janvier 2021

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Des migrants afghans, dans un squat, à Bihac, en Bosnie-Herzégovine, par moins 10 degrés, le 14 janvier. DAMIR SAGOLJ POUR « LE MONDE »

Refoulements illégaux et violences se systématisent contre les migrants en route vers l’Union européenne

REPORTAGEBIHAC (BOSNIE-HERZÉGOVINE) – envoyé spécialLes années passent et, autour de Bihac, dans le nord-ouest de la Bosnie-Herzégovine, sur l’axe de la principale route migratoire à travers les Balkans, la situation continue de se détériorer, hiver après hiver. Au drame humanitaire s’ajoutent les violences et les violations des droits humains orchestrées par des Etats membres de l’Union européenne (UE). Recroquevillé devant un poêle à bois dans l’usine désaffectée Krajinametal, Aslan raconte en tremblant de froid qu’il en est à sa dix-huitième tentative de passage vers l’UE. Pour cet Afghan de 17 ans, le « game » comme l’appellent les migrants, le « jeu » qui consiste à tenter de traverser la frontière croate, est presque devenu une routine : cela fait deux ans qu’il est sur la route d’Afghanistan vers l’Europe, et sept mois qu’il est arrivé en Bosnie.

Lors de sa dernière tentative, bien que rompu à la dureté et aux désillusions du voyage, Aslan a eu pourtant une surprise de taille. Ce jour-là, le groupe de vingt-six voyageurs parvient à éviter la police croate qui patrouille à la frontière, appuyée par des unités anonymes que les migrants surnomment « les cagoules », des hommes masqués vêtus d’un uniforme noir et responsables des pires violences commises à leur encontre. Lors de ses précédentes tentatives, Aslan a lui aussi vécu ce que les organisations de défense des droits humains et les médias ont documenté à propos de la protection de la frontière de l’UE par la Croatie : fréquents coups et blessures ; vols systématiques de l’argent et des téléphones, parfois des chaussures et des vêtements ; et renvoi illégal, sans possibilité de s’enregistrer comme réfugié ni de demander l’asile, vers la Bosnie.

Ce jour-là donc, Aslan et ses compagnons de voyage évitent tant les patrouilles à la frontière que les contrôles dans les villes croates. Ils marchent dix-sept jours à travers la Croatie, puis la Slovénie, et parviennent à Trieste, en Italie. Pour ces migrants, quelle que soit leur destination finale en Europe, l’Italie est le premier pays où ils ont a priori la garantie d’être enregistrés comme réfugiés et de voir leur dossier étudié. Quitte, pour beaucoup, à reprendre immédiatement la route vers le pays où ils rêvent d’aller.

Arrivé à Trieste, l’adolescent appelle chez lui, en Afghanistan. Après deux années de voyage et tant d’épreuves, sa famille se réjouit : Aslan est enfin parvenu jusqu’à un pays de l’UE d’où il ne peut a priori pas être expulsé. Orphelin d’un père soldat exécuté par les talibans, Aslan est l’aîné d’une fratrie de cinq enfants. Outre que les talibans menaçaient de le tuer à son tour si elle ne leur cédait pas ses terres, la famille espère qu’il trouvera un travail en Europe et subviendra à ses besoins.

« Un mode de fonctionnement »

« Ma mère, folle de joie, a distribué des pâtisseries et des friandises dans le village, comme le veut la coutume lorsqu’une famille reçoit une bonne nouvelle », raconte Aslan. Le lendemain, c’est la stupéfaction. « Nous marchions le long d’une route près de Trieste lorsque la police italienne nous a arrêtés. Tandis que vingt d’entre nous ont été conduits vers un centre d’enregistrement, six autres ont reçu l’ordre de monter dans une fourgonnette pour être raccompagnés à la frontière. Sans explication. Je pleurais, j’ai demandé la raison de cette expulsion, on m’a dit de me taire. » Les six infortunés sont transférés par la police italienne à la police slovène, puis à la croate, puis renvoyés en Bosnie à travers la montagne. Pour Aslan, le retour à Bihac est rude. « Je n’ai pas osé appeler ma famille immédiatement. Les premiers jours, je ne pensais qu’à me suicider… »

