Paul Ricœur & Jean Starobinski. Vraie et fausse angoisse.

Entretien entre Staro et Ricœur faisant suite à la conférence de Ricœur «Vraie et fausse angoisse». in Entretiens avec Jean Starobinski, Lire, écouter, parler, écrire, 2 CD (voir plus bas). Ricœur lancé et relancé par Staro retourne l’angoisse comme un gant de manière assez extraordinaire, —démonstration patente de type inframince, celle d’un recto-verso inhérent à cette notion, une opposition dos à dos entre angoisse et corps physique total qui s’y coltine, y riposte. Le même retournement de type inframince est fait sur la notion de masque (inframince au pseudonyme-comble de l’identité), dans le post précédent. Avec dans les deux cas, un troisième élément qui se surajoute, qui flotte autour  du duo inframince, le met en apesanteur élégante (la mélancolie dans le post précédent, l’ennui dans celui-ci), une sorte de ménage à trois que charrierait toute notion, tout concept, hors dialectique.

Transcription
«J.S.: […] Définir l’angoisse à son niveau le plus simple. Qu’est-ce que l’angoisse à son niveau fondamental, le plus bas?
P.R.: Le mot important est le niveau. Si nous nous posons trop massivement le problème de l’angoisse, nous pouvons très grossièrement la distinguer de la peur en disant que nous avons peur de quelque chose de précis que l’on pourra relativement définir, tandis que l’angoisse plonge dans une sorte de vide, indéterminée, puis reflue sur moi en me menaçant totalement. Mais quand j’ai dit cela, je n’ai pas dit grand chose encore. C’est pourquoi nous pourrions peut-être utilement démembrer le problème en quelque sorte, en dissociant une série de plans, de niveaux d’angoisse. Nous avons intérêt à partir le plus bas possible, parce que nous aurons déjà à un niveau élémentaire les traits généraux de l’angoisse. C’est évidemment l’angoisse de la mort qui donne comme la basse continue de toutes les autres formes de l’angoisse. Dans cette angoisse de la mort, ne se détache-t-il pas une certitude qui est celle de notre existence, celle de l’existence de notre corps, fut-il menacé? Oui, précisément et c’est là la fécondité spirituelle de l’angoisse. Elle me contraint de réévaluer ce que je suis. Dans le cas de la menace de mort, par exemple, je me sens totalement menacé, mais en même temps, je suis amené à réévaluer mes raisons de vivre et ce sont ces raisons de vivre qui me donnent, si je puis dire un vouloir vivre.
J.S.: Et ce vouloir vivre est-il d’abord une raison, ou n’est-il pas au niveau le plus élémentaire quelque chose d’inconscient?
P.R.: Inconscient. Je pense que les forces de la vie sont évidemment ordonnées, organisées, en dessous du niveau de la conscience. Mais ce qui est remarquable chez l’homme —je ne dirai pas cela de l’animal— c’est que la vie dans son unité ne se rassemble qu’au moment d’une part où elle est menacée, où elle devient totalité menacée mais au moment où elle riposte avec tout son bagage d’affirmation.
Autrement dit, je n’affirmerai pas que la vie soit un instinct pour l’homme; il y a des instincts humains, mais très embrouillés, et ma vie doit en quelque sorte tailler son chemin à travers cette mer compliquée d’instincts discordants.
J.S.: Vous parlez de chemins, mais un chemin se définit par le sens où il va. Est-ce que dès l’instant où nous posons le sens d’un chemin pour sortir de cette première angoisse élémentaire, nous ne posons pas déjà le second niveau que vous évoquiez hier.
P.R.: En effet, parce que si j’essaie d’évaluer mes raisons de vivre, j’essaierai peut-être d’abord, de les trouver dans un certain souci de l’hygiène mentale, d’être un homme équilibré, d’avoir réduit le plus possible en moi les conflits et je chercherai donc dans les ressources d’une conscience isolée de quoi riposter à l’angoisse. Mais c’est justement un des faits les plus curieux de la civilisation moderne, c’est que ce soit dans les civilisations les plus stables, les plus protégées contre les menaces extérieures, que surgit à la faveur d’une sorte d’ennui de civilisation, un fond de détresse purement psychique qui n’a rien à voir avec la mort, qui est un caractère beaucoup plus psychologique, je ne dis pas que l’ennui soit l’angoisse, mais certainement que l’ennui véhicule l’angoisse.»