lui des points particuliers surgis du savoir; dire qu’il y a une beauté de Paris étendu aux pieds de la Tour, c’est sans doute avouer cette euphorie de la vision aérienne qui ne reconnaît rien d’autre qu’un espace bien relié; mais c’est aussi masquer l’effort tout intellectuel du regard devant un objet qui demande à être divisé, identifié, rattaché à la mémoire; car le bonheur de la sensation (rien de plus heureux qu’un regard d’altitude) ne suffit pas à éluder la nature questionneuse de l’esprit devant toute image.
Ce caractère somme toute intellectuel du regard panoramique est encore attesté par le phénomène suivant, dont Hugo et Michelet avaient d’ailleurs fait le ressort principal de leurs vues cavalières: percevoir Paris à vol d’oiseau, c’est immanquablement imaginer une histoire; du haut de la Tour, l’esprit se prend à rêver à la mutation du paysage qu’il a sous les yeux; à travers l’étonnement de l’espace, il plonge dans le mystère du temps, se laisse toucher par une sorte d’anamnèse spontanée: c’est la durée elle-même qui devient panoramique. Replaçons-nous (ce n’est guère difficile) au niveau d’un savoir moyen, d’une question ordinaire posée au panorama de Paris; quatre grands moments ressortent aussitôt à notre vue, c’est-à-dire à notre conscience. Le premier, c’est celui de la préhistoire; Paris était alors enseveli sous une nappe d’eau, d’où émergeaient à peine quelques points solides; placé au premier étage de la Tour, le visiteur aurait eu le nez au ras des flots et n’aurait vu que quelques îles basses, l’Étoile, le Panthéon, un îlot boisé, Montmartre et deux piquets bleus dans le lointain, les tours de Notre-Dame, puis à sa gauche, bordant ce grand lac, les berges du mont Valérien; et inversement, le voyageur qui voudrait se placer aujourd’hui sur les hauteurs de ce mont, par temps de brume, verrait émerger les deux derniers étages de la Tour d’un fond liquide; ce rapport préhistorique de la Tour et de l’eau s’est, pour ainsi dire, maintenu symboliquement jusqu’à nos jours, car la Tour est en partie construite sur un mince bras de Seine comblé (à hauteur d la rue de l’Université) et elle semble toujours surgir d’un geste du fleuve dont elle garde les ponts.
«Regard et objet, la Tour Eiffel —et c’est peut-être là sa vie la plus intense— est aussi un symbole, et ce rôle a pris un développement imprévu. Certes, dès le départ, la Tour devait symboliser la Révolution (dont c’était le centenaire) et l’Industrie (dont c’était la grande exposition). Cependant, ces symboles n’ont guère survécu, d’autres les ont remplacés. Le symbole social n’a pas été celui de la démocratie, mais celui de Paris. Ce qui est surprenant, c’est que Paris ait attendu si longtemps pour avoir son symbole. Il y avait bien des monuments symboliques dans Paris, mais ces symboles renvoyaient à autre chose qu’à Paris : à la monarchie, avec le Louvre, ou à l’Empire, avec l’Arc de triomphe; seule, peut-être, on l’a vu, Notre-Dame, surtout dans l’imagination romantique, pouvait se confondre avec une certaine idée de Paris; mais c’était au fond parce que ses tours semblaient dominer, posséder et protéger la capitale; et c’est en somme cette fonction de protection, issue d’une situation d’altitude, qui a été spontanément transférée de Notre-Dame à la Tour, dès lors qu’elle est apparue comme le plus haut monument de la ville. Une seconde circonstance a renforcé la vocation parisienne de la Tour: son inutilité même; tout autre monument, église ou palais, renvoyait à un certain usage; seule la Tour n’était rien d’autre qu’un objet de visite; son vide même la désignait au symbole et le premier symbole qu’elle devait susciter, par une association logique, ne pouvait être que ce qui «visité» en même temps qu’elle, à savoir Paris: la Tour est devenue Paris par métonymie. A quoi, pour finir, il faut sans doute ajouter une circonstance historique; certes, depuis des siècles, Paris était déjà une ville internationale, objet prestigieux d’une «montée» de la province ou d’un voyage à l’étranger; cependant la démocratisation du tourisme, ce mixte moderne de loisir et de voyage, qui est certainement l’un des faits les plus importants de notre histoire contemporaine, appelait fatalement une sorte d’institutionnalisation massive du voyage à Paris, et la Tour fut naturellement le symbole de cette institution.
