Première manière de lire un livre: en travers. Aller dans l’index et chercher le nom d’un de vos auteurs préférés cité par Rancière. Ici Rousseau: les pages où Rousseau est cité nommément, dans l’introduction (p.17) puis dans deux scènes, la première, «La beautée divisée», où Rancière critique vertement l’aisthesis rousseauiste basique, la fête (la vulgaire teuf), la troisième, «Le ciel du plébéien», où il encense une autre forme d’aisthesis minimale rousseauiste, le far niente.
pages 16-17, 34-40, 70-71
Deuxième manière: chercher des entretiens avec l’auteur: dans les archives de Libération en ligne, cette interview qui est la version longue et illustrée de celle parue dans le «Cahier Livres» du 17 novembre et qui a été mise en ligne la veille de sa parution papier et internet. On est dans un autre espace que celui du journal en ligne proprement dit et où tout nous est donné, le maximum du texte et le maximum des liens hypertextuels (tout le film de Vertov cité par JR est sur YouTube!). J’ai copié et collé ici sur ce blog tout ce texte et reconstitué l’iconographie que ne charrie pas l’opération copier-coller. C’est un excellent exemple d’article hors papier mais qui n’est accessible que pour les abonnés à Libé.
L’entretien est mené et présenté par Eric Loret: «chaque chapitre d’Aisthesis, le nouvel essai de Jacques Rancière, commence par un texte critique. Tantôt plus canonique, avec Winckelmann à propos du torse du Belvédère, tantôt beaucoup moins : ainsi quand Théodore de Banville étudie les frères Hanlon Lees, stars du mime autour de 1879. Il y a aussi : Mallarmé écrivant sur la Loïe Fuller [Warburg aussi plus tard?], Maeterlinck sur le Solness d’Ibsen, le dossier de presse de la Sixième Partie du monde de Dziga Vertov (1926), etc. Quatorze «scènes» que Jacques Rancière explore dans ce livre majeur, fourmillant, où l’on apprend à chaque page (par exemple, à faire tenir des enfants-oiseaux sur le dos d’un hippopotame ; ou, plus difficile, comment passer d’un vase de Gallé à Die Glückliche Hand de Schonberg) et qui déroule une pensée politique toujours aussi décapante. L’auteur nous recevait chez lui la semaine dernière pour commenter son essai.»
E.L.: Alors que la «fin de l’esthétique» a été proclamée depuis longtemps par la philosophie analytique, vous publiez un essai baptisé Aisthesis…
J. R.: Il y a certes une critique de l’esthétique, depuis un certain nombre d’années, et pas seulement chez les analytiques, mais aussi chez d’autres philosophes, comme Alain Badiou. L’esthétique serait en effet un discours parasite de la philosophie sur les pratiques des arts. Si l’on est philosophe analytique, on prouve toujours que ce parasitage est le fait de gens qui ne connaissent rien à la pratique, rien au langage, rien à rien, et qui par conséquent manquent d’interroger les formes mêmes de production du discours et des œuvres. Mon propos n’est pas de défendre l’esthétique comme discipline, mais de dire que l’esthétique n’est justement pas une discipline qui s’occuperait des œuvres d’art. Elle est un régime de perception, de pensée et, contrairement à ce qu’on répète souvent, il n’y a pas d’art s’il n’y a pas un ensemble de modes de perception, de formes du jugement qui permettent de dire «ceci est de l’art» ou «ceci appartient à tel ou tel art». Fondamentalement, pour moi, même si l’on peut dire qu’il y a une histoire de l’esthétique comme discipline, qui commence à la fin du XVIIIe siècle, cette émergence n’est elle-même qu’un élément d’une configuration qui touche aux modes de perception, aux formes d’intelligibilité. «Esthétique» est donc à penser comme ce que j’ai appelé un «régime d’identification» de l’art.
E.L.: Il n’est donc pas question ici de l’expérience esthétique kantienne…
J.R.: Kant malgré tout perçoit quelque chose de cette transformation, puisqu’il arrive à un moment où se défait un ensemble de règles rendues possibles par le fait que les œuvres des arts particuliers s’adressaient à un public choisi. C’est cela que signifie «mimèsis», «représentation» : un système admis de correspondances entre les règles suivant lesquelles on doit faire des tragédies ou des peintures, par exemple, et les modes d’émotion et les jugements que cela produit sur le public. Le «régime représentatif» de l’art se fonde sur cette idée de correspondance. Il existe dans ce régime une sorte de nature humaine sur le fond de laquelle on peut construire des formes d’adéquation entre ce que les artistes font et ce qu’un public qui leur correspond, ressent. Lorsque Kant écrit la Critique du jugement, ce qui est important, c’est la séparation qu’il opère entre la perception du goût et les règles de l’art. L’adéquation disparaît : le «beau sans concept», idée qui ne nous touche plus beaucoup, est pour la fin du XVIIIe siècle une chose monstrueuse qui vient ruiner tout ce qui existait, et qui correspond à une mutation large de l’expérience, du rapport même à ces œuvres que désormais on va voir dans des musées où elles sont séparées de leur fonction première, de leur destination, offertes à un regard qui ne sait plus très bien ce que l’artiste a voulu faire, qui perd le sens de ces hiérarchies très importantes qui classaient les peintures selon la dignité de leur sujet, etc.
