Le Monde du jour
«En 1978, le philosophe Michel Foucault arrive en Iran pour y effectuer un reportage sur la révolution islamique. Envoyé par le quotidien italien Corriere della sera, il va à la rencontre des insurgés et leur pose des questions. Bien sûr, cet intellectuel de gauche ne manque pas de s’intéresser aux causes économiques du soulèvement. Il commence par détailler les inégalités de classe et de statut qui rongent la société iranienne. Mais son ouverture d’esprit et sa disponibilité à l’événement le rendent sensible à un autre enjeu : « la religion, avec l’emprise formidable qu’elle a sur les gens ». Après avoir interviewé des étudiants et des ouvriers, il dresse le constat suivant : si les facteurs sociaux sont importants pour expliquer la contestation, seule l’espérance messianique a vraiment pu mettre le feu aux poudres. D’ailleurs, les militants se réclamant du communisme ou des droits de l’homme se trouvent peu à peu balayés par ceux qui en appellent à la charia.
Une vulgate marxisante
A l’évidence, « le problème de l’islam comme force politique est un problème essentiel pour notre époque et pour les années à venir », prévenait Foucault. Telle est la leçon de ce reportage signé par un philosophe qui a pu observer de près, et avec une certaine bienveillance, la puissance politique de l’espérance religieuse.Cette leçon, délivrée par l’un des grands intellectuels de gauche, la gauche française l’a aujourd’hui oubliée. Les femmes et les hommes qui peuplent ses groupes militants, ses cercles de réflexion ou ses cabinets ministériels en sont revenus à une conception rudimentaire de la religion : quand ils s’y intéressent, c’est pour la rabattre immédiatement sur autre chose qu’elle-même. A leurs yeux, la religion n’est qu’un symptôme du malaise social, une illusion qui occulte la réalité des conflits économiques. Leur idée de la croyance religieuse relève ainsi d’une vulgate marxisante qui tourne le dos à Foucault et qui ne rend pas non plus justice à Marx, dont la pensée sur le sujet est bien plus riche.Incapable de prendre la religion au sérieux, comment la gauche comprendrait-elle ce qui se passe actuellement, non seulement le regain de la quête spirituelle mais surtout le retour de flamme d’un fanatisme qui en est la perversion violente ? Elle qui fut si fière, naguère, de sa tradition internationaliste, comment pourrait-elle admettre que le djihadisme constitue désormais la seule et unique cause pour laquelle des milliers de jeunes Européens sont prêts à aller mourir loin de chez eux ? Elle qui a toujours identifié les insurgés aux damnés de la Terre, comment pourrait-elle accepter que, parmi ces jeunes, beaucoup sont tout autre chose que des laissés-pour-compte ?Mohamed Belhoucine, jeune homme charismatique lié à Amedy Coulibaly et qui a organisé la fuite de sa compagne vers la Syrie, est diplômé de l’Ecole des mines d’Albi. Quant à « Jihadi John », l’étudiant qui égorge les otages de l’Etat islamique, il a le parfait accent british des bourgeois londoniens. Deux exemples récents, parmi tant d’autres, qui rappellent que ces terroristes sans patrie ni frontières sont souvent des enfants de « bonne famille », échappant au cliché du gamin des cités devenu loup solitaire.
Misérables en quête de célébrité
Comment la gauche, qui tient pour rien les représentations religieuses, comprendrait-elle la haine sanglante de ces hommes vis-à-vis des chrétiens, leur obsession meurtrière à l’égard des juifs ? Elle qui renvoie l’élan de la foi à un folklore dépassé, comment pourrait-elle admettre qu’une armée d’informaticiens, de geeks et de hackeurs se mobilise pour faire triompher des mœurs vieilles de plusieurs siècles ? Elle qui peine à saisir le rapport qu’un croyant peut entretenir avec les textes, comment pourrait-elle concevoir la rage avec laquelle les hommes de Daech détruisent les livres « impies » et les œuvres d’art « sataniques », au nom de ce qu’ils proclament être la religion vraie, celle qu’il faut porter au pouvoir ?Partout où il y a de la religion, la gauche ne voit pas trace de politique. Dès qu’il est question de politique, elle évacue la religion. Bref, elle n’envisage plus la possibilité de cette puissance qui domina si longtemps l’Occident lui-même, et que Michel Foucault nommait une politique spirituelle.Comme l’affirmait jadis l’historien René Rémond, les droites sont en majorité d’anciennes gauches qui ont progressivement glissé sur la scène idéologique. Voilà sans doute pourquoi cet aveuglement concerne une large partie de notre champ politique. Ainsi s’expliquerait la multiplication des voix, de toutes tendances, qui martèlent que l’Etat islamique n’a « rien à voir » avec la religion, et que ses combattants sont moins des fanatiques que des misérables en quête de célébrité, de pauvres hères ayant abusé du jeu vidéo, des paumés ayant trop surfé sur Internet.
Une polarisation du sacré et du profanne
Evidemment, il n’est pas question de nier que le djihadisme ait des causes économiques et sociales. Mais à ignorer sans cesse sa dimension proprement religieuse, on se condamne à l’impuissance. Les fous de Dieu le répètent : ce qui est en jeu, dans leur esprit, c’est une certaine polarisation du sacré et du profane, un partage du bien et du mal. Et ce qui devrait intriguer tous ceux que cette violence frappe, c’est moins ses racines sociales que sa remarquable autonomie par rapport à elles.Foucault en était bien conscient. Confronté à une situation certes différente, mais qui posait déjà la question du discours religieux et de sa puissance politique, il affirmait que quiconque réduisait la religion à une chimère passait à côté de la révolution islamique. Il notait d’ailleurs qu’une telle myopie faisait rire à Téhéran : « Vous savez la phrase qui fait ces temps-ci le plus ricaner les Iraniens ? Celle qui leur paraît la plus sotte, la plus plate, la plus occidentale ? “La religion, opium du peuple.” » Quinze jours plus tard, il utilisait de nouveau ce lexique de la moquerie, mais cette fois pour souligner l’aveuglement des Français à l’égard des événements iraniens : « Quel sens, pour les hommes qui l’habitent, à rechercher au prix même de leur vie cette chose dont nous avons, nous autres, oublié la possibilité depuis la Renaissance et les grandes crises du christianisme : une spiritualité politique. J’entends déjà des Français qui rient, mais je sais qu’ils ont tort. »Pas de quoi rire. Voilà donc la leçon de Michel Foucault, celle que nous ferions bien d’entendre aujourd’hui : il arrive que la religion devienne force autonome, qu’elle se fasse puissance symbolique, matérielle, politique. Si nous nous moquons de cette force, alors nous nous condamnons à passer du rire aux larmes.»
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