« L’expression sert plutôt pour d’immenses sagas mais le nouveau texte de Mehdi Belhaj Kacem, qui ne fait que 70 petites pages, ne manque pas de souffle. Artaud et la théorie du complot est à l’origine une intervention que l’auteur, invité par Pierre Michon, fit fin 2014 pour clore l’année Artaud aux Rencontre de Chaminadour. Elle provoqua un enthousiasme que Jean-Paul Chavent décrit dans sa préface : «Sensation de participer plus que d’assister à ce qu’une pensée vivante suscite, provoque et incarne : rien de moins, en ces Très Riches Heures de Chaminadour, que l’invention d’une communauté possible.»
Mehdi Belhaj Kacem est né en 1973 et a vécu en France à partir de 13 ans (père tunisien, mère française). De 1994 à 1997, il publie chez Tristram, alors tout nouvel éditeur, Cancer, 1993, Vies et morts d’Irène Lepic et l’Antéforme, jusqu’à ce que son écriture prenne un tour plus philosophique (il a été proche d’Alain Badiou avant de s’en éloigner radicalement). L’invitation à Rocamadour vient à un instant propice, quand il veut s’«opérer vivant de toute littérature, et en particulier de cette forme de littérature que je pratique depuis plus de dix ans, et qu’on appelle encore, peut-être improprement, la philosophie». Ce livre-conférence sur Artaud évoque, au-delà de l’auteur de Van Gogh le suicidé de la société, Hölderlin, Rousseau, Beckett, Guy Debord, Walter Benjamin, Brigitte Fontaine et Philippe Lacoue-Labarthe dont une lettre ouvre le texte, le philosophe écrivant : «Une autre phrase alors, non moins emphatique, je le crains, est venue se prononcer en moi : je sacrifierai donc à l’autobiographie.» L’autobiographie est aussi ici le sacrifice de Mehdi Belhaj Kacem qui la place dans l’emphase et l’héroïsme revendiqués, un «héroïsme moderne» dont Vies minuscules de Pierre Michon fut un haut fait.
«Artaud est formel : il a été littéralement torturé.» «La théorie du complot», c’est qu’il n’en est pas moins soupçonné d’être paranoïaque, comme l’est toujours Rousseau après des siècles. «Mais pourquoi se préoccuper, s’enquérir d’un héroïsme moderne, me demanderez-vous ? La démocratie, le consensus postmoderne et convivialement nihiliste, n’est-ce pas le deuil à la fois dépressif et sarcastique de tout héroïsme, potentiellement fasciste ?» Mehdi Belhaj Kacem avance de citation en citation, comme s’il était lui-même le lien entre elles. «En enquêtant sur tout ça, sur tous ces littérateurs maudits, j’en suis arrivé, il y a seulement quelques semaines, à une conclusion absolument désarmante de simplicité : tous ces littérateurs ont, tout simplement, été pauvres. Dans notre idiome moderne, nous dirions : voilà une belle bande de crevards.» Est-ce d’une prétention insoutenable de se prétendre un crevard supplémentaire ? C’est plutôt que Mehdi Belhaj Kacem a le sentiment de ne pas pouvoir faire autrement que de se retrouver dans ce camp-là, l’affaire est politique. «Depuis Rousseau, les tentatives les plus radicales de porter la littérature aux limites de ses possibilités se sont, autobiographiquement, c’est-à-dire autothanatographiquement, suicidairement, confondues avec une narration « complotiste ».»
Mehdi Belhaj Kacem ne voit pas de coupure entre le temps de l’avant-garde et celui de la postmodernité : la paraphrase, la répétition, elles étaient déjà là, elles y seront toujours. S’adressant à Pierre Michon : «La postmodernité non postmoderne, c’est toi : c’est le « ne pas céder » sur la littérature, et donc le courage héroïque pour le pathétique, pour le lyrisme : pour les larmes et la souffrance.» «On ne peut pas ne pas se paraphraser./ C’est ça qui s’est passé avec Artaud. « Victime » exemplaire de l’avant-garde, comme tant d’autres avant lui du romantisme, c’est-à-dire de la Religion de l’art, Artaud est celui qui, par excellence, aura voulu trouer le langage pour trouver un langage surgi de nulle part : qui ne doive qu’à lui-même.»
Mehdi Belhaj Kacem fait une citation un peu christique d’Artaud qui ne peut être bien tant qu’il y a du mal quelque part. C’est pour en arriver là qu’il a écrit cette conférence, pour trouver sa propre autobiographie chez Artaud. Il ne veut certes pas souffrir toujours. «Et pourtant, je ne peux qu’adorer cette loyauté, cet héroïsme qui nous dit : tant que nous produirons, sans cesse, des souffrances absolument inutiles, abominables ; tant que nous saurons que, chaque seconde qui passe, quelqu’un, homme ou animal, se fait torturer, assassiner, tabasser, mutiler, violer, exproprier de son être ; alors la prétention de quelqu’un à écrire, penser, créer sans faire cas de cette souffrance surnuméraire sera nulle et non avenue.» Il voit là une définition de la littérature – chaque auteur ne crée-t-il pas la sienne ?