E.L.: Comment s’est construit Aisthesis ?
J.R.: Il y a eu une première trame, autour de l’analyse du torse du Belvédère par Winckelmann ; de Hegel qui fait des petits mendiants de Murillo les représentants de l’idéal, en opposition à la tradition classique. De Mallarmé aussi, avec la Loïe Fuller, que je voulais sortir de l’image du poète hermétique, enfermé dans l’intérieur du langage. Je suis venu à Adolphe Appia et Edward Gordon Craig en travaillant sur la naissance de l’idée de mise en scène, avec cette perspective que, dans les paradigmes du modernisme, on met toujours en avant la peinture en oubliant des transformations très fortes qui ont précédé et qui donnent souvent un sens complètement différent à ce qu’on appelle révolution moderniste. J’avais cette première trame. Ensuite, c’est une question de recherche… Je ne sais plus très bien comment je suis venu à Emerson, mais j’ai senti qu’il y avait là un filon. Un des épisodes sans doute les plus surprenants du livre, ce sont les analyses du poète Banville sur une troupe de mimes anglais, qui sont venues un peu par hasard. J’avais vu leurs noms mentionnés dans une revue soviétique qui parlait de Chaplin. Finalement, j’ai remonté la piste et je suis arrivé à Banville… Mon projet était aussi d’avoir non seulement un événement, mais un texte à partir duquel je puisse dessiner à chaque chapitre tout le réseau des formes d’interprétation et de perception qui se nouent autour de cet événement. James Agee, par exemple, je l’ai lu plus récemment et j’ai été frappé par ses descriptions hallucinantes de tous les objets, bibelots, calendriers aux murs des maisons des métayers d’Alabama. J’ai ensuite vu qu’entre le moment où Agee et Walker Evans sont en Alabama et celui où leur livre illustré paraît, Clement Greenberg publie sont fameux article sur le kitsch dans Partisan Review, assez représentatif d’une certaine avant-garde marxiste esthétisante qui en a assez de la littérature humaniste populiste et qui veut qu’on en revienne à une séparation claire entre la culture populaire, toujours dangereuse, et le véritable art, toujours révolutionnaire, pour le dire vite.
E.L.: Vous livrez entre autres une lecture passionnante du mouvement Arts & Crafts…
J.R.: Un jour, par une de ces aberrations bienheureuses des bibliothèques françaises, je tombe sur le livre de Roger Marx intitulé l’Art social, parce qu’il était rangé au rayon Histoire sociale. Je découvre le paradoxe d’un livre qui s’appelle donc l’Art social et qui est essentiellement consacré à des gens comme Gallé ou Lalique, lesquels font des bijoux et des vases pour le grand monde. Que signifie «art social» dans ce cas ? C’est par extension que je suis remonté à Ruskin d’un côté et de l’autre vers Peter Behrens et ce courant qui est passé en quelques années de l’art Jugendstil et Déco à son contraire, le fonctionnalisme. J’ai essayé de reconstituer cette histoire des arts décoratifs qui ont, contrairement à ce que dit la doxa moderniste, créé beaucoup des conditions de pensabilité de l’art du XXe siècle en suivant une toute autre voie : en disant qu’il y a art là où l’on s’occupe de créer un milieu de vie.
