février 2017

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Gustav Metzger, Mobbile, 2015, Mexico, Fundacion Jumex Arte Contemporano, Photographie Colin Swan. « Une plante verte enfermée dans un cube transparent subit les méfaits des gaz d’échappement. Gustav Metgzer révèle par cette asphyxie accélérée la suffocation du vivant qui se joue à plus grande échelle. »

Gustav Metzger mourra le 1er mars 2017 à Londres.

Remember Nature from London Fieldworks on Vimeo.
« Bonjour, je suis Gustav Metzger. Je vous demande de participer à cet appel mondial pour une journée d’action pour se souvenir de la nature, le 4 novembre 2015. Nous faisons appel au monde de l’art dans toutes ses disciplines afin de prendre position contre l’effacement continu des espèces. C’est notre chance et notre devoir d’être actif dans ce contrat. Il n’y a pas d’autre choix que de suivre le chemin de l’éthique relié à l’esthétique. Nous vivons dans une société étouffant sous les déchets. Notre tâche est de rappeler aux gens la richesse et la complexité de la nature et de faire tout notre possible pour la protéger, et, ce faisant, d’investir de nouveaux territoires qui sont intrinsèquement créatifs et bénéfiques pour notre monde. Nous vous invitons à répondre de manière créative à cet appel et à encourager les autres à y participer. L’objectif étant de créer un mouvement de masse à travers les arts face à l’extinction. Je vous remercie.»

 

