« Sans craindre de malmener certains tabous, André-Georges Haudricourt s’est demandé toute sa vie, sans trouver de réponse, si au fond ce n’était pas les autres êtres vivants qui avaient éduqué les hommes, si ce n’était pas les chevaux qui leur avaient appris à courir, les grenouilles à sauter, les plantes à patienter. Et à ceux qui lui reprochaient l’éclectisme de ses recherches et leur caractère dispersé, il répondait avec malice: Mais non, au contraire, je rassemble7! »
Catégorie : Green Attitude
Aby Warburg. Du sentiment moderne de la nature.
Aby Warburg « Le Déjeuner sur l’herbe de Manet ». La fonction préfiguratrice des divinités élémentaires païennes pour l’évolution du sentiment moderne de la nature.
1.
Aby Warburg in Miroirs de failles. Lettre d’Aby Warburg à Gustav Pauli, 14. II. 1929. Rome, Palace Hôtel, le 14.2.29 (extraits) en forme d’introduction au texte d’Aby Warburg qui suit la lettre.
(Page 78)
Mon cher Pauli
Ma question à propos de la «querelle» n’était pas à entendre ainsi: je sais bien que tu n’es pas homme à chercher querelle, mais que, lorsqu’il le faut, tu tires l’épée en galantuomo et te défends le dos au mur contre l’ennemi. La «querelle» dont j’aimerais connaître l’histoire est bien plutôt celle que Manet eut à vider à cause de son «déjeuner sur l’herbe». Je n’ai pas trouvé jusqu’à maintenant un seul ouvrage exhaustif sur Manet, ni même la moindre référence bibliographique, promettant ne fût-ce qu’un aperçu psychologique sur la question.
Quant à la preuve que tu apportes, elle revêt pour moi une signification beaucoup plus grande qu’il n’y parait.
Au cours de mes recherches sur la force de survivance des préfigurations antiques dans l’expression du langage gestuel, j’ai d’abord cherché pendant des années la valeur expressive survivante de l’intensification mimique, et mis celle-ci au jour. Mais voici que l’autre aspect de l’expression du langage gestuel, son envers négatif, à savoir l’attitude de l’homme absorbé en lui-même, s’avance à côté du premier et demande à être exploré au même titre que lui. Ainsi, par exemple, il m’est apparu que la position de la Melencolia I de Dürer reprenait, modifiée dans sa forme (mais pour cette raison même autonome), une posture de dieu-fleuve.(Que Dürer ait réellement eu connaissance d’un dieu-fleuve sous l’espèce d’une figure de pendentif antique, c’est ce que révèle une gravure sur bois appartenant à la Vie de Marie). Cette attitude de dieu-fleuve, qui incarnait dans la mythologie païenne la force naturelle telle qu’elle s’exerce dans les eaux calmes ou courante, trouve un écho direct dans le Jugement de Pâris représenté d’après modèle antique sur la gravure de Raimondi. Les trois divinités naturelles, comme tu l’as bien formulé, n’ont «rien à se dire». Peut-être, justement parce qu’elles sont nées comme une réponse en image, suffisante en soir, à la question de l’origine. Elles se dressent d’elles-mêmes, tels des roseaux dans les eaux calmes, et la question de l’origine et de la destination s’est résolue à travers elles dans le processus de figuration qui les […] Jetés tous ensemble sur la rive, sans que rien n’indique qu’ils aient été portés l’un vers l’autre, les trois corps prennent place avec désinvolture dans l’espace luxuriant qui s’étend autour d’eux.
Traquer les préfigurations du langage gestuel, saisir son essence dans ses contiguïtés et ses continuités, tel est l’enjeu véritable et profond de notre Atlas, composé à ce jour de 1500 reproductions plus ou moins ordonnées.
Tu vois à présent ce que signifie le tableau hollandais que j’ai découvert à Tivoli. Aurais-je pu trouver pièce à conviction plus probante pour compléter les planches de ma construction historique? La tentative de représenter sur le mode épique antique la légende d’Ève comme le noyau d’une procédure judiciaire douteuse s’y allie à l’existence la plus évidente, animale, naturelle. Dans les eaux des dieux-fleuves, les vaches, débarrassées de leur existence démonique, quoique encore légèrement menaçantes, contribuent à la métamorphose qui s’achèvera plus tard dans le tableau français. Paris, à la différence de Pâris, décerne son prix de beauté non pas à la nudité singulière mais à cet ensemble composé d’une humanité habillée et d’un corps libre au sein de la nature florissante. De la sécularisation du démonisne païen (par-delà Melencolia I, tiraillée entre nature et fatum) à l’affirmation de la nature dans la forêt française.
Dans sa défense contre la meute des rieurs, Manet a invoqué l’exemple de Giorgione, qui lui-même avait peint des figures nues et vêtues côté à côte. Cette référence ne concerne que le motif du tableau : non seulement Manet ne dit pas que les Vénitiens sont les premiers à avoir présenté le rapport de l’homme au paysage sous ce jour harmonieux mais il passe aussi sous silence le fait que la composition de son « concert de corps allongés » porte la trace du style plastique classique caractéristique des sarcophages antiques, « vu par le tempérament d’un Romain.
Tu comprends maintenant ce que ta découverte signifie, non seulement pour Manet, mais pour l’ensemble de mes déductions. L’intellectuel que je suis se réjouit toujours (pensant y trouver une heureuse confirmation de notre conception de la vie) de voir que la grossière opposition «original» versus «imitation» peut être dépassée par un point de vue médian —et supérieur— pour lequel l’imitation n’est pas un problème juridique mais relève bien plutôt d’une psychologie de la culture. La question qui se pose est celle-ci : quel est le sens de cette intensification à l’œuvre dans l’administration du patrimoine héréditaire au cours du processus d’auto éducation de l’homme européen.
