Exergue: Après avoir vu le film, non, Adèle n’est pas émersonnienne, malheureusement. Il reste de ce film tripes-sur-la-table, un macGuffin, le plat de spaghetti, qui pourrait figurer un nœud de vipères, s’il n’était bologniaisé si abondamment: «Qu’on en vienne à mélanger de nouveau les faits et les valeurs, et voilà que la flèche du temps allait s’interrompre, hésiter, s’agiter, se tordre en tous sens et ressembler à un plat de spaghettis, —ou plutôt, à un nœud de vipères.» (Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence, p. 21)
Chronique de Sandra Laugier* parue sous le titre «Le perfectionnisme d’Adèle», dans Libération, Next, 9 novembre 2013; ou aller voir La Vie d’Adèle au nom de la « Self-reliance » d’Emerson:
«Le philosophe Stanley Cavell définit le perfectionnisme moral par l’idée d’être fidèle à soi-même, ou à l’humanité qui est en soi, «l’âme prenant la route (vers le haut, vers l’avant)» et refusant la société au nom de cette exigence, et d’une culture. Culture au sens de Bildung, d’éducation, et de la «culture populaire» dont Cavell, à la suite d’Emerson, n’a cessé de démontrer qu’elle assumait la tâche de transmission et d’expression de l’aspiration démocratique, d’une société où chacun aurait sa juste voix : que ce soit dans les comédies hollywoodiennes du remariage, ou dans les drames du non-mariage et de la «femme inconnue». La Vie d’Adèle, d’Abdellatif Kechiche, hérite des deux genres tout en en radicalisant les enjeux démocratiques.
Tout a été dit de la Vie d’Adèle : l’amour, le sexe, la souffrance ; l’émotion brutale que suscite la vision des trois heures de ce film. Sauf : que ce partage des émotions est motivé non par quelque «universalité» de la passion lesbienne singulière qui nous est contée, mais par ce qui drive l’héroïne, Adèle, et nous avec elle. C’est bien ce perfectionnisme —avant même LA rencontre, après même LA rupture, et au delà—, ce désir d’aller hors et en avant de soi, par l’éducation suscitée par la rencontre d’autrui ou d’œuvres (Marivaux, comme dans l’Esquive, dont la Vie d’Adèle suit directement ; la peinture, Emma étant étudiante aux beaux-arts)— qui meut en Adèle le désir et le manque d’une autre vie, d’une expression plus juste, d’une conversation véritable. Cavell liste, dans Conditions nobles et ignobles,les fondamentaux du perfectionnisme :
«Un mode de conversation entre des ami-e-s (un-e plus âgé et un-e plus jeune) / dont l’un-e dispose d’une autorité intellectuelle ; parce que sa vie est représentative ou exemplaire d’une vie qui est une attraction pour l’autre ; et le moi se reconnaît enchaîné dans cette attirance et découvre qu’il peut se retourner (se convertir, se révolutionner) ; commence un processus d’éducation où chaque moi se trouve entraîné vers un état plus avancé; qui trouve expression dans le rêve d’une transformation de la société.»
C’est le scénario parallèle et perfectionniste de la Vie d’Adèle. Adèle énonce tranquillement —lors de la scène du dîner chez les parents bobos, super tolérants et limite condescendants d’Emma— son but dans la vie: devenir institutrice. La temporalité du film est marquée par les étapes de l’histoire d’amour mais aussi de son parcours de bonne élève à cette profession qui lui permet de survivre aux émotions qui la «trans-versent» et d’exercer sa capacité d’éduquer autrui —pas seulement ses élèves, mais nous spectateurs. Il y a une dimension d’amitié dans la rencontre perfectionniste, comme dans le remariage (Cary Grant et Katharine Hepburn dans The Philadelphia Story [Indiscrétions, ndlr] de Cukor): éducation morale réciproque et transformation égalitaire des deux éléments du couple, qui idéalisent la conversation démocratique. C’est, au contraire, l’impossibilité d’une telle conversation que l’on trouve dans le genre (mélo) drame, où le perfectionnisme doit se manifester et s’exercer autrement —par la confiance en soi et l’expressivité singulière, une réappropriation non conformiste (pour Adèle, comme pour Ennis et Jack dans Brokeback Mountain, d’Ang Lee) de l’humain. Après Nietzsche et Schopenhauer éducateurs, Adèle perfectionniste-éducatrice nous apprend par sa présence le renversement des valeurs. Le perfectionnisme, c’est aussi ce qui permet la transgression de l’inégalité sociale inscrite au générique (l’inconnue Adèle Exarchopoulos vs la star montante et socialisée Léa Seydoux), le film mettant en évidence l’incapacité d’Emma à honorer la demande perfectionniste, à se laisser réciproquement éduquer et, non sans cruauté, le conformisme de son discours culturel. Transgression qui explique la polémique autour du film, dans cette priorité au visage d’Adèle et à l’inscription du personnage dans notre expérience, faisant du perfectionnisme moral, loin d’une quête abstraite du bien, une forme de vie —cette «vie» dont il est question dans le titre du film, celle du vivant vulnérable ordinaire, avec ses larmes— par le miracle de ce que Cavell appelle la photogenèse, ou la création d’une femme.
Le réalisme du film est aussi dans ce coup de force esthétique, perfectionniste et démocratique: le partage de la palme d’or cannoise et spielbergienne entre le réalisateur et les actrices du film, reconnaissance du caractère collectif de l’œuvre et démythification de la figure virile de l’Auteur; le fait, dont certains se sont émus, qu’un grand quotidien consacre sa une à la sortie du film en salles, reconnaissance de son importance dans la vie publique et dans nos vies de spectateurs ; le succès populaire et juvénile (plus de 700 000 entrées) d’un film long et laborieux y compris le tournage —autant de signes que le cinéma peut donner vie à l’éthique et rendre à la philosophie son rôle, pour citer Cavell encore, d’«éducation des adultes» par un amour de la vérité toujours révolutionnaire.»
*Sandra Laugier est professeure de philosophie à l’université Paris-I Panthéon- Sorbonne. Cette chronique est assurée en alternance par Sandra Laugier, Michaël Fœssel, Beatriz Preciado et Frédéric Worms.