Jeremy Rifkin : Créer un Internet de l’énergie

Jeremy Rifkin : «Créer un Internet de l’énergie» (Libération, )

L'économiste américain Jeremy Rifkin en septembre 2012.

L’économiste américain Jeremy Rifkin en septembre 2012. (Photo Semmy Demmou.)

Interview
Le futurologue américain prône une troisième révolution industrielle liant transition énergétique et technologies de l’information. Par LÆTITIA MAILHES Correspondance en Californie.
Président de la Fondation pour les tendances économiques (Foet), l’essayiste américain Jeremy Rifkin estime que l’Europe, France et Allemagne en tête, est la mieux placée pour dominer une économie postcarbone dont il dessine ici les contours.

Selon vous, une troisième révolution industrielle est en marche. Pourquoi et que va-t-elle changer ?

«Les grandes révolutions économiques interviennent toujours à la convergence de deux phénomènes. D’une part, l’émergence d’une source d’énergie qui accroît la complexité des relations économiques. D’autre part, une révolution des modes de communication qui permet de gérer cette complexité. Au XIXe siècle, la machine à vapeur a transformé l’imprimerie et la prolifération de l’imprimé a permis l’instauration de l’éducation publique. Au XXe, l’électricité, le téléphone, la radio et la télévision ont donné naissance à la société de consommation. Mais via des systèmes très centralisés.

Aujourd’hui, avec Internet et les énergies renouvelables, nous sommes à l’aube d’une troisième révolution industrielle marquée par la démocratisation totale des communications et de l’énergie. Deux systèmes décentralisés et collaboratifs, régis par une logique de croissance non plus verticale et hiérarchisée, mais latérale. Le nouveau paradigme est celui de l’économie distribuée, où l’entrepreneuriat est à la portée de chacun. L’impression 3D nous laisse imaginer ce que sera l’appareil de production décentralisé du XXIe siècle. Cela va remettre en cause profondément l’ordre établi capitaliste hypercentralisé du siècle dernier.

Que dire aux tenants de cet ordre établi ?

Le système actuel est cassé. Notre économie du carbone menace la pérennité des écosystèmes naturels dont nous dépendons. Le coût de production des énergies fossiles ne cesse de croître. Les infrastructures sont vieillissantes. Parallèlement, des millions de foyers et d’entreprises produisent déjà leur propre énergie, et leur nombre croît à mesure que le coût des infrastructures diminue. Or celui-ci va baisser de plus en plus, comme cela s’est passé pour les ordinateurs. Imaginez ce que cette énergie bon marché, abondante et produite à demeure va permettre, quand on sait que l’efficacité thermodynamique compte pour 84% de la productivité de nos économies industrialisées !

Aussi, notre message aux gros distributeurs de gaz et d’électricité est : au lieu de vendre autant d’électrons que possible, facilitez le déploiement du nouveau réseau énergétique décentralisé. Et payez-vous en facturant sa gestion et en prélevant un pourcentage sur les économies réalisées par vos clients.

Les politiques ont-ils conscience de cette révolution de l’énergie décentralisée ?

Les 27 membres de l’Union européenne se sont engagés en 2007 à bâtir les cinq piliers nécessaires à son développement. A savoir : atteindre 20% d’énergie renouvelable d’ici à 2020, décentraliser l’infrastructure énergétique en facilitant la création d’innombrables minicentrales électriques grâce au solaire, à l’éolien, au géothermique, à la biomasse, etc. Troisièmement, investir dans les technologies de stockage et donner la priorité aux piles à hydrogène. Créer un Internet de l’énergie pour transformer le réseau électrique centralisé actuel en une toile de microacteurs qui peuvent vendre et acheter leur électricité grâce aux technologies de l’information. Et, enfin, électrifier les transports, y compris les voitures individuelles, rechargeables sur ce réseau décentralisé. Rien ne se produira si ces cinq piliers ne sont pas développés simultanément.

Nous avons évalué que la «Feuille de route vers une économie à faible intensité de carbone à l’horizon 2050» de la Commission européenne nécessitera un investissement annuel des secteurs public et privé de 270 milliards d’euros, soit 1,5% seulement du PIB de l’Europe. J’espère ardemment que l’UE et la Chine, qui a officiellement adhéré aux principes de la troisième révolution industrielle, feront mieux que les Etats-Unis. Barack Obama y a encouragé des initiatives isolées, sans projet global : il n’en est rien sorti.

Où en est la France ?

Je conseille la région Nord-Pas-de-Calais pour établir sa feuille de route et je suis en pourparlers avec quatre autres régions. J’ai passé beaucoup de temps en France ces derniers temps à discuter avec les autorités publiques, le secteur privé et la société civile. Mon sentiment est que la situation évolue beaucoup plus vite chez vous que je ne l’avais imaginé. Je n’aurais pas dit cela il y a deux ans. Au niveau local, on veut aller de l’avant et on ignore les clivages politiques. Les moins de 40 ans, en particulier, sont mûrs pour un vrai changement économique, social et politique. Ils en ont assez de cette crise qui les laisse impuissants. A l’échelle nationale, la France, comme l’Allemagne, maîtrise mieux que quiconque les technologies de l’énergie et des logistiques de transport.

Ces deux pays ont donné naissance à l’Europe grâce au pacte sur l’acier. Ils ont aujourd’hui les moyens d’offrir un second souffle au rêve européen. Les chefs d’entreprise avec qui je parle comprennent cela. Par exemple, Bouygues vient de transformer son siège parisien, la tour Sequana, en un modèle de minicentrale électrique solaire. C’est prometteur.

Etes-vous optimiste ?

Je le suis prudemment. J’observe une évolution encourageante des mentalités. Mais il faut faire cette troisième révolution industrielle maintenant. Je ne sais pas si nous en serons capables à temps. Nous devons d’abord élargir notre conscience collective à la biosphère. Je ne vois pas de plan B. Si nous loupons le coche, si nous jouons de malchance, nous signerons notre extinction future au cours de ce siècle.»