Un élément plus subtil est venu confirmer le symbole parisien. Mythiquement (qui est le seul plan où l’on se place ici), Paris est une ville très ancienne, et en elle le passé monumental, des thermes de Cluny au Sacré-cœur, devient une valeur sacrée: c’est du passé lui-même que Paris entier est le symbole spontané. Face à cette forêt de symboles passéistes, clochers, dômes, arcs, la Tour surgit comme un acte de rupture, destiné à désacraliser le poids du temps antérieur, à opposer, à la fascination, à l’engluement de l’histoire (si riche soit-elle), la liberté d’un temps neuf; tout, dans la Tour, la désignait à ce symbole de subversion: la hardiesse de la conception, la nouveauté du matériau, l’inesthétisme de la forme, la gratuité de la fonction. Symbole de Paris, on peut dire que la Tour a conquis cette place contre Paris lui-même, ses vieilles pierres, la densité de son histoire; elle a subjugué les symboles anciens, tout comme matériellement elle a dominé les coupoles et leurs aiguilles. En un mot, elle n’a pas pu être pleinement le symbole de Paris que lorsqu’elle a pu lever en lui l’hypothèse du passé et devenir aussi le symbole de la modernité. L’agression même qu’elle a imposée au paysage parisien (soulignée par la Pétition des artistes) est devenue chaleureuse; la Tour s’est faite, avec Paris même, symbole d’audace créatrice, elle a été le geste moderne par lequel le présent dit non au passé. Aussi voit-on la Tour présente, comme chiffre de l’âge nouveau, dans l’œuvre de beaucoup de peintres modernes, de Sysley à la Tour cubiste de Delaunay; Apollinaire, Fargue, Cocteau, Giraudoux en font un objet littéraire; dès 1914, le peintre portugais Santa-Rita donne à Lisbonne une conférence scandaleuse sur la Tour Eiffel et le génie du Futurisme. Aujourd’hui même, où le style moderniste est passé, où l’esthétique de la Tour apparaît plus audacieuse et où les gratte-ciel nous ont habitués aux performances de construction, la Tour n’en est pas pour autant un monument vieux ou démodé; associée périodiquement aux grandes découvertes des temps modernes, l’aérodynamisme la radio, la télévision et même, par sa forme, à la fusée interplanétaire, elle n’a pas d’âge, elle accomplit cette prouesse d’être comme un signe vide du temps.
Au-delà ce ces signes sociaux, la Tour développe des symboles beaucoup plus généraux, appartenant à cet ordre de sensations totales, à la fois puissantes et indistinctes, venues, non d’un sens déterminé, comme la vue ou l’ouïe, mais de la vie profonde du corps et que l’on appelle cénesthésiques. Ici tous les grands archétypes de la sensation se mêlent, consacrant finalement la Tour, comme un objet poétique.