E.L.: Vous partez de textes souvent non-philosophiques, dans un mouvement d’enquête…
J.R.: C’est un livre où j’ai cherché non pas à promouvoir une idée de l’esthétique en m’en prenant à Adorno ou Lyotard mais plutôt à surprendre la constitution de tout un régime de pensée, ce qui suppose qu’on descende un étage en dessous, c’est-à-dire aussi que pour arriver à Hegel devant les mendiants de Murillo (ci-dessus), [ce qui est extraordinaire, c’est qu’en avril 1955, lorsque ma sœur Nicole et moi sommes allées au Louvre pour la première fois, c’est la reproduction de cette peinture même, sous forme de carte postale, que nous avons achetée], on passe par la surprise des conservateurs du Louvre républicain qui, voyant arriver tous les tableaux pillés par les armées révolutionnaires aux quatre coins de l’Europe, se demandent ce qu’ils vont faire avec ces Madones, ces courtisanes, ces Vénus, etc. Comment ils vont défendre le pacte républicain. Il y a un changement de regard nécessaire et Hegel s’inscrit dans ce bouleversement des hiérarchies qui prolonge un bouleversement politico-militaire. Ce qui est très important pour moi, à chaque fois, c’est de savoir comment quelque chose devient pensable et non ce qu’il faut penser ni si un tel a raison ou tort. Comment une danseuse qui fait remuer des voiles ou un mime acrobate devient un paradigme du grand art, comment il est possible que Chaplin, une sorte de pitre, devienne le paradigme de l’art moderne. Cela passe par une sédimentation de jugements où voisinent les journalistes, les artistes, les intellectuels, toute une toile qui se tisse autour d’un événement. D’une certaine façon, Aisthesis est un pendant lointain de mon premier livre, la Nuit des prolétaires, où il s’agissait de savoir comment des ouvriers, des gens qui vivaient en principe dans un univers bien construit, refermé sur lui-même, articulé autour du travail, comment ces gens-là se mettaient tout d’un coup à s’intéresser à toutes sortes de choses qui n’étaient pas leurs problèmes, comme de faire des vers, réinventer philosophiquement le monde, monter des associations pour partir à l’assaut du ciel…
E.L.: L’art des «pauvres» reste une question essentielle dans Aisthesis. Vous insistez en particulier sur le «ne rien faire», la grève de l’action comme arme politico-esthétique.
J.R.: Il y a deux choses. Il y a d’abord la rupture des barrières qui, dans la logique argumentative, séparaient très clairement ce qui était de l’ordre d’une idée artistique de ce qui était de l’ordre de la culture populaire ou, disons, la vie du plus grand nombre. J’ai essayé de montrer comment les paradigmes nouveaux de l’Art avec un grand A se construisaient sans cesse en intégrant des choses qui auparavant étaient méprisables. Si l’on pense à la peinture de genre, par exemple, elle n’est, certes, pas faite par des pauvres, mais elle représente la vie des gens sans qualité. Au XIXe siècle, les esthètes comme Gautier, Banville ou Nerval ont trouvé leurs modèles du côté des funambules, des petits théâtres, et ce mouvement continue avec Mallarmé. Le roman, même, naît en donnant une sorte de résonance infinie à des états d’âmes de gens dont, pour aller vite, on ne pensait pas qu’ils avaient une âme. Il y a d’un côté ce mouvement d’inclusion constant dans le monde de l’art, de la littérature, de ce qui auparavant était exclu, le quotidien, le misérable, la part des pauvres. D’autre part, le régime esthétique est traversé par la rupture du modèle de l’action, de l’homme d’action. La logique représentative était fondée sur le principe aristotélicien qu’un poème était de l’action, était un enchaînement d’événements avec une raison. C’est un principe hiérarchique puisqu’on sait bien qu’il existe deux sortes de vie : il y a des gens qui poursuivent des fins et par conséquent entrent dans une logique d’enchaînement ; et il y a des gens qui vivent au jour le jour et qui participent de la vie sans raison. Cette division soutient tout le régime représentatif. Qu’est-ce qui arrive avec le régime esthétique ? La promotion de toute une série d’états qui viennent nier la barrière même entre agir et être passif. C’est la rêverie de Rousseau qui est reprise par Stendhal lorsque, en prison, Julien Sorel se dit que vrai bonheur du pauvre, c’est de ne rien faire, de rêver. Il y a aussi la pensée du libre jeu chez Kant, chez Schiller, qui continue jusqu’à Chaplin, lequel est l’agité, le nerveux, mais aussi celui sur qui les événements tombent sans cesse, en dehors de toute logique causale traditionnelle. J’essaie de montrer que ce paradoxe est au centre du régime esthétique de l’art et aussi au centre de la problématique de l’émancipation populaire. Au fond, la rupture ce n’est pas de vaincre l’ennemi, c’est de cesser de vivre dans le monde que cet ennemi vous a construit. Ce thème du «ne rien faire», l’art va le découvrir en sortant du régime de l’action et de l’expression pour se concentrer sur des moments où il ne se passe rien. Hegel est un pionnier quand il parle de ces petits mendiants de Murillo, pas du tout parce qu’ils représenteraient la vie du peuple, mais parce qu’ils ne font rien, parce qu’ils sont comme des petits dieux. Il y a une correspondance entre cette espèce de promotion de l’indifférence, de l’indéterminé dans l’art et un mouvement d’émancipation populaire au centre duquel il y a à la fois la conquête du loisir et l’entrée dans un univers où le loisir n’est plus simplement le repos entre deux jours de travail. Et puis on sait que malgré tout, au XIXe siècle, la grande arme privilégiée des travailleurs, c’est la grève, et que le grand mythe est la grève générale. Tous les modèles insurrectionnels, pourtant très importants au XIXe siècle, ont toujours été plus ou moins dépendants d’autre chose, de ce rêve du moment où la société tout entière se met en grève. La grève générale comme insurrection populaire par excellence.
