Deleuze, Pourparlers
Sur l’image mouvement
« – Votre livre se présente comme étant non une histoire du cinéma, mais une classification des images et des signes, une taxinomie. En ce sens,il prolonge certains de vos ouvrages précédents: par exemple, vous faisiez une classification des signes à propos de Proust. C’est la première fois que vous décidez d’aborder un domaine dans son ensemble, ici le cinéma. Et en même temps, bien que vous vous défendiez d’en faire une histoire, vous le traitez historiquement.
– En effet, c’est une histoire du cinéma, d’une certaine manière, mais une « histoire naturelle« . Il s’agit de classer les types d’images et les signes correspondants, comme on classe les animaux. Les grands genres, western, film policier, film d’histoire, comédie, etc., ne nous disent pas du tout les types d’images ou les caractères intrinsèques. Les plans, en revanche, gros plan, plan d’ensemble, etc. définissent déjà des types. Mais il y a beaucoup d’autres facteurs, lumineux, sonores, temporels, qui interviennent. Si je considère le domaine du cinéma dans son ensemble, c’est parce qu’il est construit sur la base de l’image-mouvement. Dès lors, il est apte à révéler ou à créer un maximum d’images diverses, et surtout à les composer entre elles, par le montage. Il y a des images-perception, des images-action, des images-affection, et bien d’autres encore. Et chaque fois il y a des signes internes qui caractérisent ces images, à la fois du point de vue de leur genèse et de leur composition. Ce ne sont pas des signes linguistiques, même quand ils sont sonores ou même vocaux. L’importance d’un logicien comme Peirce est d’avoir élaboré une classification des signes extrêmement riche, relativement indépendante du modèle linguistique. Il était d’autant plus tentant de voir si le cinéma n’apportait pas une matière mouvante qui allait exiger une nouvelle compréhension des images et des signes. En ce sens, j’ai essayé de faire un livre de logique du cinéma. Pp. 67-68
Dans Matière et mémoire, Bergson ne met plus le mouvement du côté de la durée, mais d’une part il pose une identité absolue mouvement-matière-image, d’autre part il découvre un Temps qui est la coexistence de tous les niveaux de durée (la matière étant seulement le plus bas niveau). Fellini disait récemment que nous sommes en même temps l’enfance, la vieillesse, la maturité: c’est tout à fait bergsonien. Il y a dans Matière et mémoire, les noces d’un pur spiritualisme et d’un matérialisme radical. Si vous voulez Vertov et Dreyer à la fois, les deux directions. » P. 69
Pourparlers. Doutes sur l’imaginaire
« Je ne crois pas à une spécificité de l’imaginaire, mais à deux régimes de l’image : un régime qu’on pourrait appeler organique, qui est celui de l’image-mouvement, qui procède par coupures rationnelles et par enchaînements, et qui projette lui-même un modèle de vérité (le vrai, le tout…) Et puis un régime cristallin*, qui est celui de l’image-temps, procède par coupures irrationnelles et n’a que des ré-enchaînements, et substitue au modèle du vrai la puissance du faux comme devenir. Précisément parce que le cinéma mettait l’image en mouvement, il avait les moyens propres à rencontrer ce problème des deux régimes. Mais on les retrouve ailleurs, avec d’autres moyens : il y a longtemps que Wörringer a montré dans les arts l’affrontement d’un régime organique « classique » et d’un régime inorganique ou cristallin, pourtant non moins vital que l’autre, mais d’une puissante vie non organique, barbare ou gothique. Il y a là deux états du style, sans qu’on puisse dire que l’un est plus « vrai » que l’autre, puisque le vrai comme modèle ou comme idée appartient seulement à l’un des deux. Il se peut aussi que le concept, ou la philosophie, traverse ces états. Nietzsche est l’exemple du discours philosophique qui bascule dans un régime cristallin, pour substituer au modèle du vrai la puissance du devenir, à l’organon une vie non organique, aux enchaînements logiques des ré-enchaînements « pathiques » (aphorismes). Ce que Wörringer a appelé l’expressionnisme est un beau cas de compréhension de la vie non organique, qui s’est pleinement effectué dans le cinéma, et dont on rendrait mal compte en invoquant l’imaginaire. Mais l’expressionnisme n’est qu’un cas, qui n’épuise nullement le régime cristallin : il y a bien d’autres figures, dans les autres genres ou dans le cinéma lui-même. N’y a t’il pas même d’autres régimes que les deux considérés ici, le cristallin et l’organique? Évidemment, il y en a d’autres (quel est le régime des images électroniques digitales, un régime silicium au lieu d’un régime carbone? Là encore, les arts, la science, la philosophie opéreraient des rencontres). La tâche que j’aurais souhaité remplir, dans ces livres sur le cinéma, ce n’est pas une réflexion sur l’imaginaire, c’est une opération plus pratique, essaimer des cristaux de temps. C’est une opération qui se fait dans le cinéma, mais aussi dans les arts, dans les sciences, dans la philosophie. Ce n’est pas de l’imaginaire, c’est un régime des signes. En faveur, je l’espère, d’autres régimes encore. La classification des signes est infinie, et d’abord parce qu’il y a une infinité de classifications. Ce qui m’intéresse, c’est une discipline un peu particulière, la taxinomie, une classification des classifications, qui, contrairement à la linguistique, ne peut pas se passer de la notion de signe. » Pp. 94-96
Hors-cadre, no4, 1986