La Tour est d’abord le symbole de l’ascension, de toute ascension; elle accomplit une sorte d’idée de la hauteur en soi. Aucun monument, aucun édifice, aucun lieu naturel n’est aussi mince et aussi haut; en elle, la largeur est annulée, tout la matière s’absorbe dans un effort de hauteur. On sait combien ces catégories simples, cataloguées par Héraclite, ont d’importance pour l’imagination humaine, qui peut y consommer à la fois une sensation et un concept; on sait aussi, depuis les analyses de Bachelard, combien cette imagination ascensionnelle est euphorique, combien elle aide l’homme à vivre, à rêver, en s’associant en lui à l’image de la plus heureuse des grandes fonctions physiologiques, la respiration. De loin, la Tour est ainsi vécue par des millions d’hommes comme un exercice pur de la hauteur; et de près, pour qui la visite, cette fonction se complique mais ne cesse pas; on le voit sur les photographies de la Tour, au niveau de ses poutrelles, un concours subtil s’établit entre l’horizontal et le vertical, bien loin de barrer, les lignes transversales, la plupart obliques ou arrondies, disposées en arabesques, semblent relancer sans cesse la montée; l’horizontal ne s’empâte jamais, il est lui aussi dévoré par la hauteur; les plates-formes elles-mêmes ne sont jamais que des relais, des reposoirs; tout s’élève dans la Tour, jusqu’à la fine aiguille le long de laquelle elle se perd dans le ciel.Car on comprend bien que cette imagination de la hauteur communique avec une imagination de l’aérien; les deux symboles sont indissolublement liés, l’aérien étant aussi euphorique que le haut auquel il touche (le ciel est une image sublime, donc heureuse). Cependant le thème aérien se développe dans une tout autre direction et rencontre sur son chemin des symboles inédits, que le thème d’altitude de comporte pas. Le premier attribut de la substance aérienne, c’est la légèreté. La Tour est en effet un symbole de légèreté. On sait que ce fut l’une des prouesses techniques d’Eiffel que d’allier le gigantisme (d’ailleurs élancé) de la forme à la légèreté du matériau; une Tour réduite au millième ne pèserait que 7 g, le poids d’une feuille de papier à lettres; une connaissance aussi précise n’est pas nécessaire pour savoir intuitivement que la Tour est prodigieusement légère; il n’y a visiblement en elle aucun poids; elle ne s’enfonce pas dans la terre, mais semble posée sur elle. Le second attribut de la substance aérienne, c’est une qualité bien particulière d’étendue, puisqu’on la trouve ordinairement dans certains tissus, c’est l’ajouré: la Tour est une dentelle de fer, et ce thème n’est pas sans rappeler l’évidement tourmenté de la pierre dont on a toujours fait la marque du gothique: la Tour relaye encore un fois ici la cathédrale. L’ajouré est un attribut précieux de la substance, car il l’exténue sans l’anéantir; en un mot, il fait voir le vide et manifeste le néant sans pour autant lui retirer son état privatif; on voit toujours le ciel à travers la Tour; en elle, l’aérien échange sa propre substance avec les mailles de sa prison, le fer, délié en arabesques, devient lui-même de l’air. Sans doute, ce caractère aérien de la Tour a une origine positive: il fallait trouer à l’extrême le matériau pour qu’il offrît le moins de prise possible au seul ennemi dangereux qu’Eiffel ait rencontré dans son entreprise: le vent; mais par là même, on saisit la nature la plus subtile de l’aérien: c’est la substance antithétique du vent, dans la mesure même où il est du vent dominé, quintessencié, sublimé; le vent est toujours symbole de puissance immaîtrisée, et pas suite de massivité; paradoxalement, le vent ne peut être rattaché aux éléments légers (l’air et le feu) mais bien au contraire aux éléments lourds, telluriques (la terre et la mer); vaincre le vent (comme le fait la Tour) c’est donc aller du côté du léger et du subtil, c’est rejoindre les grandes mythologies de l’esprit songeur et libérateur.
Cependant, le haut, l’aérien, le léger et l’ajouré peuvent se résumer dans un dernier symbole: la plante. La plante est haute par sa tige, aérienne et légère par sa tête, ajourée par ses branches. La Tour a, de la plante, l’essentiel, c’est à dire le mouvement, la simplicité même de ses deux lignes parties de la terre et rejointes vers le ciel, comme celle d’une tige. Mais ce n’est pas tout; car si l’on s’approche, la Tour n’apparaît plus comme le jet vigoureux d’une plante, mais comme une efflorescence; on monte en elle comme dans une fleur d’air et de fer: en elle se retrouvent la rectitudes des fibres, l’arabesque des pétales, l’élancement serré des bourgeons, l’étalement des feuilles et le mouvement même qui tire vers le haut cette matière compliquée et ordonnée.
