Bernard Roques, Patrick Aeberhard. Pourquoi il faut des «salles de shoot»

Libération, 7 février 2013. Tribune. Par Bernard Roques, Professeur émérite à l’université Paris-Descartes, membre de l’Institut de France et Patrick Aeberhard, Ancien président de Médecins du monde, professeur et chercheur associé à Paris-VIII

«Alors que le gouvernement vient d’autoriser, cette semaine, l’expérimentation d’une salle de consommation d’héroïne à moindre risque à Paris, des réactions très vives se font connaître utilisant des arguments moraux tout en excluant l’exigence humanitaire de cette décision.

Le sujet n’est pas nouveau. Nous avions, lors d’un rapport sur la dangerosité des drogues en 1997 (1), insisté sur l’importance de la prise en charge de cette population à risques majeurs, pour diminuer les accidents très graves, voire mortels, les contaminations diverses et le climat d’insécurité (rixes, vols, prostitution, entretien des réseaux mafieux) qui s’y attachent. Cette pratique sanitaire avait montré son efficacité en terme d’amélioration de la sécurité publique. Nous utilisions l’exemple de la ville de Genève (2) et avions recommandé de mettre en place un tel programme à titre expérimental, dans des conditions médicales bien définies avec des moyens suffisants et dans un nombre de centres limités.

Le programme expérimental genevois, dont la responsable nous avait accueillis, s’inscrivait dans le cadre d’une étude fédérale. Il visait à intégrer, dans le réseau sanitaire (94% y sont restés), des patients dont la santé était massivement atteinte par des années de consommation d’héroïne et de marginalité, et de les conduire à un rythme individualisé vers des traitements de substitution, essentiellement par la méthadone, ou vers l’abstinence.

Le profil des patients à l’admission au traitement est constitué principalement de jeunes adultes masculins (plus de 30 ans) qui s’injectent l’héroïne depuis plus de douze ans. Ils ont fait de nombreuses tentatives infructueuses de traitement, de nombreuses overdoses et tentatives de suicide réitérées. Plus de la moitié consomme des benzodiazépines, et l’usage de la cocaïne intraveineuse était en augmentation. Leur histoire médicale révèle une haute prévalence de troubles psychiatriques. Plus d’un quart était positif pour le VIH.

Au bout de cinq ans, une diminution de la consommation illégale d’héroïne s’est associée à une amélioration significative de la santé mentale, une diminution des tentatives de suicides, l’amélioration du fonctionnement social, et la diminution des poursuites. Les patients avaient presque tous réglé leurs problèmes financiers et trouvé un toit, tous étaient assurés et avaient repris des activités adaptées. Ceci démontre l’efficacité du programme à la fois pour le toxicomane et pour son environnement.

Le programme français devait être évalué par un comité national aidé de collègues suisses s’il avait été mis en place. Il n’en a rien été. Quinze ans se sont écoulés, des centaines de personnes sont décédées faute de cette prise en charge, l’épidémie de VIH est loin d’avoir reculé chez les héroïnomanes, la contamination par l’hépatite C s’est amplifiée. Dans de nombreux autres pays européens (Allemagne, Hollande, Royaume-Uni, et Espagne…) de tels programmes sont mis en place. Ces expériences ont été évaluées et ont montré leur efficacité au même titre que les autres mesures de réduction des risques associés aux infections VIH et VHC, aux overdoses, aux infections cutanées, aux septicémies, aux endocardites mais aussi en terme de sécurité publique et de diminution des violences dans certains quartiers.

Cet enjeu de santé publique est de la responsabilité du gouvernement. Les précédents ministres de la Santé, Michèle Barzach, Bernard Kouchner, Philippe Douste-Blazy et Simone Veil, ont permis à la France de retrouver son rang, en développant la vente libre des seringues en pharmacie, le programme d’échange de seringues, les médicaments de substitution à l’héroïne. La politique de réduction des risques est devenue officielle en France grâce à eux et aux ONG qui ont fait pression sur les politiques. La réduction des risques a été inscrite dans le code de la santé publique en 2004 et il est prévu par la loi de pouvoir mener des expérimentations, la présente y compris.

Le débat a été relancé par de nombreux intervenants élus, chercheurs et journalistes. Des municipalités ont accepté de participer à l’expérimentation, en particulier Paris, Marseille et Bordeaux. De nombreux partenaires médicaux et sociaux (Médecins du monde et Gaïa) attendent depuis des années la possibilité d’innover dans les contenus habituellement définis dans ce type de salles. Leur lettre d’intention insiste sur l’éducation aux risques liés à l’injection avec des conseils dépendant de la nature des produits consommés. Ces associations et leurs intervenants médicaux et sociaux ont plus de vingt ans d’expérience, ils seront les garants de programmes dont les caractères humains et sanitaires n’ont échappé à personne. Il faut donc continuer d’ouvrir rapidement des salles de consommation à moindre risque et à visée éducative, étendre cette politique à d’autres villes où se trouvent des populations d’usagers de drogues précarisés.»

(1) «La Dangerosité des drogues», éditions Odile Jacob (le rapport Roques, mai 1998 par la Documentation française.)
(2) La Politique genevoise en matière de toxicomanies, conférence de presse 22 mai 2001.