juin 2014

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In Gilles Clément*, Éloge des vagabondes**, herbes, arbres et fleurs à la conquête du monde, 2002, 2014

Pp. 176-179

« À travers les bonnes et les mauvaises herbes apparaît l’épais dossier de la bonne et de la mauvaise nature, le bon et le mauvais paysage.*

Le paysage objet

« Entre le bon et le mauvais se cale le beau aussi dépourvu d’objectivisation possible que les deux précédents. Situation contradictoire: le paysage réduit à l’objet pour des raisons de commodités sociales demeure soumis à la convention de règles arbitraires parfaitement subjectives, à l’humeur du temps. Un champ de colza est jugé beau à sa couleur mais aussi par la maîtrise de l’espace, preuve d’une lutte incessante de l’homme contre les forces sauvages. Le même spectacle produit par des milliers d’œnothères -un jaune lumineux- sera jugé désastreux, voire laid. Personne ne les a semées, elles sont venues seules. Inadmissible. Quelques poètes trouveront du bonheur à leur contemplation. Les poètes ont le dos rond et l’échine solide. On peut les habiller d’irresponsables désirs.
Pour l’essentiel de notre regard, le paysage se divise en trois catégories plastiques:
— l’une entièrement remise à la nature: le paysage sauvage;
— l’autre, soumise à rentabilisation, revient aux exploitants agricoles, industriels, forestiers;
—l a dernière, confiée à l' »artiste », produit la ville, les ouvrages d’art, les installations diverses.
Aucune de ces catégories n’intègre sérieusement la dimension du vivant. La « beauté biologique » n’existe pas. On s’extasie devant les prodiges de la nature mais ces prodiges ne donnent lieu à aucune figure définissable. Notre habitude à juger le beau est si intimement liée à la forme que la part invisible des prodiges, celle qui pourrait en faire le sujet même, nous demeure cachée.
Le paysage fait l’objet d’analyses savantes. Après avoir vécu les heures heureuses, car insouciantes, de la peinture impressionniste, il entre dans l’Histoire par la porte à chicanes des textes administratifs: c’est un objet politique. Le voici défini et rangé en catégories. Sur lui s’abat la grille des lois ainsi qu’en typologie bien ordonnée. Est-il alpin, forestier, rural, urbain, maritime, classé ou délaissé? Pour lui un code, une véritable hiérarchie d’ordonnances et de règles. Une « Convention » européenne du paysage vient de naître. Le ton est donné : tout dans le paysage est désormais « convenu ». La frontière entre les classes fait naître un vocabulaire comptable, évacuant les chevauchements et les imbrications: on est urbain ou rural, pas les deux à la fois. C’est oublier la lisière et son épaisseur naturelle. Que faire d’une telle incertitude, plage insaisissable où les êtres foisonnants brouillent la vue? Le cadastre dit: un trait pour la limite, deux pour le chemin, là commence la campagne, ici la ville, ici le secteur classé, là une ZUP, une ZNIEF, enfin quelque chose de clair. Tel est le POS ou le PLU!
Mais que fait le lapin? Et l’oiseau, et le vent? Et le paysan?… Que font les vagabondes?
Objet de pouvoir, étendard national ou œuvre d’art, réifié par les textes qui en définissent les contours, le paysage devient objet tout court.
Jamais il n’est question d’un lieu de vie. Sauf, incidemment, pour en saisir les vertus touristiques, engager le tout dans la vaste marchandisation du monde. La patrimonalisation des biens de nature participé de ce principe. Ici on met en réserve, là on classe. Ainsi muséifiée, la nature rassure.
Le pays de Saint-Émilion vient d’être classé par l’UNESCO comme patrimoine mondial de l’humanité. Au cas où l’humanité viendrait à se désintéresser des vignes, abandonnant cette pratique paysagère pour un commerce plus rentable (tout peut arriver) on prévoit de maintenir le paysage classé par assistance afin de ne pas perdre le « patrimoine ». Le paysage se trouve ainsi cartographié dans le temps et dans l’espace de façon technocratique, donc rentable. La planète, objet d’art et de loisir , offre autant d’aires de jeux que l’on veut. Prévoir un circuit, installer des balises, organiser la logistique d’accueil et d’encadrement, alerter les assurances. Puis lancer une campagne de publicité. N’importe quel fragment territorial s’y prête. Il suffit d’y déceler un caractère emblématique pour le réduire en logo. Le paysage n’est pas un territoire de vie, c’est un slogan.
Les artistes ne s’y trompent pas. Ils saisissent le paysage comme une toile, un support, pour manifester. Ce faisant ils dénoncent le monde en révélant à la fois un site et leur art. À qui profite la publicité, au paysage ou à l’auteur? Aux deux? Le paysage existerait pour le regardeur. Il y aurait donc, à un moment donné, un « auteur du paysage ». Lorsque Cazenaux photographie un vieil eucalyptus au nord d’Adélaïde en 1890, il fait rentrer l’arbre dans l’Histoire aussitôt après y être entré lui-même. Aujourd’hui le site de Cazenaux est classé.
L’accès au statut de patrimoine guette le moindre fragment de territoire sitôt posé sur lui le regard artistique. »

