Extrait de la dernière séance du cours «Comment vivre ensemble». http://www.ubu.com/sound/barthes.html
Nous savons qu’en éthologie, dans les groupes animaux les plus serrés, les plus individualisés, les animaux qui vivent en ban ou en vol, les espèces apparemment les plus grégaires règlent cependant la distance interindividuelle, et cette distance réglée entre les individus qui vivent pourtant très serrés les uns contre les autres, cette distance, ça s’appelle la distance critique. Et bien je pense que le problème le plus important du vivre ensemble, ce serait de trouver et de régler la distance critique, la distance au-delà ou en de ça de laquelle il se produit une crise. Il ne faut jamais oublier l’étymologie, et le mot critique doit être attaché au mot crise. La critique littéraire, par exemple, on aurait toujours intérêt à penser qu’elle vise à mettre en crise, ceci est une parenthèse.
Ce problème de la distance critique est d’autant plus aigu aujourd’hui que dans notre monde industrialisé, ce qui coûte cher, c’est-à-dire le bien absolu, c’est la place, c’est ça qui coûte cher : avoir de la place, dans les maisons, dans les appartements, dans les trains, dans les avions, dans les séminaires, le bien véritablement luxueux, c’est d’avoir autour de soi de la place, c’est ça qui coûte le plus cher, c’est avoir autour de soi quelques uns mais pas beaucoup, c’est là le problème typique de l’idiorythmie*.
[*«Régime de certains monastères du Mont-Athos qui, à la différence des communautés cénobitiques, permettent à leurs moines de s’organiser individuellement » (Foi t. 1 1968)]
Si on imaginait une sorte de règle télémique*, calquée sur la règle monastique, cela pourrait donner ceci.
[*Proxémique et télémique. La télémique s’oppose à ce qui a été si longtemps notre dimension privilégiée, sinon unique, qu’Edward Hall appelle à juste titre la proxémique, soit l’aménagement de nos faits et gestes et de nos comportements culturels dans l’espace proche, celui que nous constituons autour de nos corps, autour de nos proches, – famille, ethnie, langue. Partant de la régulation de la distance chez les animaux, l’auteur éclaire de façon convaincante ce qu’il en est de nos espaces visuel, auditif, olfactif, tactile, thermique, que nous organisons en fonction d’une dynamique subtile, presque toujours implicite, pour ne pas dire secrète, en distance intime, en distance personnelle, en distance sociale, en distance publique selon les circonstances, selon les personnes en présence, leurs places et leurs intérêts respectifs, compte tenu de la variété des cultures qui organisent nos significations.
En revanche les moyens techniques mis en œuvre aujourd’hui, tels le train, l’automobile, l’avion, les fusées, les navettes spatiales, constituent le phénomène télémique qui affecte de plus en plus l’ensemble des individus et des entreprises, entraînant à la fois des changements de nos comportements et de notre environnement. A noter que les moyens télémiques évoluent toujours plus en réseaux : réseaux routiers, réseaux ferroviaires, réseaux aériens, réseaux informatiques dont INTERNET préfigure le superréseau planétaire. René Berger, 5.12.1998] http://college-de-vevey.vd.ch/auteur/cybergraines.htm
Dans le règle de Saint Benoît, qui est une règle cénobitique, l’abbé doit donner en propre à chaque moine des objets. Une fois que le moine est intégré dans le couvent, l’abbé lui donne en propre, des objets : un vêtement, une tunique, des souliers, des bas, une ceinture, un couteau, une aiguille, un poinçon pour écrire… et des tablettes. Il s’agit ici d’un don d’objet, qui à l’époque se fait selon le besoin vital. Tous ces objets représentent le minimum nécessaire et significatif. Car à cette époque, ce qui coûte, donc qui fait un objet de don déclaré, ce qui coûte, ce sont les objets fabriqués. Il ne faut pas oublier cette règle très simple d’économie historique. L’objet fabriqué a été pendant des siècles le véritable étalon de la richesse. Au 18e siècle, la fabrication des miroirs, c’est ce qui coûtait le plus de journées de travail de l’ ouvrier. L’objet fabriqué, c’est ce qui pouvait vraiment faire l’objet d’un don essentiel. Or, aujourd’hui, dans la société dite de consommation, l’objet fabriqué ne peut plus avoir ce caractère d’étalon parce que ces objets sont trop faciles à acquérir ou à donner et trop bon marché. Ils ont trop peu de valeur pour constituer un don consacrant. On n’imagine pas un abbé de monastère donnant solennellement comme objet au moine au moment de son initiation, un stylo bille, un cahier, un couteau…
Ce qui coûte aujourd’hui ce ne sont pas les objets fabriqués, c’est la place. Ce qu’on peut donner de plus précieux à quelqu’un, c’est de lui donner de la place. Dans une règle utopique, le don essentiel ce serait le don de place, qui assure la distance critique .
Cette distance critique entre les membres de la petite communauté idiorythmique, c’est une distance qui est dotée d’une valeur au sens fort du terme. Cette valeur ne doit pas être prise dans la perspective mesquine d’un simple quant à soi. La distance critique n’essaie pas seulement de préserver un petit quant à soi dans le vivre ensemble. Je rappelle que Nietzsche fait de la distance entre les êtres une valeur forte, une valeur rare. Et je le cite dans une formulation qui aujourd’hui sonne d’une façon excessive et provocante mais par là même très réveillante. Je le cite : « l’abîme entre homme et homme, entre une classe et une autre, la multiplicité des types, la volonté d’être soi, de se distinguer ce que j’appelle le pathos des distances est le propre de toutes les époques fortes.»
La tension utopique qui gît dans le fantasme idiorythmique vient de ceci. Ce qui est désiré dans l’utopie idiorythmique c’est une distance qui ne casse pas l’affect, c’est cette quadrature du cercle, une distance qui ne brise pas ou qui n’uniformise pas l’affect et l’expression «pathos des distances» me paraît une très belle expression dans la mesure où elle fonctionne un peu comme quelque chose de presque impossible à réaliser, une distance pénétrée, irriguée de tendresse, un pathos où entrerait à la fois de l’eros et de la sophia.
Peut-être en son genre, avec les distinctions d’époque et d’idéologie, comme ce que visait Platon, sous le nom de sofronystère, c’est un mot construit comme phalanstère ou ascétère. On pourrait imaginer un sophronystère où on marierait eros et sophia.
On rejoindrait ici cette valeur que j’essaie peu à peu de définir sous le nom de délicatesse, mot quelque peu provocant dans le monde actuel. Vivre ensemble selon la délicatesse voudrait dire vivre vis à vis des autres à la fois dans la distance et dans les égards, ce serait accomplir ou réaliser une absence de poids dans la relation et cependant une chaleur vive de cette relation et le principe de délicatesse ce serait de ne pas manier l’autre, de ne pas manier les autres, de ne pas manipuler, de renoncer activement aux images des uns et des autres, et d’éviter tout ce qui peut alimenter l’imaginaire de la relation, tout ce qui peut alléger ou annuler ou périmer l’imaginaire d’une relation c’est proprement utopique puisque c’est l’image même du souverain bien. Une relation d’amour sans image, ce serait une relation parfaite et en quelque sorte éternelle. Voila pour l’utopie.