2
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p.125 Page-titre « Le Déjeuner sur l’herbe de Manet. La fonction préfiguratrice des divinités élémentaires païennes pour l’évolution du sentiment moderne de la nature. »
p. 126 De tous les tableaux modernes, aucun ne pose davantage de difficultés au critique d’art soucieux d’établir le rôle déterminant, essentiel des rapports formels et thématiques avec la tradition, que Le Déjeuner sur l’herbe de Manet. Face à une œuvre conçue comme un étendard levé vers la lumière dans la lutte pour se libérer des entraves de la virtuosité académique, il peut paraître vain, pour ne pas dire plus, de vouloir tracer une ligne évolutive parcourant les siècles depuis l’Arcadie jusqu’aux Batignolles en passant par Rousseau. Et pourtant, dans son combat pour les droits de l’homme de l’œil, Manet a invoqué le modèle de Giorgione pour soutenir que la réunion en plein air d’hommes habillés et de femmes nues n’avait en soi, objectivement, rien de révolutionnaire. Manet, l’homme qui s’avançait vers la lumière, avait-il besoin —telle est la question que nous posons aujourd’hui— de se poser par ce retour en arrière en administrateur fidèle de l’héritage du passé, lui dont la figuration immédiate apprenait au monde qu’on ne saurait prétendre, sans prendre part au patrimoine universel de l’esprit, trouver un style créateur de nouvelles valeurs expressives, dès lors que celles-ci puisent leur force de pénétration non pas dans le rejet des formes anciennes, mais dans les écarts subtils induits par leur transformation? La contrainte supra-individuelle peut être une charge insupportable pour le commun des artistes: pour le génie une telle confrontation constitue un acte de magie mystérieuse qui, digne d’Antée, est seule à même de conférer aux empreintes nouvelles leur exaltante force de conviction.
Manet a parlé de Giorgione; mais jamais il n’a invoqué contre les philistins l’appui de la sculpture antique et de Raphaël? (2)
Gustav Pauli a apporté la preuve que ce groupe, qui prend son déjeuner affalé sans le moindre semblant de gêne, emprunte ses contours au classicisme italien de façon si précise qu’on peut en repérer le modèle antique et le médiateur italien avec une exactitude qui reste exceptionnelle dans la science de l’art: Raphaël a dessiné un Jugement de Pâris d’après le relief d’un sarcophage antique que l’on peut voir, aujourd’hui encore, encastré dans la façade de la villa Médicis (l’Académie de France) à Rome; sur la gravure qu’en a faite Marcantonio Raimondi figurent, en bas dans le coin droit, trois demi-dieux nus étendus à même la terre à laquelle ils sont attachés, et dont la posture et la gestuelle dessinent les contours exacts du trio qui déjeune sur l’herbe. À travers des écarts en apparence insignifiants dans le jeu des gestes et du visage s’opère au plan psychique une inversion énergétique de l’humanité représentée. Le geste que des démons naturels subalternes sur le relief antique effectuent (p.128) à des fins cultuelles, exprimant ainsi leur crainte de l’éclair, se mue via la gravure italienne en l’empreinte d’une humanité libre et sûre d’elle-même, qui se montre en pleine lumière.
Des figures de la gravure, Pauli dit: « Elles sont nues et belles, et n’ont rien à se dire?» C’est là sans doute une manière à la fois délicate et fort pertinente de décrire l’atmosphère qui règne au sein du groupe. Les ancêtres païens n’étaient pas aussi bien lotis. La preuve apportée par Pauli de ce que le souvenir d’une composition typiquement antiquisante de la Haute Renaissance italienne survit dans Le Déjeuner sur l’herbe de Manet, et même en détermine la forme, dissimule derrière un plaisant effet de surprise la signification qu’elle revêt pour la science de la culture —signification qui ne saurait ressortir que de l’explicitation détaillée du fond de l’affaire. Pauli a fourni la preuve irréfutable que les trois personnages étendus sur l’herbe étaient une reproduction fidèle des trois dieux-fleuves tels que Raphaël les avait lui-même dessinés en s’inspirant d’un sarcophage antique, et Marcantonio Raimondi gravés dans sa célèbre eau-forte (Le Jugement de Pâris).
Sur cette gravure, ils ne constituent qu’une partie de la scène, à savoir son aile droite. Ils forment le public semi-divin autorisé à regarder le juge qui décerne la pomme à la lauréate de ce funeste concours de beauté. Il est depuis longtemps démontré que nous devons à deux sarcophages antiques, conservés encore aujourd’hui, cette impressionnante résurrection d’un épisode de la mythologie païenne.
Dans la large façade sur jardin de la villa Médicis sont insérés, très en hauteur, comme sur une pellicule en mouvement, plusieurs parois de sarcophages antiques. Dispersés dans tout Rome jusqu’à l’intérieur des églises, ces vestiges monumentaux furent au temps de la première Renaissance les principaux supports grâce auxquels le monde des dieux païens s’était perpétué, pour ainsi dire en chair et en os jusqu’à la période moderne. Ici, donc, se trouve le sarcophage en marbre qui a fourni ses principaux motifs à la gravure italienne. L’autre sarcophage figurant le Jugement de Pâris, tout aussi malaisé à étudier car soustrait à l’observation —il n’est qu’un élément décoratif privé—, est aujourd’hui inséré dans la façade du Casino Doria Pamphili. De lui, nous savons qu’au temps de Raphaël, époque férue d’archéologie s’il en est, il faisait partie de la collection d’Ulysse Aldovrandi (Robert II, 1.10 5).
Les deux sarcophages se distinguent dans le traitement de la légende en ceci que le relief de la villa Médicis restitue deux scènes qui préludent au drame troyen: à gauche le Juge-(p.130) ment de Pâris, à droite le retour de Vénus sur l’Olympe; tandis que le relief du Casino Pamphili, lui, ne donne à voir que le jugement du berger sur le mont Ida, les trois déesses y prenant à peine plus de place que les trois nymphes des sources sur le côté gauche, dont l’opulente beauté physique semble bien avoir incité le graveur à compléter ici le récit, qui pour le reste s’en tient quasiment à la lettre au sarcophage de la villa Médicis. À une différence près, au demeurant très significative: il y manque le héros nu au centre avec son bouclier levé, ainsi que l’ascension de Vénus s’en retournant vers l’Olympe, accompagnée d’une Nikê.
Un autre graveur, [Giulio] Bonasone, a pour sa part reproduit la légende dans ses moindres détails d’après le sarcophage de la villa Médicis. L’on trouve chez lui aussi le second motif central de la composition qui est précisément absent chez Marcantonio: l’ascension de Vénus.
En revanche, les deux gravures présentent de façon similaire les souverains du monde radieux et furieux de la lumière, perchés dans les hauteurs: Jupiter en dieu de l’éclair, trônant au-dessus du Ciel qui lui tient lieu de marchepied, et le Soleil s’élançant sur son char au rythme du jour et de la nuit.
