Dans Pourparlers,
Reprise de l’article « Sur la philosophie », Magazine littéraire, n° 257, septembre 1988, entretien avec Raymond Bellour et François Ewald, page 204
« Il y a un rapport privilégié de la philosophie avec la neurologie, on le voit chez les associationnistes, chez Schopenhauer ou Bergson. Ce qui nous inspire aujourd’hui, ce ne sont pas les ordinateurs, c’est la microbiologie du cerveau: celui-ci se présente comme un rhizome, de l’herbe plutôt qu’un arbre, « an incertain system », avec des mécanismes probabilitaires, semi-aléatoires, quantiques. Ce n’est pas que nous pensions d’après la connaissance que nous avons du cerveau, mais toute nouvelle pensée trace à vif dans le cerveau des sillons inconnus, elle le tord, le plisse ou le fend. Miracle de Michaux à cet égard. De nouvelles connexions, de nouveaux frayages, de nouvelles synapses, c’est ce que la philosophie mobilise en créant des concepts, mais c’est aussi toute une image dont la biologie du cerveau découvre avec ses moyens propres la ressemblance matérielle objective ou le matériau de puissance.
Ce qui m’a intéressé dans le cinéma, c’est que l’écran puisse y être un cerveau, comme dans le cinéma de Resnais, ou de Syberberg. Le cinéma ne procède pas seulement avec des enchaînements par coupures rationnelles, mais avec des réenchaînements sur coupures irrationnelles : ce n’est pas la même image de la pensée. Ce qu’il y avait d’intéressant dans les clips au début, c’était l’impression que certains donnaient d’opérer par ces connexions et hiatus qui n’étaient plus ceux de la veille, mais pas non plus ceux du rêve ni même du cauchemar. Un instant, ils ont frôlé quelque chose qui était de la pensée. C’est tout ce que je veux dire : une image secrète de la pensée inspire par ses développements, bifurcations et mutations la nécessité toujours de créer des nouveaux concepts, non pas en fonction d’un déterminisme externe, mais en fonction d’un devenir qui emporte les problèmes eux-mêmes. »