« Le “pushback”, le refoulement illégal, est devenu un mode de fonctionnement européen, en violation du droit international. Il est systématique de la part de la Croatie, et de plus en plus fréquent de la part de la Slovénie et de l’Italie, témoigne Nicola Bay, le directeur à Sarajevo du Danish Refugee Council, la principale association humanitaire internationale œuvrant à la frontière bosno-croate. Pour ces pays comme pour d’autres, telle que la Grèce, violer les lois de l’Union européenne est devenu la règle. »

Dans le squat de Krajinametal, Aslan retrouve peu à peu le sourire et envisage de tenter de nouveau le « game » le mois prochain. Il dort sur un matelas gorgé d’humidité et de suie, l’usine désaffectée ayant brûlé il y a quelques années. Il existerait environ 150 squats dans le canton d’Una-Sana, pour une population d’environ 8 000 migrants actuellement. Certains sont de simples maisons en construction occupées près de la frontière, d’autres des camps de fortune éparpillés dans la nature. L’un des plus infâmes est le camp surnommé « Little Bangladesh », perdu dans une forêt à Siljkovaca.

Les squats se sont multipliés au fur et à mesure que la Bosnie a fermé les camps officiels. Cet hiver est, à cet égard, le pire. La fermeture du camp de Bira, en septembre 2020, au moment où une surenchère politique antimigratoire animait la campagne pour les élections municipales, a donné le ton. La fermeture et l’incendie en décembre du camp de Lipa, qui n’était par ailleurs qu’un camp temporaire d’urgence destiné à faire face à la crise due à l’épidémie de Covid-19, ont achevé de déshumaniser l’accueil aux migrants. Ce qui fait aujourd’hui office de « camp de réfugiés » à Lipa consiste à entasser près d’un millier de migrants sous des tentes installées à la hâte par l’armée bosnienne. Il n’y a ni eau potable, ni électricité, ni soins médicaux. Les migrants se lavent dans l’eau glacée du ruisseau en contrebas. Ils ne dorment pas la nuit tellement il fait froid, et errent la journée sous la neige, dans l’attente des distributions de vivres.

Eduquer sa fille

« La situation est cette année encore plus précaire qu’auparavant, avec davantage de personnes sans abri, reconnaît Peter Van der Auweraert, le chef de l’Organisation internationale des migrations (OIM) à Sarajevo. Il y a de l’argent européen disponible pour construire des abris, mais tout est bloqué par les autorités bosniennes. » Car la même Union européenne qui organise les refoulements illégaux et tolère les violences à sa frontière fait pression sur la Bosnie pour que les migrants soient traités « humainement », comme on dit à Bruxelles.

Ces fermetures de camps et restrictions diverses ne changent rien à la migration elle-même, stable et continue. La Bosnie n’a certes enregistré que 17 000 arrivées en 2020, contre 25 000 à 30 000 les années précédentes, mais c’est surtout parce que l’épidémie de Covid-19 a fait que beaucoup d’enregistrements n’ont pas eu lieu. Et, en dépit des violences et refoulements, cette route reste le chemin principal vers l’UE. « Il y a eu au moins 70 000 entrées dans le pays depuis 2018, et on estime à 8 500 le nombre de migrants présents aujourd’hui. Cela montre bien que la route est ouverte », explique Peter Van der Auweraert, de l’OIM.

Non loin des points de passage du « game », au-delà de Velika Kladusa, une famille afghane revient de la frontière d’où elle a été expulsée par la police croate. Un enfant sur les épaules, un autre dans une poussette, le couple affirme qu’il tente le passage « presque chaque jour ». Arrivés à Bosanska Bojna, ils retrouvent des amis avec lesquels ils partagent un squat. Deux femmes afghanes font une bataille de boules de neige avec leurs enfants en riant aux éclats.

Tamim Nuri loge dans une autre maison, deux mètres plus loin. « J’ai choisi cette maison car il y a là une institutrice qui fait l’école à ma fille de 4 ans », raconte-t-il. L’éducation de sa fille est primordiale, et l’une des raisons de son départ de Kaboul, avec le fait qu’il a travaillé dans un entrepôt de l’ambassade américaine. « Des voyous talibans, ou liés aux talibans, ont appris que je travaillais pour les Américains et sont venus me voir pour me racketter et me menacer de mort. Je n’ai pas eu le choix, j’ai dû partir. » Pour Tamim, l’Europe n’est pas un choix : c’est un moyen de survivre, et de sauver sa fille. Peu importent les épreuves et les difficultés, pour lui l’avenir proche sera à Francfort, où sa femme et une offre de travail l’attendent. « Mon rêve n’a jamais été de vivre en Allemagne, déclare-t-il en souriant.C’est la vie, c’est tout… »