L’écart le plus décisif entre les deux gravures italiennes ne nous apparaitra toutefois qu’à la faveur d’une comparaison minutieuse des attitudes adoptées par le public des demi-dieux. Chez Bonasone, conformément aux sarcophages, les semi-divinités terrestres sont figurées par quatre personnages. Tellus, qui règne sur la Terre, apparaît sur son trône, avec à côté d’elle, en position couchée, trois génies enchaînés à la terre, dont les efforts pour redresser le buste trahissent le saisissement soudain à la vue de l’apparition céleste.
Il en va autrement sur la gravure de Marcantonio, qui s’écarte sur ce point du schéma antique: Tellus a disparu. Et tandis que la nymphe, dans l’œuvre païenne, lève des yeux extatiques vers le miracle qu’elle salue d’un mouvement de main adorateur, la gravure la montre tournant son visage vers le monde extérieur qui contemple la scène.
Si de ce point de vue l’exécution artistique de Bonasone peut paraitre beaucoup plus médiocre, force est de reconnaître qu’il a, plus fidèlement que Marcantonio, conservé l’essence religieuse du sarcophage au sens où l’entendait l’art funéraire païen. L’image de l’ascension était en effet le phylactère métaphorique, porteur d’espoir de résurrection, que les vivants remettaient pour ainsi dire aux morts dans leur cercueil de marbre.
Quant à la gravure de Marcantonio, elle semble ouvrir la voie d’un abandon sans crainte à la bonté et à la beauté originelles de la nature.
Certes la toute-puissante théophanie des forces de la lumière ne s’est pas retirée du ciel, et si les demi-dieux rivés sur la terre ont une pesanteur parfaitement convaincante sur le plan esthétique, ils la doivent bel et bien à la puissance d’empreinte du Phobos cultuel. Cloués à la montagne et à la rive du fleuve, il se redressent, pleins d’aspiration ou de crainte, vers les claires hauteurs dont l’accès leur est interdit. Leurs yeux, entièrement absorbés par la terrible apparition divine, (p.132) lui appartiennent et expriment le désir de se défaire enfin de la pesanteur corporelle, qui est le destin même des non-Olympiens.
Comparons à présent les trois figures allongées du Déjeuner sur l’herbe avec le sarcophage et la gravure italienne: le chaînon qui les relie n’est autre que le visage, tourné en direction du spectateur, de la nymphe des sources représentée par Marcantonio.
Outre qu’elle n’a plus de raison d’accomplir le geste adorateur à l’instant du saisissement, puisque aussi bien elle ne regarde plus le miracle de l’ascension, son attention se porte à présent sur un spectateur imaginaire qu’il lui faut chercher, non plus au ciel, mais sur la terre. Dans la symphonie à trois voix composée par le groupe couché sur le tableau de Manet, cette conscience du spectateur initiée par la gravure italienne s’est notablement renforcée: l’homme assis à côté de la nymphe française tourne lui aussi son regard, pour ainsi dire de tous ses yeux, au-dehors de l’image.
Le centre de la gravure est occupé par la figure féminine vue de dos que l’on voit esquisser le geste de se recouvrir. N’étaient à ses pieds les symboles de la domination intellectuelle, le bouclier à tête de Méduse et le casque empanaché, rien ne permettrait de reconnaître en cette figure, qui prend la place du héros nu du sarcophage, Minerve sur le point de partir: sa fonction —stylistiquement conforme au goût de l’époque pour l’antique—, semblerait au contraire se réduire au simple déploiement de la beauté féminine sous un prétexte mythologique. On y verra le type même de cet autre caractère olympien, détaché et serein, pour qui la corporéité humaine est devenue le miroir d’une humanité supérieure, et non plus l’objet sans défense de l’imprévisible colère de dieux démoniques païens.
Cette retraite archéologisante des dieux dans le royaume de la beauté plastique apparente, qui nous vient de Raphaël et de son école, a eu des conséquences funestes sur notre science de la culture: nous tenons que les dieux païens, en tant que puissances du destin, étaient pour la Haute Renaissance une superstition dépassée. Or il faut bien voir que le démonisme astrologique des divinités païennes est leur fonction originelle la plus ancienne et la plus propre, et que celle-ci a survécu à la période de leur spiritualisation esthétisante.
Ainsi, nul ne s’est aperçu jusqu’ici que les dieux rassemblés sur la voûte de la salle de Galatée à la villa Farnesina représentent, sous couvert d’une scène idyllique, des puissances cosmiques présidant au destin —soit les symboles de la constellation d’Agostino Chigi en 1465, année de sa naissance.
En Italie, le désir de compromis dans l’entourage de ce même Agostino Chigi, à qui les astres inspiraient une crainte sincère, a produit une œuvre d’art que l’on pourrait qualifier de conciliazione entre Dieu le Père et Jupiter Capitolin: dans la coupole qui coiffe son tombeau, Dieu le Père, par le truchement (p. 133) de sept anges associés aux sept planètes, met les démons du destin au service de la Providence chrétienne.
Ce changement de tonalité apporté au motif légendaire est figuré symboliquement dans la gravure de Marcantonio par la femme nue vue de dos qui s’apprête à enfiler son vêtement. Ce motif est absent des sarcophages: il a probablement été formé d’après une statue antique, et transposé sur le personnage de Minerve qui se tient devant nous —le bouclier à tête de Méduse sur le sol et le casque empanaché sont là pour nous l’indiquer— en lieu et place de la fille outragée de Zeus qui, sur les sarcophages, armée de pied en cap, laisse éclater sa colère tel un oiseau courroucé. L’idylle pastorale, le plaisir innocent face à la belle apparence physique, pose un nouveau principe de contemplation artistique qui semble refuser toute tentative, si infime soit-elle, d’empathie mythologisante et de drame psychique sérieux.
Notre thèse, selon laquelle le narcissisme des hommes dans l’image constitue le critère de formation du style, se voit confirmée fort à propos par un troisième sarcophage antique, qui semble contredire au premier abord l’accent mis sur le caractère non antique du visage de la nymphe tourné vers l’extérieur. Or c’est là que l’étude archéologique critique des monuments vole au secours de l’essai psycho-historique: car cette figure, précisément, s’est avérée dès l’époque de Braun et de Jahn une falsification, du reste aujourd’hui disparue de la composition.