Notes

* Gilles Clément, l’Art des jardins,


Lien > esthétique du jardin en mouvement selon Gilles Clément http://www.gillesclement.com/cat-mouvement-tit-Le-Jardin-en-Mouvement

** Ces plantes vagabondes dont Gilles Clément fait l’éloge circonstancié, rationnel et rassurant, dans son livre prémonitoire Éloge des vagabondes (2002), font aujourd’hui l’objet d’une « liste noire » dressée par l’Union européenne: « L’UE va se doter d’ici à 2016 d’un cadre juridique pour lutter contre les espèces exotiques invasives. Douze milliards d’euros : c’est, selon la Commission européenne, le coût annuel des dommages causés aux Etats membres par les espèces exotiques envahissantes. Selon Bruxelles, 12 000 espèces allochtones ont été recensées en Europe. 15% sont «envahissantes», au sens de la Convention sur la diversité biologique : «Espèce introduite par l’homme hors de son aire de répartition naturelle, volontairement ou accidentellement, dont la propagation menace la biodiversité et peut avoir des impacts négatifs sur l’économie et-ou la santé.» La «liste noire» doit être avalisée par le Parlement européen début avril 2014, (date de la réédition du livre de Clément). Importation, commerce, utilisation ou libération dans la nature des végétaux, animaux et micro-organismes recensés seront interdits. Les Etats devront analyser les canaux d’entrée de ces envahisseurs et établir des sanctions pour les contrevenants. Ils devront aussi prendre des mesures de gestion pour les espèces trop largement répandues pour pouvoir être éradiquées. » Extrait d’un article paru dans Libération 27 mars 2014.
Un documentaire sur cette question, non circonstancié, unilatéral, bêtement anxiogène dans sa forme même, en bref phytoxénophobe, est programmé à ce jour sur http://future.arte.tv/fr/les-plantes-invasives
Pour preuve de cette phytoxénophobie à l’égard de l’ambroisie, dans Éloge des vagabondes, il est dit à propos de l’expansion de cette vagabonde suscitant des allergies sévères p. 80 « les raisons de sa propagation sont bien connues mais s’attaquer aux causes reviendrait à bouleverser le système qui règle notre vie économique et sociale. Elle se développe parce qu’on la multiplie. » P. 82: « son extension n’aurait jamais atteint les proportions qu’on lui connaît dans la région lyonnaise (environ 100 000 personnes par an souffrent d’allergie) sans les pratiques agricoles développées depuis 1970 ( sols ouverts par le soc des charrues) » remplaçables par la méthode des semis directs expérimentés par le CIRAD.

* Qu’en est-il de ce terrible projet de musée des arts de la Chine (Namoc) de Jean Nouvel à Pékin et dont Clément est le paysagiste:
« Le Namoc sera doté d’un jardin intérieur aux couleurs changeantes selon les saisons et protégé par une résille ; sous le bâtiment, le hall d’été sera coiffé par une voûte or pâle, peinte et gravée. A proximité de l’édifice, 153 drapeaux rouges seront plantés sur une petite colline. L’aménagement végétal est confié au paysagiste Gilles Clément.
Construit en pierre, en verre et en métal, le bâtiment évoque le premier trait d’encre d’un calligraphe. « Le Namoc s’inscrit dans l’espace comme un fragment d’idéogramme qu’un artiste aurait longuement travaillé pour lui donner tout à la fois cette impression de maîtrise et de volontaire inachèvement : il s’impose en se décollant du sol, il s’inscrit dans le ciel », indique Jean Nouvel. Le projet aujourd’hui proposé est le résultat d’un an de catalyse, d’immersions, de dialogues, d’explorations pour traduire, synthétiser, symboliser puis matérialiser l’esprit de la civilisation chinoise… »