« Modifier nos modes de consommation et de production implique un changement d’échelle »

Le directeur de l’Agence française de développement juge urgent de réformer les investissements

ENTRETIEN

Quels financements sont aujourd’hui dévolus à la nature et quels investissements sont nécessaires ? Par quels moyens est-il possible de mobiliser ces ressources ? C’est pour répondre à ces questions que l’ONG internationale Global Canopy publie lundi 11 janvier, à l’occasion du One Planet Summit, LePetit Livre de l’investissement pour la nature, en collaboration avec l’Agence française de développement (AFD). Pour le directeur général de cette dernière, Rémy Rioux, il est urgent de réformer les subventions néfastes.

Que peut apporter ce guide ?

La question des financements sera un enjeu crucial de la conférence mondiale sur la biodiversité (COP15). Pour que l’on obtienne le meilleur accord possible en Chine fin 2021, il faut qu’il y ait de l’ambition et de l’innovation du côté des instruments financiers. C’est un élément-clé pour rendre les discussions concrètes et donner confiance aux différentes parties. Ce guide permet d’apporter de la clarté sur les enjeux et de tracer le chemin à parcourir.

A combien évalue-t-on les besoins de financements ?

De façon schématique, nous avons besoin de 1 000 milliards de dollars [819 milliards d’euros] par an d’ici à 2030 pour protéger un tiers de la planète et mettre en place un système de production et de consommation qui préserve la nature. Or nous avons aujourd’hui environ 150 milliards par an, soit 15 % de ce qui est nécessaire. Il faut faire des progrès significatifs. Avec deux problèmes majeurs à régler : 80 % des financements actuels sont publics ; et l’essentiel de ces flux concerne les seuls pays de l’OCDE. Il faut les réorienter vers le Sud, où se trouvent les plus grandes richesses biologiques.

LePetit Livre propose une palette d’options pour parvenir à résorber le déficit. Quelles sont les plus importantes ?

D’abord réorienter les subventions néfastes. Aujourd’hui, pour un euro dépensé pour préserver la biodiversité, on en dépense cinq ou six dans des mécanismes publics destructeurs de la nature. Ce mouvement simple, sans surcoût, permettrait de doubler le financement public de la biodiversité.

L’autre grand sujet, c’est de transformer les investissements privés pour les rendre plus protecteurs. Les banques publiques de développement doivent jouer ici pleinement leur rôle et créer un effet d’entraînement. Nous avons lancé une coalition rassemblant les 450 banques publiques de développement au monde pour plus d’investissements de qualité et pour inciter le secteur privé à suivre.

Quel rôle peut avoir la finance dans la transformation en profondeur de nos systèmes de production et de consommation ?

Jusqu’à une date très récente, la biodiversité, c’était la conservation et les aires protégées. C’est indispensable, mais on ne réussira pas à protéger la planète uniquement avec cet instrument. Dès que l’on parle de modifier nos modes de consommation et de production, cela implique de nouvelles alliances et un changement d’échelle.

La question de la métrique, de la redevabilité, de ce qu’est la finance biodiversité devient alors centrale. La « task force on nature-related financial disclosures » [un groupe de travail sur la publication d’informations financières relatives à la nature dont le lancement devait être annoncé lors du One Planet Summit], que l’AFD appuie, est très importante pour mettre en place des règles de suivi. Nous avons besoin d’un cadre commun.

En quoi la convergence climat-biodiversité est-elle importante ?

Il faut s’appuyer sur la force politique qui existe autour des questions climatiques et faire progresser la finance [liée à la protection de la] biodiversité à mesure que la finance [liée celle du]climat augmente. D’ici à 2025, 30 % des financements climat de l’AFD auront un bilan directement positif pour la nature. Si la Banque mondiale, la China Development Bank ou la BNDES brésilienne rejoignent ce mouvement, cela peut faire une réelle différence. Un signal financier positif donne confiance dans la possibilité de la transition.