Par Judicaël Lavrador, de Libération, envoyé spécial à Nice. Titre de l’article «Plein gaz à Nice». «Installé à Londres depuis les années 70, l’artiste activiste s’est fait connaître par son refus de se plier aux exigences du marché de l’art, allant jusqu’à lancer une grève de la création. Sa démarche écologiste et militante fait l’objet d’une rétrospective au Mamac. Après avoir écrit, en 1959, un Manifeste de l’art autodestructif, le seul programme qui à ses yeux était pertinent au regard «du processus de désintégration» dans lequel était engagé «la société industrielle», cramant du CO2 à l’envi, Gustav Metzger passa à l’acte. En plein air, sur la terrasse du quartier brutaliste de Southbank à Londres, la tête protégée d’un masque à gaz, il vaporise d’acide trois bâches en plastique d’un geste leste, d’une main de peintre de l’Apocalypse, muni d’un pinceau toxique —le bras d’une sulfateuse. Projeté au mur du Mamac de Nice (Alpes-Maritimes), le film du happening est elliptique et crachote des images à peine visibles, couvertes d’un noir et blanc de suif. Or, si l’art de Metzger brille ainsi de l’éclat terne du smog qui partout étend sa grisaille poisseuse et marronnasse, bizarrement, ce n’est pas dans une veine funeste, mais avec l’esprit du phénix, pour se relever de ses cendres. Là est le génie du type : il a admis depuis des lustres qu’il fallait changer de palette, de pH, de dosage et surtout de braquet pour réaliser une œuvre qui montre le monde tel qu’il est – et tel qu’il court à sa perte. Il utilise donc l’acide, le CO2 ou le ciment pour que l’art ait un sens et montre la sortie. Disparu des radars. En résumé, cet art-là est activiste. Il espère faire prendre conscience à ses spectateurs des enjeux sociaux et écologiques qui les dépassent. Autant dire que Gustav Metzger se fout d’exposer des originaux : la plupart des pièces ont été refaites ou rejouées, pour l’occasion —pas par lui, mais par des étudiants niçois. De même, à 91 ans, il refuse toujours obstinément de travailler avec quelque marchand d’art que ce soit et —sa studio manager nous l’a avoué— ils sont nombreux à venir frapper à la porte de l’atelier qu’occupe l’artiste à Londres, dans le quartier de Hackney, depuis les années 70, et tous, sans exception, se font poliment éconduire. Pas par revanche (l’artiste ayant longtemps été dans la mouise et la misère, dans les années 80 notamment où, faute de moyens, il ne produisit presque rien), mais par principe : Metzger ne travaille pas pour ceux qui ont les moyens de se payer son œuvre —ceux-là, tout laisse croire qu’il ne les porte pas dans son cœur. Il ne daigne vendre qu’aux institutions publiques; d’ailleurs, il est le seul artiste dont la Tate Modern présente une œuvre de manière définitive et permanente. Il fut aussi le seul à suivre l’appel à la grève qu’il avait lui-même lancé : «la grève de l’art» qui consistait qu’à ne rien exposer, ne rien produire, ne rien prêter, ne rien vendre, ne rien diffuser pendant trois ans. Pas moins. De 1977 à 1980, il s’est tenu à ce mot d’ordre anticapitaliste, préférant le retrait plutôt que le succès, freiner des quatre fers plutôt que de jouer le jeu. Né en 1926 à Nuremberg de parents juifs polonais qui meurent dans les camps, tandis que lui en réchappe, extirpé de l’Allemagne nazie de justesse en 1939, après l’invasion de la Pologne, par la grâce d’un programme humanitaire anglais baptisé «Kindertransport», il a suivi des études d’art et s’est consacré un temps à la peinture, avant de laisser tomber pour préférer la brocante. Si l’on ajoute le fait qu’il saborda les rares propositions d’expos qu’on lui avait faites dans les années 70 (et notamment une à la Documenta de Cassel en 1972, où Harald Szeemann, ponte à qui nul n’oserait dire non, le voulait), on comprend mieux pourquoi Gustav Metzger a disparu des radars du monde de l’art. Il a tout fait pour. Quand est-il revenu sur le devant de la scène ? Il y a dix ans, la biennale de Charjah (un des Emirats arabes unis) accepte enfin de réaliser un de ses projets qui faisait peur à tous les organisteurs d’expos. Le Mamac montre les maquettes des versions successives dont la première date de 1972 et dont la forme est la suivante : cent voitures, moteurs en marche, de jour comme de nuit, lâchent leurs gaz d’échappement dans une espèce de serre carrée autour de laquelle elles sont garées. Sous l’immense bâche plastique, le brouillard puant s’épaissit et dégouline en traînées dégueulasses. Une installation «plus figurative tu meurs», si l’on peut dire, et qui dérive d’une pièce antérieure, rejouée dans les rues de Nice. En 1970, à Londres, Metzger juche sur le toit d’une voiture une plante (et des bouts de viande) dans un cube de Plexiglas branché sur le pot d’échappement. Et roule la jachère. La plante asphyxiée (ou plutôt sa sœur) demande désormais grâce dans les salles du Mamac. Soubresauts synthétiques. Plus loin, c’est au tour des arbres d’implorer un meilleur sort. Il est trop tard pour eux. Comme souvent chez Metzger, les œuvres ont une vertu cathartique : elles mettent en scène des sacrifices végétaux qui veulent effrayer, faire pitié et horreur. Les arbres sont à l’envers, tête-bêche, leur feuillage est coulé dans un bloc-socle de ciment tandis que leurs racines, nues, noueuses et effritées, en charpie, sont au sommet. Dernière pièce pour l’heure de l’artiste, ces Mirror Trees (2010) ne laissent guère entrevoir cette autre facette de l’art autodestructif qu’est son versant créatif. Metzger fait œuvre de l’essoufflement de la nature. Il prend acte de la fin d’une nature idéale et sait que les choses, le vivant, mutent et que les machines sont vouées à prendre la relève. Aussi, dès la fin des années 60, il automatise ses pièces pour laisser bosser les robots. D’où ces deux longues tiges de plastique, Dancing Tubes, remises en scène au Mamac et qui, traversées par de l’air comprimé, sont animées de soubresauts synthétiques mais assez fluides. Surtout, en 1966, l’artiste injecte dans des diapos des cristaux liquides qui, passant sous le feu du projecteur, se réchauffent et s’ébranlent sous la forme d’espèces d’amibes vivantes, comme vues au microscope. Ils sont projetés sur plusieurs écrans, leur consistance molle et leurs couleurs vibratiles, et surtout leurs couleurs incandescentes, finissent, après quelques minutes passées à bloquer devant, par livrer une séance de live-cinéma abstrait. Le groupe The Who ne s’y trompera pas, qui tentera de diffuser l’œuvre en toile de fond d’un de ses concerts. Ça ne marchera pas. Mais, ça marche à Londres —c’est cette pièce psychédélique Liquid Crystal Environment, 1965, remade 2005 que la Tate montre en continu— et à Nice où la diffusion de Liquid Crystals n’endort pas tout à fait la visée militante de l’exposition dont on se doit de répercuter la campagne en faveur de la réduction des trajets en avion dont abusent les gens du monde de l’art (mais pas qu’eux). Par une pile de tracts imprimés de ce slogan «Reduce art flights» lancé désormais à l’occasion de chaque expo à laquelle il participe de par le monde, et ce depuis 2007, Metzger, intraitable autodestructeur, éternel militant écolo, préfère que vous ratiez son show. Ou que vous preniez le train.»

http://db-artmag.de/en/78/on-view/its-about-freedom-philip-gustons-late-works-in-the-schirn/
Philip und Musa Guston (1941). © The Estate of Philip Guston