Le fait que pendant des siècles les connaisseurs en matière d’art se soient si bien accommodés d’une telle falsification parle en faveur d’une volonté de sélection au sein de la société; cette volonté, qu’on pourrait dire sentimentale, et dont on a trop peu considéré qu’elle était elle-même un facteur artistique contribuant à la formation du style, oscille selon un rythme polaire entre une pulsion de rapprochement et une volonté d’éloignement vis-à-vis de la vie figurée par l’art; déduire chacune de ses phases de la lecture des documents iconographiques et textuels de l’époque, telle est la tâche d’une science de la culture et d’une histoire de l’art qui à ce jour n’existent pas encore.
Entre le Jugement de Pâris sur le sarcophage païen et Le Déjeuner sur l’herbe de Manet s’opère un renversement de la théorie des causes relatives aux phénomènes naturels élémentaires. La loi immanente des processus naturels, soustraite à toute personnification, a chassé du ciel le collège gouvernemental tout entier, avec son lot de querelles internes et d’appétits humains. Si le collège des sept planètes qui préside au destin a conservé jusqu’aujourd’hui sa virulence dans une superstition astrologique restée inébranlée, il n’en demeure pas moins que les grands dieux de l’Olympe ne font plus l’objet d’aucun culte sacrificiel officiel depuis que l’archéologie les a rendus stériles.
(p.135) [non numeroté] Statue libre et bas-relief.
La présence de l’espace conduit à vouloir représenter les proportions d’une corporéité matériellement circonscrite: l’élément eurythmique du nombre est recherché à l’intérieur même des limites corporelles. Miroir récepteur de l’objet présent esquissé. Implique une observation statique.
Rapportée au plan médian de l’espace, l’observation statuaire conduit nécessairement à la perspective, car elle essaie, depuis son lieu de réception immobile, de rassembler la multiplicité des valeurs tactiles en autant de signaux qui apparaissent en raccourci à la surface.
Le relief est le support expressif d’une volonté dirigée vers le futur. Il demande qu’on le suive comme un cortège défilant sous nos yeux. Il ne requiert pas de place fixe pour le spectateur.
Avec l’observation comparée —développée suivant l’esprit de Léonard— de l’existence humaine conditionnée par sa structure corporelle, le génie européen, dans son goût pour le microcosme, a suivi la même direction que l’observation des connexions marcrocosmiques (telle qu’on la trouve chez Copernic par exemple). Saisissement héliotropique, traquant les lois immanentes dans la succession des apparences.
Les anciens dieux païens anthropomorphes, en tant que causateurs [Ursächler] cosmiques, durent battre en retraite au Sud comme au Nord.
Mais l’Italie, loin de concevoir son humanité en termes de grandeur et de gloire, avait considéré l’homme comme un objet de puissances supra-individuelles, quoique prévisibles, dans le rythme temporel des événements terrestres, si bien que le Nord comme le Sud virent s’instaurer un royaume intermédiaire entre la pensée figurative et la pensée mathématique: le monde des dieux antiques.
Comparons à présent les gravures de Raphaël/Raimondi et Bonasone avec la Melencolia 1 de Dürer, dont nous rapprocherons un Juditium annuale du Docteur Gorgwirus date de 1516; ce que nous mettions communément sur le compte d’un simple exercice d’atelier nous apparaît à présent comme une confrontation avec des démons du destin. Destinée humaine ou processus cosmique (inversion de la sphère des intérêts —entrée de la contemplation esthétique).
La joie innocente d’où procédait l’observation comparée —au sens de Léonard— de l’existence humaine conditionnée par sa structure corporelle était une force qui, éclairée par la lumière du microcosme, frayait sa voie vers la connaissance des lois dynamiques latentes.
Son sol nourricier est la pulsion de beauté propre à la culture artistique de la Renaissance, qui recherche l’harmonie dans la réalité donnée, et derrière laquelle la volonté d’éclairer le chaos se meut avec une énergie héliotropique égale à celle des spéculations des mathématiciens. Partant des manifestations de la dépendance macrocosmique de l’homme, la cosmologie mathématique visait elle aussi la découverte des lois dynamiques latentes.
(p. 136) La profusion illogique de la création artistique italienne a produit et conservé une œuvre qui, pour le critique d’art épris d’évolutionnisme, satisfait proprement aux postulats d’un os intermaxillaire. Au musée ethnologique de la villa d’Este, à Tivoli, on peut voir un tableau datant de 1630 environ qui représente le Jugement de Pâris dans une symbiose de personnages (8) antiquisants et de paysage néerlandais (9). La gravure de Marcantonio y détermine jusque dans les moindres détails le monde des figures, cependant que le paysage revêt un caractère résolument hollandais, à la manière des paysages d’un Jan Both. Les trois dieux-fleuves ne sont plus sous le charme du Terribile qui règne dans les airs. La nymphe peut se tourner en toute tranquillité vers l’extérieur du tableau puisque les deux dieux masculins ne sont plus captivés que par un spectacle des plus quotidiens: un petit groupe d’excursionnistes entreprend de franchir un cours d’eau dont deux vaches qui s’y trempent nous assurent qu’il est tranquille et sans danger. Il n’y a donc aucune raison de vouloir y voir un élément menaçant causé par de puissants démons naturels, comme le voudrait une figuration païenne de la causalité.
Quant à la vache hollandaise, d’allure si rustique, qui figure en haut de la montagne à gauche, rien ne permet de l’inscrire dans l’histoire de l’esprit (au sens où elle représenterait un dieu de la montagne), pour la raison même qu’un puissant bœuf, spécimen imposant du troupeau de Pâris, est également présent sur le sarcophage de la villa Médicis. Quoi qu’il en soit, le désir de nature, cet éternel supplément de l’homme pris dans les rets solides de la communauté sociale exige la satisfaction de son droit originel. Manet avait lu son Rousseau.
Anne Cheng. A propos de REMONTRANCE
REMONTRANCE définition (Dictionnaire historique de la langue française)
A. − Surtout au plur. Discours par lequel on montre à quelqu’un ses torts, ses erreurs, pour l’engager à se corriger. Synon. réprimande.Faire de sévères remontrances à un enfant; adresser à qqn d’amicales remontrances. Ce que n’avaient pas fait les insolences sublimes et burlesques du capitaine, la remontrance courtoise de mon père jeta monsieur de Lessay dans une colère furieuse (A. France,Bonnard,1881, p. 399).Des soldats italiens (…) passé six heures du soir, s’arrogeaient le droit, hier et avant-hier soir, de canarder les passants attardés; ce qui leur valut, me dit-on, de vives remontrances de la Kommandantur (Gide,Journal,1942, p. 149).
