Andrea Branzi. Le design a gagné sur l’architecture

Andrea Branzi, qui a fondé, en 1982, la Domus Academy, première école post-universitaire de design à Milan, estime que notre époque ouvre un champ des possibles. Entretien In Le Monde du jour

« Fin observateur des mutations de la société, quel regard portez-vous sur ce siècle ?

Elles sont finies, les grandes utopies du XXe siècle. Vouloir un monde plus juste, du bien-être pour tous… On a vu la faillite du système socialiste et celle du capitalisme. Dans les années 1980, on pensait que les religions allaient disparaître, balayées par la logique industrielle. Nous sommes au coeur d’une guerre religieuse. On pensait que la globalisation entre les hommes, les marchés et les territoires allait tout homogénéiser, et on voit des conflits locaux et des crises éclater. La société est tel un ectoplasme qui se développe de manière incontrôlée. Il faut accepter ce monde fluide et divers. Il n’y a plus de modèle définitif. Ainsi le design a gagné sur l’architecture moderne. Plus léger et fluide, le premier pénètre dans l’espace domestique. Il est capable d’apporter du bien-être dans le quotidien des hommes, par petites touches.

Quel conseil donnez-vous à vos étudiants ?

C’est une époque très excitante. Tout est en train de changer. Par exemple, le temps de travail et le temps libre se superposent. Le passé, le présent et le futur ne font plus qu’un. Il faut introduire dans la conception d’objets une nouvelle dramaturgie qui intègre la nature, à la base de toute réflexion sur la modernité. J’aime ces grandes villes indiennes où les bêtes et les hommes, la mort et la vie cohabitent. Au contraire, en Occident, on sépare les défunts des vivants. Les animaux sont souvent mis hors champ du design. Moi, je m’intéresse à cette contamination. Il faut s’inspirer des civilisations anciennes et convoquer de nouveau tous les thèmes essentiels de la condition humaine : la mort, la vie, l’éros et le sacré.

Le but est de susciter une émotion ?

Le but du design est de faire des objets qui ont une énergie expressive et une capacité poétique. Une chose qu’on aime voir, qu’on aime croiser, qui a une présence. L’objet n’est plus un bien que tout le monde peut s’approprier, mais au contraire il est devenu sélectif. Il ressemble à ces animaux domestiques qui vont jusqu’à choisir leurs maîtres et vivent comme des esprits bienfaisants dans leurs maisons. Regardez ce vase. On en trouve dans toutes les civilisations, même dans celles qui n’ont pas eu d’architecture. Voilà un objet inutile et indispensable. »

Propos recueillis par Véronique Lorelle