Adja Yunkers, A Human Condition, 1966. Acrylic on canvas, mural at Syracuse University.
Biographie > https://www.guggenheim.org/artwork/artist/adja-yunkers


«Je ne sentis ni le coup, ni la chute, ni rien de ce qui s’ensuivit jusqu’au moment où je revins à moi. Il étoit presque nuit quand je repris connoissance. Je me trouvai entre les bras de trois ou quatre jeunes gens qui me racontérent ce qui venoit de m’arriver. Le Chien danois n’ayant pu retenir son élan s’étoit précipité sur mes deux jambes et me choquant de sa masse et de sa vitesse m’avoit fait tomber la tête en avant : la machoire supérieure portant tout le poids de mon corps avoit frappé sur un pavé très raboteux, et la chute avoit été d’autant plus violente qu’étant à la descente, ma tête avoit donné plus bas que mes pieds. » Paris, 24 octobre 1776 — Paris, 10 mai 1998. Les Rêveries du promeneur solitaire, Deuxième Promenade
http://circonstances.net/moments/?cat=14

Ce photogramme est extrait de « Moments de Jean-Jacques Rousseau », CD Rom, Gallimard, 2000, issu du projet du même nom initié par Jean-Louis Boissier et Liliane Terrier (Paris) à partir de 1994.


Moments de Jean-Jacques Rousseau. Confessions et Rêveries
, CD-ROM, Gallimard, Paris, 2000.

Pour consulter les 80 « moments » contenus dans le CD-ROM, commencer ici > http://circonstances.net/moments/?cat=13
Les séquences vidéo-interactives sonores du CD-ROM sont, dans cette publication en ligne, réduites (pour l’instant) à des copies d’écran ou bien à des copies vidéo.


Jeunes hommes dans la nuit parisienne, Copyright J. Gonzo


Pascale Molinier Professeure à l’université Paris-XIII-Sorbonne-Paris-Cité
Sandra Laugier Professeure à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne, animatrice du « laboratoire d’idées » de Benoît Hamon
in Libération, 14 février 2017
« La réflexion sur un revenu de base rejoint la revendication féministe de l’éthique du «care»: la reconnaissance du travail de soin, sous-payé et pourtant indispensable au fonctionnement de la société. La proposition d’instaurer un revenu universel d’existence est devenue enfin audible. Mieux : elle est la seule proposition concrète, dans l’ensemble de l’offre politique de la campagne présidentielle, qui suscite un élan positif, ou au moins de l’intérêt de tous. L’idée de revenu universel, parce qu’elle est clivante, permet aussi de dire que oui, la gauche, ça existe – alors que beaucoup n’y croyaient plus. Car la gauche, la vraie, n’a jamais disparu ; elle ne se définit pas par des institutions, ni des personnes ni des gouvernants, mais par une pratique et une exigence d’égalité et de justice. La proposition de Benoît Hamon a tout simplement rappelé qu’on n’est pas «de gauche» par nature ou qualité intrinsèque : on travaille, constamment, à le devenir. L’idée de revenu universel nous rappelle que l’individu a droit, en tant que membre de la collectivité humaine, à des conditions minimales de vie digne. A ce titre, elle vaut comme principe de réorganisation globale. C’est aussi la réalisation, la mise en société d’un principe éthique —de solidarité et de responsabilité vis-à-vis des plus pauvres, des plus démunis, des vulnérables. Et elle propose d’assurer une forme de liberté aux individus —les jeunes tout d’abord— soumis par les systèmes de protection sociale actuels à la dépendance vis-à-vis du «chef de famille», lui-même vivant sous contrainte du monde capitaliste. Rappelons que le droit à vivre décemment était défini par l’économiste Amartya Sen en termes de capabilités, de réalisation des libertés et de l’égalité, principes que nous affichons, mais de façon au fond hypocrite. Car la liberté n’est rien si on ne peut l’exercer faute de moyens ; l’égalité n’est rien, ou pire si on ne combat pas, et constamment, pour des voix et droits réellement égaux pour tous. L’idée du revenu universel est ainsi le signal d’un véritable espoir; elle rompt avec une vision basse et pessimiste de la nature humaine, égoïste et sécuritaire, et avec un modèle viriliste de l’emploi et du travail (du breadwinner), envolé avec le leurre du plein-emploi, au profit d’un droit individualisé à une vie vivable. Cela passe aussi par un travail décent, une exigence étroitement liée à la réflexion sur le revenu universel et qui rejoint la revendication féministe de l’éthique du care: la valorisation des activités invisibles qui rendent la vie possible. Lire la suite »