De nouveaux engagements pour protéger la biodiversité

Laurence Caramel et  Perrine Mouterde in Le Monde

« Le One Planet Summit, organisé par la France, est le premier rendez-vous d’une année cruciale pour la protection de la nature. Impulser un élan politique mondial pour que 2021 soit bien la « super année de la biodiversité » que 2020 n’a pas pu être. Telle est l’ambition du One Planet Summit organisé par la France, dans un format mi-virtuel mi-présentiel. Alors qu’une nouvelle feuille de route pour protéger le vivant doit être adoptée à la fin de l’année en Chine, lors de la 15e Conférence des parties (COP) de la Convention de l’ONU sur la diversité biologique, une trentaine de décideurs (la chancelière allemande, Angela Merkel, le premier ministre britannique, Boris Johnson, le premier vice-premier ministre chinois, Han Zheng, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen…) devaient énoncer de nouveaux engagements, lundi 11 janvier.

Protection des écosystèmes, agroécologie, financements et liens entre déforestation, espèces et santé : quatre des sujets-clés des négociations visant à élaborer le nouveau cadre mondial pour la prochaine décennie sont à l’agenda de ce One Planet Summit – une initiative lancée en 2017 par le président français, Emmanuel Macron, en partenariat avec l’ONU et la Banque mondiale. « Ce rendez-vous est important en termes de mobilisation politique avant le congrès mondial de l’Union internationale pour la conservation de la nature [prévu en septembre à Marseille] et la COP15, explique Sébastien Moncorps, le directeur du comité français de l’UICN. Pour obtenir un accord ambitieux fin 2021, il faut créer des coalitions d’acteurs pour entraîner les pays dans une dynamique positive. »

L’une de ces alliances, la Coalition de la haute ambition pour la nature, œuvre à faire adopter lors de la COP l’objectif de protéger un tiers de la surface de la Terre d’ici à 2030. Le président français, à l’origine de cette coalition avec le Costa Rica, devait annoncer de l’Elysée que cinquante Etats soutiennent désormais cette ambition, contre une vingtaine il y a un an.

C’est aussi le chiffre de 30 % qui a été retenu par Emmanuel Macron pour lancer une nouvelle initiative portant sur les financements. La France devait s’engager à consacrer 30 % de sa finance climat bilatérale à des investissements également bénéfiques à la biodiversité d’ici à 2030, notamment par le biais des solutions fondées sur la nature – des actions qui s’appuient sur les écosystèmes pour lutter contre le changement climatique. Paris entend notamment appeler les autres parties à rejoindre cette coalition lors de la COP26 pour le climat prévue en novembre à Glasgow (Ecosse), et insiste sur l’importance des synergies entre climat et biodiversité.

« Pour atteindre les objectifs climatiques, il faut agir à la fois pour une décarbonation massive de l’économie, mais aussi renforcer la protection des écosystèmes,explique Aleksandar Rankovic, chercheur à l’Institut du développement durable et des relations internationales. Maintenant que de plus en plus de dirigeants prennent au sérieux ces questions, ils se rendent compte qu’il faut des solutions systémiques aux problèmes du climat, de la biodiversité, de la santé ou de l’agriculture. L’approche en silo conduit à des impasses. » Trois mois après le premier sommet des Nations unies sur la biodiversité, le fait de consacrer cette 4e édition du One Planet Summit à cette thématique témoigne aussi d’une volonté croissante de hisser la préservation de la biodiversité au rang des priorités mondiales, au même titre que la lutte contre le dérèglement climatique.

Ce rendez-vous est aussi l’occasion de remettre en selle le projet de Grande Muraille verte, cet ambitieux programme de restauration écologique au service de la lutte contre la pauvreté. Lancée il y a quinze ans, cette initiative panafricaine, qui regroupe onze pays de la bande sahélienne, est le plus souvent restée à l’état de slogan en dehors du Sénégal, de la Mauritanie ou de l’Ethiopie. Selon le premier rapport d’évaluation publié en septembre 2020, qui soulignait un manque de portage politique et un pilotage défaillant, seulement 4 millions d’hectares ont été aménagés sur les 100 millions visés d’ici à 2030. Malgré ce bilan, Paris a convaincu les autres bailleurs internationaux et bilatéraux de réaffirmer leur soutien. « Je ne connais pas d’autre projet qui permette de créer 10 millions d’emplois en aidant ces pays à s’adapter au changement climatique et à améliorer leur sécurité alimentaire », a coutume de répéter Monique Barbut, envoyée spéciale du chef de l’Etat pour la biodiversité.