B. − HIST. DES INSTIT.
1. Au plur. Discours adressé au roi par le Parlement, ou les autres cours ou encore par les États ou assemblées de notables, à l’occasion de l’enregistrement d’une ordonnance pour faire état de ses inconvénients éventuels. Itératives remontrances. Le Parlement de Paris, dans ses remontrances sur le ministère de Mazarin, rappela les promesses de Henri IV (Staël,Consid. Révol. fr., t. 1, 1817, p. 113):
− P. ext. Protestation officielle élevée contre le pouvoir ou ses représentants. Tous vos maréchaux (…) supplièrent eux-mêmes Buonaparte à Wilna, il y a deux ans, d’arrêter sa course sanglante à travers notre sainte Russie. Dès le mois de juin dernier, lors de l’armistice, ils ont renouvelé leurs remontrances! (Adam,Enf. Aust.,1902, p. 144):
Anne Cheng, dans la séance 6 janvier 2022 au Collège de France de son cycle de cours « La Chine est-elle (encore) une civilisation » développe cette notion de REMONTRANCE, [https://www.college-de-france.fr/site/anne-cheng/course-2022-01-06-11h00.htm]
Le terme est emprunté à Léon Vandermeersch par Anne Cheng à propos d’une forme d’opposition pratiquée aujourd’hui par des paysans chinois cantonnais, chassés de leurs terres à des fins de construction d’un «’îlot d’immeubles écologiques». La notion est elle-même équivalente du Satyagraha (du sanskrit सत्याग्रह) ou « attachement ferme à la vérité » (satya = vérité, āgraha = attachement, obstination), principe de contestation et de résistance à l’oppression par la non-violence active, pratiquée par Ghandi. Bel hommage que livre Anne Cheng, dans la fin de sa séance, à la fois à Léon Vandermeersch, grand sinologue disparu cette année, à Gandhi et à ces paysans chinois, dont l’action de maintien sur leurs terres est retracée dans le film Guangzhou une nouvelle ère de Boris Svartzman dont Anne Cheng parle dans sa séance.
Gnezdo. Aide au pouvoir soviétique dans la bataille pour la récolte.
Gnezdo. Aide au pouvoir soviétique dans la bataille pour la récolte. Performance, environ de Moscou, 1976. Photographie Igor Palmin
«Cette action s’étale sur presque une demi-année. Les membres du groupe Gnezdo ont offert leur aide dans une ferme collective près de Moscou et suivi un cycle complet de récolte, du printemps à l’automne. Personne n’assiste au cycle de la récolte des artistes, hormis le photographe Igor Palmin et les membres du groupe. La performance participe également d’une volonté de montrer l’exemple avec humilité, d’inciter les compatriotes à organise des troïkas similaires pour aider le pays. Plusieurs éléments sont saisissants. La temporalité de l’action qui suit un cycle de récolte, c’est-à-dire plusieurs mois , suggère que la performance (s’il convient encore de la nommer ainsi) ne revendique ni geste inédit, ni liberté temporelle; l’action est entièrement régie par les règles de la nature et de l’agriculture, dans un objectif, somme toute, alimentaire. Le collectif — par delà le collectif artistique — est mis à l’honneur. La récolte est un don à la collectivité, et l’art traverse un geste offer, gratuit, joyeux.»
Œuvre vue le mercredi 27 octobre 2021, cartel lu et repris ici avec les photos exposées dans l’exposition du MAMCO, « Performance à Moscou 1975-1985 » organisée par Nicolas Audureau et Emmanuel Landolt.
Jules Thomas. Le « co-walking »
L’argot de bureau : le « cowalking » réinvente la réunion en extérieur Par
« Le « cowalking » ou « walk and talk » consiste à se réunir en marchant en plein air. La pratique se pose comme une solution à la réunionite et à la sédentarité.
Il est 15 heures à Central Park (New York). Sans surprise, on y retrouve tous les clichés possibles : des parents avec leurs poussettes, des retraités sur des bancs, le gazouillis des oiseaux et… une meute de promeneurs en costard et tailleur. Ce ne sont pas des touristes, ils n’ont pas d’audioguide sur les oreilles. Ce ne sont pas non plus des joggeurs, malgré leur montre connectée bipant pour indiquer qu’ils ont dépassé le seuil des 10 000 pas aujourd’hui. Non, ce sont des salariés en réunion, en « cowalking » ou « walk and talk ».
Le cowalking, que l’on pourrait traduire par « réunion-promenade », se définit comme une alternative aux réunions traditionnelles, que seulement 52 % des salariés trouvent efficaces, selon une étude OpinionWay de 2017. Qu’elle s’éternise pour cause de monologue de Bernard, qui aime donner son avis sur tout, ou qu’elle devienne une sieste collective devant les 873 diapositives du dernier business plan, la réunion à l’ancienne est celle où l’on perd du temps. Le walk and talk est né aux Etats-Unis lors des conférences de Steve Jobs, le fondateur d’Apple.
L’objectif le plus clair est de rattraper le temps perdu : un cowalking digne de ce nom dure une demi-heure tout au plus, s’établit sur un circuit prédéfini et doit aboutir à une décision. La prise de notes étant périlleuse en mouvement, il faut garder l’essentiel, débattu en un ou deux kilomètres. Il ne s’agit pas de faire du « corandonning » , ni même du « comarathoning », au risque de perdre quelques salariés en route… selon leur condition physique. Le cowalking n’est pas non plus une pause-café qui s’éterniserait, avec une équipe qui accompagnerait à l’extérieur Stéphanie, cette manageuse qui fume toutes les deux heures.
Des vertus vantées par Aristote et Rousseau
Ce type de réunion se distingue souvent par la taille : son petit comité (entre deux et quatre personnes) est censé faciliter la discussion franche et effacer les liens hiérarchiques. Cela permet aussi de s’affranchir du manque de confidentialité de l’open space, où souvent les oreilles traînent. Pour des raisons logistiques, il est par ailleurs difficile d’envisager vingt personnes marchant au même niveau sur un trottoir, à moins de piétonniser le quartier.