Est-ce la dernière métaphore de la Tour? La photographie, qui souvent nous dit toute la vérité d’un objet, nous livre peut-être d’elle une autre métamorphose: la métamorphose animale. Soit qu’on la considère comme un insecte au corselet dur dont on aurait arraché les pattes, soit qu’on la voit s’élever dans le ciel comme un oiseau dont on aurait coupé les ailes et qui chercherait à pousser plus haut son vol, bien au-dessus des nuages, soit enfin qu’elle apparaisse plus prosaïquement comme une immense girafe offerte à l’étonnement des Parisiens, comme celle dont un sultan fit cadeau à Louis-Philippe, et qui serait en même temps, par une contraction illogique, la bête et sa cage, il y a une animalité virtuelle de la Tour. Or, on le sait, la métamorphose animale est un thème baroque d’expansion poétique, dans la mesure où l’animal est le plus grand lieu de passage de la Nature, lorsqu’elle émigre de l’objet à l’homme; c’est à l’animal que commencent toutes les transgressions, celle de l’objet qui s’anime mystérieusement, celle de l’homme qui franchit les barrières de la morale et de la nature. La Tour, mythiquement, participe à ce passage. C’est un être baroque parce qu’il enferme un rêve de transgression de la matière vers des états inconnus, sans cependant jamais les rejoindre tout à fait.
C’est en se replaçant au cœur de cette instabilité métaphorique (si féconde et si libératrice pour l’esprit) que l’on peut saisir le dernier avatar de la Tour, qui est son avatar humain. La Tour est une silhouette humaine; sans tête, sinon une fine aiguille, et sans bras (elle est pourtant bien au-delà du monstrueux), c’est tout de même un long buste posé sur deux jambes écartées; elle retrouve d’ailleurs dans cette figure sa fonction tutélaire: la Tour est une femme qui veille sur Paris, qui tient Paris rassemblé à ses pieds; à la fois assise et debout, elle inspecte et protège, elle surveille et couvre. Mais ici, encore, l’approche photographique découvre une nouvelle vérité de la Tour, celle d’un objet sexué; dans le grand lâcher des symboles, le phallus est sans doute sa figure la plus simple; mais à travers le regard de la photographie, c’est tout l’intérieur de la Tour, projeté sur le ciel, qui apparaît sillonné des formes pures du sexe.
Voilà l’espace métaphorique de la Tour. Il y manque encore une dernière dimension, celle-là même de sa limite. Or il s’est spontanément développé autour du monument une sorte de cercle magique, qui dit où la Tour finit: la Tour finit sur la ligne de l’impossible. Dès son origine, à travers ce symbole infini, les hommes se sont mis à jouer avec les limites de l’humain, comme si la Tour appelait la transgression des lois, des usages et de la vie même. Par une sorte de vocation dangereuse, la Tour suscite des performances les plus insolites: on y joue une course d’escaliers à l’assaut du deuxième étage (1905), on la descend à bicyclette (1925), on passe en avion entre ses piliers (1945). Mais surtout on y joue avec la vie, on y meurt; dès avant qu’elle fût achevée, un jeune ouvrier, par fanfaronnade, court sur les poutres du premier étage et se tue sous les yeux de sa fiancée; en 1912, Treichelt, l’Homme-Oiseau, muni d’ailes compliquées, se jette de la Tour et s’écrase. On sait d’autre part que la Tour est un lieu de suicides. Or seule une raison mythique peut rendre compte des suicides de la Tour, et cette raison est faite de tous les symboles dont la Tour est chargée; c’est parce que la Tour est spectacle pur, symbole absolu, métamorphose infinie qu’en dépit ou à cause des innombrables images de vie qu’elle libère, elle appelle la dernière image de l’expérience humaine, celle de la mort.
Regard, objet, symbole, la Tour est tout ce que l’homme met en elle, et ce tout est infini. Spectacle regardé et regardant, édifice inutile et irremplaçable, monde familier et symbole héroïque, témoin d’un siècle et monument toujours neuf, objet inimitable et sans cesse reproduit, elle est le signe pur, ouvert à tous les temps, à toutes les images et à tous les sens, la métaphore sans frein; à travers la Tour, les hommes exercent cette grande fonction de l’imaginaire, qui est leur liberté, puisque aucune histoire, si sombre soit-elle, n’a jamais pu la leur enlever.»