« Il faut être proactif »

Une enveloppe de quelque 10 milliards d’euros sur cinq ans devait ainsi être annoncée avec, aux côtés de la Banque mondiale et de l’Union européenne, l’arrivée du Fonds vert pour le climat parmi les principaux contributeurs. Un secrétariat chargé du suivi de l’initiative sera créé auprès de la Convention des Nations unies de lutte contre la désertification pour s’assurer que, cette fois-ci, les promesses seront bien tenues.

En écho à la situation sanitaire mondiale, une nouvelle initiative de recherche-action pour la prévention de nouvelles pandémies devait également être lancée. Un programme destiné à devenir le bras armé du Haut Conseil « Une seule santé », un groupe d’experts internationaux lancé en novembre 2020. Près de 350 millions d’euros devraient être consacrés à ce projet, auquel participent les instituts de recherche français et qui doit permettre d’améliorer les réseaux de surveillance épidémiologique ou de former des personnels capables d’identifier les émergences de zoonoses. « Le rapport de la Plate-forme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité a souligné le consensus scientifique sur les liens entre pandémies et érosion de la biodiversité, précise Benjamin Roche, biologiste à l’Institut de recherche pour le développement. Il faut être proactif et voir comment on peut prévenir ces pandémies. »

Sur le plan national, le Fonds mondial pour la nature (WWF) espérait que l’accueil de ce sommet « soit l’occasion pour le président français de trouver un nouvel élan pour la nature ». « A l’heure actuelle, la France continue par exemple d’importer du soja brésilien sans garantie, contribuant à la déforestation, qui elle-même alimente les risques de propagation des zoonoses », a rappelé sa directrice générale, Véronique Andrieux, en appelant à l’adoption d’une législation européenne contraignante sur la déforestation importée. Des organisations de la société civile s’inquiètent de leur côté des « faiblesses » du projet de stratégie nationale des aires protégées, critiqué pour son manque d’objectifs qualitatifs et de moyens. Prévu à l’automne 2020, ce document n’a finalement pas été publié avant le sommet. »

Bruno David, président du Muséum national d’Histoire naturelle. Paléontologue et biologiste marin de formation. Auteur de “A l’aube de la sixième extinction. Comment habiter la terre” (Grasset, 2020)

« 2020 devait être un tournant pour la lutte contre le réchauffement climatique, cinq ans après l’accord de Paris. Puis la pandémie a frappé. Cette nouvelle année s’accompagne de nombreuses attentes, que devrait couronner la 26e conférence COP26, qui se tiendra en Ecosse en novembre 2021. Et si ce n’est pas encore trop tard, il y a urgence : 2020 fait partie des des années les plus chaudes jamais enregistrées. Virus et biodiversité, même combat ? Comment les crises précédentes peuvent-elles nous éclairer sur la crise environnementale actuelle ? Comment éviter une sixième extinction  ?

Le mécanisme d’extinction des espèces est-il naturel est consubstantiel à l’évolution de la planète ?
Les espèces s’éteignent et d’autres espèces apparaissent. Cela se produit dans un flux, une transformation du vivant qu’on appelle l’évolution biologique. Mais ça se fait à un rythme relativement lent, par rapport au rythme de nos sociétés humaines. L’espèce se différencie en dix mille à cent mille ans à peu près. Le problème d’aujourd’hui, c’est qu’on fait éteindre des espèces ou qu’on fait décliner un certain nombre d’espèces à un rythme considérablement plus rapide que celui des temps passés.

La biosphère n’est pas adaptée à des changements de cette vitesse. Elle n’a pas le temps de migrer, de s’acclimater, d’évoluer. La vie n’est pas dans un système de vitesses compatible avec son évolution et avec son acclimatation à ces changements

La disparition des dinosaures
L’extinction a été relativement progressive, le déclin des dinosaures s’est pendant plus de 5 millions d’années avant l’extinction finale. Cette crise de la fin du crétacé est marquée avant tout par d’énormes épanchements volcaniques qui vont s’étaler sur plusieurs millions d’années et qui ont émis de nombreux gaz dans l’atmosphère et a conduit à une transformation totale du climat. _L_a chute de la météorite à la fin du crétacé vient donner le coup de grâce, les dinosaures étaient déjà en déclin.

L’aube de la sixième extinction
Elle touche un peu toutes les espèces. Certaines se sont déjà éteintes mais il n’y a pas tant que ça d’espèces qui sont réellement éteintes dont on a pu constater la disparition, à l’image du dodo de l’Île Maurice, par exemple. On est sur 2 3% de disparitions. En revanche, on a beaucoup de déclin, c’est-à-dire qu’il y a des diminutions d’abondance. Et ces diminutions d’abondance sont très inquiétantes parce que in fine, ça aboutit à une extinction.

