Bruce Bégout. Orwell et la surveillance

Bruce Bégout. « Orwell et la surveillance ». Extraits de cet article paru dans Philosophie magazine n°98, pp. 80-83

En encadré dans cet article,  un bref rappel de conceptions contemporaines de la surveillance par V. d. O.:

Foucault. « Dans Surveiller et punir, Foucault fait du panoptique de Bentham le modèle des sociétés disciplinaires contemporaines. […] l’individu devient « objet d’une information, jamais sujet dans une communication ». La surveillance s’exerce non seulement sur son corps mais sur ses opinions, ses habitudes, ses craintes. Place au pouvoir « biopolitique ».

Deleuze. « Quand les « sociétés disciplinaires » décrites par Foucault règnent par le mot d’ordre, la « société de contrôle » deleuzienne instaure à sa place le chiffre qui transforme les individus en données, échantillons, marchés. « Le marketing est maintenant l’instrument du contrôle social, et forme la race impudente de nos maîtres. » : la surveillance est désormais continue, appliquée à un individu numérique. C’est la fin de « l’homme enfermé » au profit de « l’homme endetté ».

Agamben. « L’exception devenue permanente n’est plus une hypothèse mais une idée appliquée même en démocratie. Agamben prend l’exemple de la prison de Guantanamo. Ni prisonniers ni inculpés, les detainees relèvent d’une « vie nue » privée de tout statut juridique. La menace terroriste remplace l’ancienne raison d’État par les « raisons de sécurité », posant les bases d’un nouvel « État de sécurité ». Il s’agit d’instaurer un « contrôle généralisé et sans limites ».

Bruce Bégout. Orwell et la surveillance. Extraits de l’article :

« Orwell n’aura de cesse d’observer et d’analyser les nouvelles techniques de manipulation des totalitarismes nazi et soviétiques. […] la pensée totalitaire ne cherche pas à obtenir la simple soumission des individus, elle souhaite leur conformation totale au projet politique. Elle ne veut pas des sujets, mais des adeptes fervents et acritiques. Aussi ne se réduit-elle pas à l’usage de la force qui soumet de l’extérieur les corps récalcitrants, mais elle exige la transformation interne de la sensibilité et de la pensée.

Si Orwell, durant toutes ses années [depuis 1937, guerre d’Espagne jusqu’à 1945], consigne dans ses essais et articles ces avancées techno-politiques dans le pire et met en garde contre ce contrôle de la conscience qu’opèrent la propagande et la police secrète des États totalitaires, ce n’est que dans 1984 [commencé en 1945, publié en 1949, un an avant sa mort], qu’il en tire toutes les conséquences. […] il a constaté que ses compatriotes sous-estiment la menace totalitaire, comme ils ont d’une certaine manière sous-estimé la menace d’Hitler […]. Pour alerter les consciences, […] il convient de combler ce déficit de représentation. La fiction est le meilleur outil pour figurer ce que les Occidentaux sont incapables de mesurer. […] Orwell emploie le roman de l’utopie inversée pour donner à voir l’univers gris, clos et infernal dans lequel un État totalitaire enferme les individus. C’est là que l’imagination vient prendre le relais de l’expérience et permet de présenter dans l’intuition ce qui relève -encore- de la fiction.

S’inspirant de Talon de fer de Jack London et surtout de Nous autres d’Eugène Zamiatine, avec son univers mathématisé et ses maisons de verre, Orwell invente un monde dans lequel la classe des organisateurs, pour reprendre une expression de James Burnham dans The Managerial Revolution, 1941, est totalement soumise à une oligarchie qui organise sa vie, des désirs notamment sexuels et ses pensées. Alors que la masse invisible des prolétaires est presque abandonnée à elle-même, dans les limbes du travail manuel, seuls les employés de l´État  sont soumis au contrôle sévère de leur existence quotidienne. Orwell imagine différents dispositifs qui permettent cette surveillance générale. Notamment le télécran qui permet d’observer chacun chez soi sans que l’on sache si l’on est effectivement observé [panopticon de Bentham]. La réforme technocratique du langage ( le novelangue qui nettoie la langue de sa subtilité, de sa complexité, de sa plasticité et lui substitue l’euphémisme et le mensonge et la police de la pensée. […] on peut supposer que lorsque [la surveillance] parviendra à annihiler tout désir de révolte, 1984 deviendra Le Meilleur des mondes de Huxley ou le pays des Houyhnhnms des Voyages de Gulliver de Jonathan Swift, ce « stade supérieur de l’organisation totalitaire, celui où le conformisme est devenu si général qu’une police est inutile ».

[…] Le régime de surveillance s’en remet à cette persécution passive qu’est le contrôle à distance. C’est le monopole de la définition de la réalité et de la vérité qui est en jeu. La surveillance traque sans cesse les propositions hétérodoxes et favorise leur élimination. C’est une guerre immatérielle qui se déploie ici. La guerre pour le contrôle de l’esprit et la soumission intellectuelle. Le but étant l’acceptation de l’impuissance du plus grand nombre et la reconnaissance de son incapacité à changer la réalité telle qu’elle est produite, médiatisée et légitimée par le pouvoir.

« Le plus effrayant dans le totalitarisme, écrit Orwell dans « À ma guise », un article publié dans Tribune en 1944, n’est pas qu’il commette des atrocités, mais qu’il détruise la notion même de vérité objective: il prétend contrôler le passé aussi bien que l’avenir. »

[…] la morale à tirer de ce dangereux cauchemar est, pour lui qui créa en 1945 le Freedom Defence Commitee, qu’il faut résister au déploiement de cette nouvelle tyrannie, de cette puissance technique des États qui, recherchant le « pouvoir et non l’argent », considère les citoyens comme des criminels potentiels à surveiller.

Une fiction en deçà de la réalité [à débattre]

[…] le système de surveillance ne se limite pas au télécran, il implique à présent tous les objets technologiques qui, étant interconnectés, échangent continuellement des informations, localisent leurs utilisateurs et stockent des données. Le télécran, qui observe Winston Smith, est pour ainsi dire sorti du salon et se balade désormais partout avec nous, sous la forme de multiples objets mouchards. En outre, la surveillance n’est plus verticale, l’apanage de l’État, libéral, ou autoritaire, ce qui dans le cadre des situations d’urgence, revient au même, mais elle devient horizontale, un élément fondamental et quotidien du traitement commercial des données [Deleuzie plus haut] et de l’inter contrôle des utilisateurs eux-mêmes. […]  les individus eux-mêmes sont à la fois surveillés et surveillants, car ils subissent l’espionnage technologique et y participent en signalant, repérant, filtrant. Il ne s’agit pas ici de minimiser la politique de surveillance généralisée des États, et qui doit être strictement encadrée par la loi et le respect des droits fondamentaux des individus – même si l’on peu se demander si elle est aussi forte et efficace qu’on se la représente parfois dans de grands fantasmes dystopiques- mais de souligner que la surveillance marchande et interpersonnelle semble autrement plus présente et prégnante dans nos vies. » Bruce Bégout