« Mark Alizart. Au début était le code », par Robert Maggiori in Libération. Bien plus qu’une révolution technique, l’informatique serait la « philosophie faite science*». Un essai qui met l’ordinateur là où était Dieu. « Que l’on parle de «nouvelles technologies» pour traduire ce à quoi ont abouti les travaux de Charles Babbage (si on ne veut pas remonter à la machine à calculer de Pascal, la pascaline), Claude Shannon, Joseph von Neumann, Norbert Wiener et quelques autres, c’est que l’on tient pour évident que l’informatique a été une révolution technique. C’est aux antipodes d’une telle opinion courante que conduit le livre de Mark Alizart, philosophe né en 1975, auquel on doit déjà Pop Théologie, et qui considère que l’informatique n’est rien de moins que «la philosophie faite science» et «l’aboutissement de tout le travail de formalisation de la pensée que la philosophie a entrepris dès l’aube de son histoire, de l’Organon d’Aristote à la Logique de Hegel». Informaticiens et geeks vont évidemment douter qu’on puisse à leur pratique greffer une telle puissance théorique et en faire une «ontologie digitale», et les philosophes, à l’inverse, le redouter, toujours soupçonneux vis-à-vis de ce qui pourrait réduire l’homme à des «données» ou le monde et la vie au calculable. Boulier. Mais Alizart n’est pas du tout un provocateur : il semble plutôt atteint de cette « fureur héroïque» dont parlait Giordano Bruno, qui dans un premier temps sidère ou laisse pantois, puis alimente un enthousiasme théorique assez communicatif. On s’étonne en effet que Hegel ait «rencontré l’informatique» et que son point de départ en philosophie soit le même que celui du mathématicien anglais Babbage, à savoir «l’effondrement de la pensée mécaniste». Mais qu’est-ce qui caractérise le «mécanisme» ? Suivons Alizart, qui invite à réfléchir à partir … du boulier. Pourquoi le boulier est-il «une machine à calculer rudimentaire» ? Parce que «Etre et pensée y sont seulement « extraposés » – la pensée est d’un côté (dans la tête de l’opérateur) et l’Etre de l’autre (sur les tiges du boulier)». C’est la raison pour laquelle le boulier «n’autorise que des calculs pareillement extraposés : des additions partes extra partes [dont les parties sont extérieures les unes aux autres, ndlr], nécessitant autant de gestes que de nombres», et montre ainsi sa «limite intrinsèque», laquelle, ajoute Alizart, tient à celle de l’ontologie elle-même, au sens où, «pour nous, créatures finies, pensée et Etre sont irrévocablement distincts». Le «mécanisme» se définit par ce hiatus : «Les choses (les êtres) reçoivent leur forme (leur pensée) d’un autre qu’elles-mêmes, elles sont commandées.» Pour le dépasser, il faudrait «produire l’unité pure de l’Etre et de la pensée», ce qui suppose qu’on puisse «s’extraire du continuum de l’existence» ou bien qu’on conçoive une entité qui «serait « cause de soi, à la fois hors de ce monde et entièrement égale à ce monde», autrement dit une «pensée produisant son Etre en même temps qu’elle se pense». Traditionnellement, on assigne cette position à Dieu – en tant, ici, que «machine à calculer ultime». Aussi, en sautant quelques chaînons logiques de l’argumentation, arrive-t-on à la proposition «scandaleuse» d’Alizart : «Il est possible de dire de l’ordinateur qu’il est une sorte de Dieu.» Surprises. Avant Babbage et Turing, Hegel l’avait vu, qui découvre «la nature absolument continue du monde : la détermination ultime de toute chose est l’unité de la pensée et de l’Etre», ce qu’aujourd’hui on nomme l’information. «L’information est l’unité élémentaire, insécable, l’atome qui constitue chaque chose de ce monde», de la nature à la vie et ses codes génétiques. Elle est «ce avec quoi, ce à partir de quoi et ce sur quoi il faut  toute la philosophie». Informatique céleste – ou l’extension infinie de son domaine – réserve d’autres surprises… Heidegger invoquait un Dieu qui puisse «nous sauver». Ne serait-il pas déjà là, dit Mark Alizart, «sous les traits qu’il redoutait le plus – l’ordinateur qui nous fait face, le téléphone portable au fond de notre poche, la montre connectée à notre poignet» ? »
Robert Maggiori

* Karl Jaspers : «La philosophie n’a pas un champ d’étude qui lui soit propre, mais les recherches scientifiques concrètes deviennent philosophiques si elles remontent consciemment jusqu’aux limites et aux sources de notre être. » Ça dit l’inverse.