Moins de hérissons, plus de sangliers
Il y a un déclin des mammifères, de toutes sortes d’espèces. Il y a moins de hérissons, par exemple, et ça paraît surprenant. Si vous êtes un petit peu observateur, vous vous rendrez compte qu’il y a moins de hérissons écrasés le long des routes. Il y a plusieurs hypothèses. Soit les hérissons ont appris à traverser de manière prudente, soit les automobilistes font attention aux hérissons et contournent les hérissons, soit il y a simplement moins de hérissons dans les campagnes. Je penche pour cette troisième hypothèse.
Il y a par exemple de plus en plus de sangliers parce qu’il n’y a pas de prédateurs des sangliers.
On introduit des espèces qui vont entrer en compétition avec d’autres et ça va créer des ravages chez les espèces locales. On a le cas avec des tas de petits crustacés d’eau douce, avec les écrevisses… Il y a une multitude d’exemples. Et c’est souvent parce qu’on amène finalement un bourreau aux victimes locales. Mais il y a aussi le cas inverse où on peut amener la victime à un nouveau bourreau.

Il est encore temps d’agir
La vie est très résiliente. Elle a une capacité de réagir. Tant qu’on n’a pas dépassé un certain seuil – parce qu’une fois qu’on a dépassé un certain seuil, c’est très difficile de revenir en arrière, voire totalement impossible – on a droit à l’erreur, en quelque sorte. On peut avoir des cicatrisations très importantes de la biodiversité localement. Et ça, c’est très encourageant parce que ça veut dire que si on fait quelque chose, ça va assez vite.
Il faut travailler sur les facteurs de pression qu’on exerce sur la biodiversité. Parmi ces facteurs de pression, il y a une surexploitation des ressources. Si on parle de l’océan, par exemple, il faut moins prélever de ressources océaniques. On voit bien l’effet que cela a quand on fait des moratoires sur la pêche au thon rouge en Méditerranée, ils reviennent et c’est intéressant aussi pour les pêcheurs parce qu’on voit qu’on arrive à réguler le système. »

Tribune in Le Monde du jour

L’agronome Marc Dufumier dénonce l’incapacité de l’Etat à respecter ses engagements écologiques, et préconise d’étendre les surfaces en légumineuses aux dépens de cultures dont il est difficile de vendre les excédents à l’export.

« Le président de la République Emmanuel Macron, interrogé vendredi 4 décembre 2020 sur le média en ligne Brut, a reconnu ne pas avoir pu empêcher l’usage agricole du glyphosate dans les délais promis. Et de considérer que la « faute » était « collective ». Mais sans préciser pour autant sur qui incombe la responsabilité de ce qui semble être une boulette politique. Quelques semaines seulement après la réhabilitation de l’usage des néonicotinoïdes pour la culture de la betterave à sucre, cela fait vraiment désordre.

Mais a-t-on seulement quelque raison d’être surpris ? Quelles mesures ont été prises pour inciter les agriculteurs à trouver une alternative à l’emploi de chacun de ces pesticides, dont les dangers sont de plus en plus en plus reconnus par les scientifiques ? Rigoureusement aucune !

A quoi s’ajoute aussi le fait que les 146 recommandations de la conférence citoyenne pour le climat, qu’Emmanuel Macron affirmait vouloir soutenir « sans filtre », ne semblent pas devoir être pleinement prises en compte. Cela fait vraiment beaucoup de promesses non tenues.

Et cela d’autant plus qu’il existe d’ores et déjà des pratiques agricoles alternatives à l’emploi du glyphosate et des néonicotinoïdes. Ces techniques, qui relèvent d’une agroécologie scientifique (la discipline des agroécologues) et s’inspirent en même temps de savoir-faire paysans très anciens, ne visent pas tant à éradiquer les herbes concurrentes des plantes cultivées ou les pucerons qui leur transmettent des virus qu’à en réduire la prolifération et à minimiser leurs dommages.

Allonger les rotations de cultures

La première d’entre elles consiste à allonger les rotations de cultures et à diversifier les espèces cultivées au sein de nos terroirs. Si l’on veut limiter la multiplication des herbes indésirables sur un même terrain agricole, il convient de ne pas y cultiver tous les ans la même culture.