Bien avant Steve Jobs, les philosophes de toutes les époques ont vanté les vertus de la déambulation. Aristote enseignait au lycée d’Athènes en marchant avec ses élèves, dans l’école « péripatéticienne », littéralement « qui aime se promener ». Plus tard, Jean-Jacques Rousseau découpait sa dernière œuvre, Les Rêveries du promeneur solitaire, en dix « promenades ». « La marche a quelque chose qui anime et avive mes idées : je ne puis presque penser quand je reste en place, développe-t-il à ce sujet dans Les Confessions. Il faut que mon corps soit en branle pour y mettre mon esprit. »
La pratique stimulerait donc la créativité : sur un pied d’égalité, en pleine émulation, chacun a son mot à dire. Le walk and talk est d’ailleurs une technique cinématographique popularisée par la série américaine A la Maison Blanche (1999-2006), qui voit souvent des personnages se parler en marchant d’un pas décidé dans les couloirs.
Cette mode vise enfin à lutter contre la sédentarité de l’employé de bureau, en se dépensant de manière utile. En cela, le cowalking rejoint le « walking desk », où le salarié travaille sur un tapis roulant comme un hamster dans sa roue, ou le « stand-up meeting », réunion debout pour éviter les avachissements.
Requinqué après sa promenade, le salarié serait prêt à retourner au bureau sans traîner des pieds. Reste à savoir si… ça marche.»
Akihisa HIRATA. Tree-ness House
Alice Rawsthorn. Design as an attitude
talks and debats
Vitra Design Museum, Wiel-am-Rhein, Germany – by Zoom
18 November 2021
Here We Are! is an exhibition of the Vitra Design Museum dedicated to the stories of women in design since 1900. Alice will participate in a panel on the gender politics of design with the exhibition’s curator Viviane Stapmanns and the designer and curator Matylda Krzykowski.
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Design as an Attitude
Brunei Design Week, Brunei – by Zoom
16 September 2021
Design as an Attitude is the theme of Brunei Design Week 2021, which is organised by the University of Brunei Darussalam. Alice will give the keynote lecture on the opening day of BD2021 to discuss the impact of attitudinal design on current practice and future possibilities.
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http://designweek.com.bn/index.html
The Design Week 2021 (DW21)is an annual event organised by the Faculty of Arts and Social Sciences, Universiti Brunei Darussalam in collaboration with industry professionals in Brunei, with the objective to discuss the importance of design practice in the development of the creative industries and other economic sectors of local, regional and global economy. The event will be held from 16 to 26 September 2021.
Departing from the bold statement “design is not a profession but an attitude” by László Moholy-Nagy in his book entitled “Vision in Motion” (1947), we take design practice as a response to a world of intense economic, social, political, cultural and ecological instability. Design cannot be governed by profit and development at all cost. Design must be driven by global welfare, promote equity, inclusion, and proactively present solutions for global problems such as social crises, environmental issues, access to education, and dysfunctional systems.
Design practice increasingly uses digital resources but never overlooks human interaction, socialisation and direct dialogue in an environment of tolerance, acceptance, mutual respect and understanding.
The Design Week will focus on four main areas:
• Sustainable Design. Discusses the ecological balance between innovation and the environment and presents proposals towards sustainable lifestyles.
• Creative/Smart Cities. Explores the integration of digital technologies and the transformation of urban spaces.
• Cultural Identity. Analyses the impact of design in the preservation and safeguarding of cultural traditions, values and traditional knowledge.
• Future of Design Work. Inquires into the rise of new modalities of design practice and the integration of design products and services across different economic sectors.
Global Canopy. Le petit livre de l’investissement pour la nature
« Modifier nos modes de consommation et de production implique un changement d’échelle »
Le directeur de l’Agence française de développement juge urgent de réformer les investissements
ENTRETIEN
Quels financements sont aujourd’hui dévolus à la nature et quels investissements sont nécessaires ? Par quels moyens est-il possible de mobiliser ces ressources ? C’est pour répondre à ces questions que l’ONG internationale Global Canopy publie lundi 11 janvier, à l’occasion du One Planet Summit, LePetit Livre de l’investissement pour la nature, en collaboration avec l’Agence française de développement (AFD). Pour le directeur général de cette dernière, Rémy Rioux, il est urgent de réformer les subventions néfastes.
Que peut apporter ce guide ?
La question des financements sera un enjeu crucial de la conférence mondiale sur la biodiversité (COP15). Pour que l’on obtienne le meilleur accord possible en Chine fin 2021, il faut qu’il y ait de l’ambition et de l’innovation du côté des instruments financiers. C’est un élément-clé pour rendre les discussions concrètes et donner confiance aux différentes parties. Ce guide permet d’apporter de la clarté sur les enjeux et de tracer le chemin à parcourir.
A combien évalue-t-on les besoins de financements ?
De façon schématique, nous avons besoin de 1 000 milliards de dollars [819 milliards d’euros] par an d’ici à 2030 pour protéger un tiers de la planète et mettre en place un système de production et de consommation qui préserve la nature. Or nous avons aujourd’hui environ 150 milliards par an, soit 15 % de ce qui est nécessaire. Il faut faire des progrès significatifs. Avec deux problèmes majeurs à régler : 80 % des financements actuels sont publics ; et l’essentiel de ces flux concerne les seuls pays de l’OCDE. Il faut les réorienter vers le Sud, où se trouvent les plus grandes richesses biologiques.
LePetit Livre propose une palette d’options pour parvenir à résorber le déficit. Quelles sont les plus importantes ?
D’abord réorienter les subventions néfastes. Aujourd’hui, pour un euro dépensé pour préserver la biodiversité, on en dépense cinq ou six dans des mécanismes publics destructeurs de la nature. Ce mouvement simple, sans surcoût, permettrait de doubler le financement public de la biodiversité.
L’autre grand sujet, c’est de transformer les investissements privés pour les rendre plus protecteurs. Les banques publiques de développement doivent jouer ici pleinement leur rôle et créer un effet d’entraînement. Nous avons lancé une coalition rassemblant les 450 banques publiques de développement au monde pour plus d’investissements de qualité et pour inciter le secteur privé à suivre.