Dziga Vertov, La Sixième Partie du monde, 1926
E.L.: Vous montrez que le modernisme, au contraire, en promouvant l’autonomie de l’art, est allé contre cette seconde possibilité de «vie sans raison»…
J.R.: Il faut bien comprendre que ce qu’on appelle modernisme, depuis Greenberg, est en réalité la liquidation du modernisme. Ce qu’on peut appeler véritablement modernisme est complètement à l’inverse: à savoir comme chez Emerson, Chaplin, Vertov, Agee, cette volonté d’intégrer le tout de l’expérience au sein de l’œuvre d’art. S’il y a eu un projet moderniste, ça a été un projet d’union de l’art et de la vie, et pas du tout un projet d’autonomie des œuvres. Ce qui se passe au moment où Greenberg écrit son article sur le kitsch, où Adorno construit son esthétique, c’est une liquidation de ce grand rêve moderniste, en disant en gros que l’art uni à la vie donne d’un côté Staline et de l’autre l’esthétique commerciale de l’industrie du loisir. Mais fondamentalement, je crois que la modernité comme autonomie est une plaisanterie tardive parfaitement inintéressante. Ce qui est plus intéressant, c’est la contradiction du projet moderniste que j’ai essayé d’examiner, à travers le chapitre sur Vertov notamment. Dans ses films (ci-dessus, la Sixième Partie du monde – 1926), il n’y a que des gens qui agissent, le cinéma se pense comme l’acte de mettre des actions ensemble, l’acte de mettre toute une série de mouvements ensemble pour faire une grande symphonie du mouvement. Mais le problème est une double résistance à cette mobilisation générale. On connaît la résistance populaire aux ingénieurs de la vie nouvelle et, au sein de l’art, si l’on pense à l’Homme à la caméra, il y a une grande symphonie des machines mais ces machines ne produisent rien, tous ces gestes sont équivalents. On a créé un communisme esthétique qui veut être comme la réalité même du nouveau monde social mais qui en fait se referme sur lui-même. Ce qui est frappant c’est qu’à la fin de la journée, dans l’Homme à la caméra, il y a des gens qui se voient dans un cinéma comme des acteurs du communisme, mais sur le mode de la plaisanterie. Je crois que c’est la contradiction du modernisme. Un art de mobilisation générale qui découvre en son cœur le contraire, c’est-à-dire le jeu et la rêverie. Les censeurs soviétiques vont d’ailleurs accuser les films de Vertov d’être du formalisme, c’est-à-dire du jeu, du whitmanisme. La volonté de faire l’art de la vie nouvelle se résout en cette espèce de doublé du lyrisme démocratique et du communisme transformé en jeu.
E.L.: La question du corps, individuel et social, et par conséquent celle de la grève du corps, traverse Aisthesis…
J.R.: J’ai été très attentif au fait que la constitution du régime esthétique passe non seulement, comme certains le croient, par la transformation de certains arts comme la peinture, mais aussi très fortement par celle des paradigmes du corps scénique. Aussi bien si l’on pense à Wagner, avec la question d’Adolphe Appia – comment traduire sur scène, dans les décors et les mouvements des corps la musique de Wagner –, que si l’on considère Loïe Fuller (ci-dessus), les mimes, Chaplin. J’ai voulu insister sur la façon dont une certaine idéalité du mouvement se constituait en opposition aux idéalités anciennes de l’histoire et de l’action. En même temps, j’ai toujours été un peu réticent aux interprétations trop vitalistes du corps en action. C’est pour cela que j’ai mis cette histoire de la promotion du corps, des modèles dramatiques, sous le signe de cette couture première représentée par Winckelmann lorsqu’il analyse le torse du Belvédère qui n’a ni bras ni jambe : c’est une rupture avec le modèle classique du corps organique. Y compris dans les formes qu’on peut dire vitalistes de la danse moderne du XXe siècle, j’ai rappelé que la danse d’expression était née sur la décomposition du modèle ancien et qu’un des éléments importants en est l’autonomie des différentes parties du corps, la défonctionnalisation des gestes, à savoir une réfutation de toute l’idée traditionnelle de ce qu’est un corps complet et actif.
Jacques Rancière
Aisthesis. Scènes du régime esthétique de l’art
Galilée, 328 pp., 27 €.