Quel rôle peut avoir la finance dans la transformation en profondeur de nos systèmes de production et de consommation ?
Jusqu’à une date très récente, la biodiversité, c’était la conservation et les aires protégées. C’est indispensable, mais on ne réussira pas à protéger la planète uniquement avec cet instrument. Dès que l’on parle de modifier nos modes de consommation et de production, cela implique de nouvelles alliances et un changement d’échelle.
La question de la métrique, de la redevabilité, de ce qu’est la finance biodiversité devient alors centrale. La « task force on nature-related financial disclosures » [un groupe de travail sur la publication d’informations financières relatives à la nature dont le lancement devait être annoncé lors du One Planet Summit], que l’AFD appuie, est très importante pour mettre en place des règles de suivi. Nous avons besoin d’un cadre commun.
En quoi la convergence climat-biodiversité est-elle importante ?
Il faut s’appuyer sur la force politique qui existe autour des questions climatiques et faire progresser la finance [liée à la protection de la] biodiversité à mesure que la finance [liée celle du]climat augmente. D’ici à 2025, 30 % des financements climat de l’AFD auront un bilan directement positif pour la nature. Si la Banque mondiale, la China Development Bank ou la BNDES brésilienne rejoignent ce mouvement, cela peut faire une réelle différence. Un signal financier positif donne confiance dans la possibilité de la transition.
Le One Planet Summit
De nouveaux engagements pour protéger la biodiversité
Laurence Caramel et Perrine Mouterde in Le Monde
« Le One Planet Summit, organisé par la France, est le premier rendez-vous d’une année cruciale pour la protection de la nature. Impulser un élan politique mondial pour que 2021 soit bien la « super année de la biodiversité » que 2020 n’a pas pu être. Telle est l’ambition du One Planet Summit organisé par la France, dans un format mi-virtuel mi-présentiel. Alors qu’une nouvelle feuille de route pour protéger le vivant doit être adoptée à la fin de l’année en Chine, lors de la 15e Conférence des parties (COP) de la Convention de l’ONU sur la diversité biologique, une trentaine de décideurs (la chancelière allemande, Angela Merkel, le premier ministre britannique, Boris Johnson, le premier vice-premier ministre chinois, Han Zheng, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen…) devaient énoncer de nouveaux engagements, lundi 11 janvier.
Protection des écosystèmes, agroécologie, financements et liens entre déforestation, espèces et santé : quatre des sujets-clés des négociations visant à élaborer le nouveau cadre mondial pour la prochaine décennie sont à l’agenda de ce One Planet Summit – une initiative lancée en 2017 par le président français, Emmanuel Macron, en partenariat avec l’ONU et la Banque mondiale. « Ce rendez-vous est important en termes de mobilisation politique avant le congrès mondial de l’Union internationale pour la conservation de la nature [prévu en septembre à Marseille] et la COP15, explique Sébastien Moncorps, le directeur du comité français de l’UICN. Pour obtenir un accord ambitieux fin 2021, il faut créer des coalitions d’acteurs pour entraîner les pays dans une dynamique positive. »
L’une de ces alliances, la Coalition de la haute ambition pour la nature, œuvre à faire adopter lors de la COP l’objectif de protéger un tiers de la surface de la Terre d’ici à 2030. Le président français, à l’origine de cette coalition avec le Costa Rica, devait annoncer de l’Elysée que cinquante Etats soutiennent désormais cette ambition, contre une vingtaine il y a un an.
C’est aussi le chiffre de 30 % qui a été retenu par Emmanuel Macron pour lancer une nouvelle initiative portant sur les financements. La France devait s’engager à consacrer 30 % de sa finance climat bilatérale à des investissements également bénéfiques à la biodiversité d’ici à 2030, notamment par le biais des solutions fondées sur la nature – des actions qui s’appuient sur les écosystèmes pour lutter contre le changement climatique. Paris entend notamment appeler les autres parties à rejoindre cette coalition lors de la COP26 pour le climat prévue en novembre à Glasgow (Ecosse), et insiste sur l’importance des synergies entre climat et biodiversité.
« Pour atteindre les objectifs climatiques, il faut agir à la fois pour une décarbonation massive de l’économie, mais aussi renforcer la protection des écosystèmes,explique Aleksandar Rankovic, chercheur à l’Institut du développement durable et des relations internationales. Maintenant que de plus en plus de dirigeants prennent au sérieux ces questions, ils se rendent compte qu’il faut des solutions systémiques aux problèmes du climat, de la biodiversité, de la santé ou de l’agriculture. L’approche en silo conduit à des impasses. » Trois mois après le premier sommet des Nations unies sur la biodiversité, le fait de consacrer cette 4e édition du One Planet Summit à cette thématique témoigne aussi d’une volonté croissante de hisser la préservation de la biodiversité au rang des priorités mondiales, au même titre que la lutte contre le dérèglement climatique.
Ce rendez-vous est aussi l’occasion de remettre en selle le projet de Grande Muraille verte, cet ambitieux programme de restauration écologique au service de la lutte contre la pauvreté. Lancée il y a quinze ans, cette initiative panafricaine, qui regroupe onze pays de la bande sahélienne, est le plus souvent restée à l’état de slogan en dehors du Sénégal, de la Mauritanie ou de l’Ethiopie. Selon le premier rapport d’évaluation publié en septembre 2020, qui soulignait un manque de portage politique et un pilotage défaillant, seulement 4 millions d’hectares ont été aménagés sur les 100 millions visés d’ici à 2030. Malgré ce bilan, Paris a convaincu les autres bailleurs internationaux et bilatéraux de réaffirmer leur soutien. « Je ne connais pas d’autre projet qui permette de créer 10 millions d’emplois en aidant ces pays à s’adapter au changement climatique et à améliorer leur sécurité alimentaire », a coutume de répéter Monique Barbut, envoyée spéciale du chef de l’Etat pour la biodiversité.
« Il faut être proactif »
Une enveloppe de quelque 10 milliards d’euros sur cinq ans devait ainsi être annoncée avec, aux côtés de la Banque mondiale et de l’Union européenne, l’arrivée du Fonds vert pour le climat parmi les principaux contributeurs. Un secrétariat chargé du suivi de l’initiative sera créé auprès de la Convention des Nations unies de lutte contre la désertification pour s’assurer que, cette fois-ci, les promesses seront bien tenues.
En écho à la situation sanitaire mondiale, une nouvelle initiative de recherche-action pour la prévention de nouvelles pandémies devait également être lancée. Un programme destiné à devenir le bras armé du Haut Conseil « Une seule santé », un groupe d’experts internationaux lancé en novembre 2020. Près de 350 millions d’euros devraient être consacrés à ce projet, auquel participent les instituts de recherche français et qui doit permettre d’améliorer les réseaux de surveillance épidémiologique ou de former des personnels capables d’identifier les émergences de zoonoses. « Le rapport de la Plate-forme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité a souligné le consensus scientifique sur les liens entre pandémies et érosion de la biodiversité, précise Benjamin Roche, biologiste à l’Institut de recherche pour le développement. Il faut être proactif et voir comment on peut prévenir ces pandémies. »
Sur le plan national, le Fonds mondial pour la nature (WWF) espérait que l’accueil de ce sommet « soit l’occasion pour le président français de trouver un nouvel élan pour la nature ». « A l’heure actuelle, la France continue par exemple d’importer du soja brésilien sans garantie, contribuant à la déforestation, qui elle-même alimente les risques de propagation des zoonoses », a rappelé sa directrice générale, Véronique Andrieux, en appelant à l’adoption d’une législation européenne contraignante sur la déforestation importée. Des organisations de la société civile s’inquiètent de leur côté des « faiblesses » du projet de stratégie nationale des aires protégées, critiqué pour son manque d’objectifs qualitatifs et de moyens. Prévu à l’automne 2020, ce document n’a finalement pas été publié avant le sommet. »
Bruno David. A l’aube de la 6e extinction
Bruno David, président du Muséum national d’Histoire naturelle. Paléontologue et biologiste marin de formation. Auteur de “A l’aube de la sixième extinction. Comment habiter la terre” (Grasset, 2020)
« 2020 devait être un tournant pour la lutte contre le réchauffement climatique, cinq ans après l’accord de Paris. Puis la pandémie a frappé. Cette nouvelle année s’accompagne de nombreuses attentes, que devrait couronner la 26e conférence COP26, qui se tiendra en Ecosse en novembre 2021. Et si ce n’est pas encore trop tard, il y a urgence : 2020 fait partie des des années les plus chaudes jamais enregistrées. Virus et biodiversité, même combat ? Comment les crises précédentes peuvent-elles nous éclairer sur la crise environnementale actuelle ? Comment éviter une sixième extinction ?
Le mécanisme d’extinction des espèces est-il naturel est consubstantiel à l’évolution de la planète ?
Les espèces s’éteignent et d’autres espèces apparaissent. Cela se produit dans un flux, une transformation du vivant qu’on appelle l’évolution biologique. Mais ça se fait à un rythme relativement lent, par rapport au rythme de nos sociétés humaines. L’espèce se différencie en dix mille à cent mille ans à peu près. Le problème d’aujourd’hui, c’est qu’on fait éteindre des espèces ou qu’on fait décliner un certain nombre d’espèces à un rythme considérablement plus rapide que celui des temps passés.
La biosphère n’est pas adaptée à des changements de cette vitesse. Elle n’a pas le temps de migrer, de s’acclimater, d’évoluer. La vie n’est pas dans un système de vitesses compatible avec son évolution et avec son acclimatation à ces changements.
La disparition des dinosaures
L’extinction a été relativement progressive, le déclin des dinosaures s’est pendant plus de 5 millions d’années avant l’extinction finale. Cette crise de la fin du crétacé est marquée avant tout par d’énormes épanchements volcaniques qui vont s’étaler sur plusieurs millions d’années et qui ont émis de nombreux gaz dans l’atmosphère et a conduit à une transformation totale du climat. _L_a chute de la météorite à la fin du crétacé vient donner le coup de grâce, les dinosaures étaient déjà en déclin.
L’aube de la sixième extinction
Elle touche un peu toutes les espèces. Certaines se sont déjà éteintes mais il n’y a pas tant que ça d’espèces qui sont réellement éteintes dont on a pu constater la disparition, à l’image du dodo de l’Île Maurice, par exemple. On est sur 2 3% de disparitions. En revanche, on a beaucoup de déclin, c’est-à-dire qu’il y a des diminutions d’abondance. Et ces diminutions d’abondance sont très inquiétantes parce que in fine, ça aboutit à une extinction.
Moins de hérissons, plus de sangliers
Il y a un déclin des mammifères, de toutes sortes d’espèces. Il y a moins de hérissons, par exemple, et ça paraît surprenant. Si vous êtes un petit peu observateur, vous vous rendrez compte qu’il y a moins de hérissons écrasés le long des routes. Il y a plusieurs hypothèses. Soit les hérissons ont appris à traverser de manière prudente, soit les automobilistes font attention aux hérissons et contournent les hérissons, soit il y a simplement moins de hérissons dans les campagnes. Je penche pour cette troisième hypothèse.
Il y a par exemple de plus en plus de sangliers parce qu’il n’y a pas de prédateurs des sangliers.
On introduit des espèces qui vont entrer en compétition avec d’autres et ça va créer des ravages chez les espèces locales. On a le cas avec des tas de petits crustacés d’eau douce, avec les écrevisses… Il y a une multitude d’exemples. Et c’est souvent parce qu’on amène finalement un bourreau aux victimes locales. Mais il y a aussi le cas inverse où on peut amener la victime à un nouveau bourreau.
Il est encore temps d’agir
La vie est très résiliente. Elle a une capacité de réagir. Tant qu’on n’a pas dépassé un certain seuil – parce qu’une fois qu’on a dépassé un certain seuil, c’est très difficile de revenir en arrière, voire totalement impossible – on a droit à l’erreur, en quelque sorte. On peut avoir des cicatrisations très importantes de la biodiversité localement. Et ça, c’est très encourageant parce que ça veut dire que si on fait quelque chose, ça va assez vite.
Il faut travailler sur les facteurs de pression qu’on exerce sur la biodiversité. Parmi ces facteurs de pression, il y a une surexploitation des ressources. Si on parle de l’océan, par exemple, il faut moins prélever de ressources océaniques. On voit bien l’effet que cela a quand on fait des moratoires sur la pêche au thon rouge en Méditerranée, ils reviennent et c’est intéressant aussi pour les pêcheurs parce qu’on voit qu’on arrive à réguler le système. »