Cela a pour effet de perturber le cycle de reproduction de ces dites « mauvaises herbes » sur chacune des parcelles en n’y pratiquant pas tous les ans les mêmes travaux culturaux. Celles qui tendent à proliférer en compagnie d’une espèce cultivée particulière ne peuvent guère se reproduire en grand nombre les années suivantes au voisinage d’autres espèces dont la croissance et le développement interviennent à des dates différentes.

Quand, au cours d’une même année, au sein d’un même terroir, les parcelles sont occupées par des cultures d’espèces très variées, les insectes susceptibles d’occasionner de gros dégâts sur l’une d’entre elles éprouvent de réelles difficultés à se propager du fait que les cultures présentes sur les parcelles voisines ne leur sont guère accueillantes.

Si les parcelles de betterave à sucre affectées par la jaunisse avaient été plus dispersées dans l’espace et entourées de diverses autres cultures, les pucerons qui lui ont inoculé le virus à l’origine de cette maladie ne se seraient pas autant disséminés.

Espèces peu accommodantes

Et si les parcelles de betteraves avaient été entourées de haies vives hébergeant diverses espèces herbacées, arbustives et arborées, les pucerons n’auraient pas tardé à être neutralisés par les larves ou adultes de multiples insectes auxiliaires : coccinelles, syrphes, chrysopes, cécidomyies, etc. Les pertes de production auraient donc été bien moindres que celles observées cette année, sans avoir à employer de coûteux insecticides.

Parmi les cultures qu’il nous faudrait réintégrer au plus vite dans nos rotations et nos assolements, il convient de citer surtout les plantes de l’ordre des légumineuses : trèfles, luzernes et sainfoins destinés à l’alimentation des herbivores ; lupins, féveroles et pois fourragers consacrés à celle des volailles et porcins ; lentilles, pois chiche et autres légumes secs dont nous faisons trop peu usage dans nos repas. Ces espèces ne sont pas en effet très accommodantes pour les pucerons verts s’attaquant aux betteraves et autres cultures.

Et de surcroît, ces légumineuses nous permettraient de réduire notre énorme déficit en protéines végétales destinées à la nutrition animale. Pourquoi ne voudrions-nous pas mettre fin aux importations massives de graines et tourteaux de soja en provenance des Etats-Unis, du Brésil ou d’Argentine ? Soja dont les surfaces ont été étendues au détriment de forêts et savanes arborées naturelles.

Le président n’avait-il pas déclaré, au lendemain de la dernière réunion du G7 qui s’est tenue à Biarritz (Pyrénées-Atlantiques), qu’il nous fallait retrouver au plus vite notre « souveraineté protéinique » et ne pas signer les accords du Mercosur (communauté économique qui regroupe l’Argentine, le Brésil, le Paraguay, l’Uruguay et le Venezuela) ? Encore une promesse vouée à être bafouée sans détour ? Une affaire à suivre.

A qui la faute ?

La somme de 100 millions d’euros annoncée dans le plan de relance pour inciter nos agriculteurs à cultiver des protéagineux paraît bien dérisoire, en comparaison avec les milliards d’euros de subventions de la politique agricole commune que perçoivent annuellement nos agriculteurs en proportion des surfaces disponibles.

Cela est d’autant plus regrettable que les plantes de l’ordre des légumineuses contribuent à fertiliser les sols en azote par la voie biologique et nous éviteraient d’avoir grandement recours aux engrais azotés de synthèse, coûteux en énergie fossile importée et très émetteurs de protoxyde d’azote, principale contribution de l’agriculture française au dérèglement climatique.

Étendre nos surfaces en légumineuses aux dépens de cultures dont nous ne parvenons que difficilement à vendre nos excédents à l’export serait favorable à notre balance commerciale extérieure du fait des moindres importations de soja et de gaz naturel.

Tout cela avait d’ailleurs été rappelé par la conférence citoyenne pour le climat. Mais au vu du projet de loi sur le climat actuellement en préparation, il est à craindre que cette promesse ne soit pas non plus tenue. A qui la faute ? A l’incompétence des technocrates qui entourent ceux qui nous gouvernent ? Aux pressions de puissants lobbys dont l’intérêt est de vendre toujours davantage de pesticides ? Sans doute les deux à la fois. C’est pitoyable !»

Marc Dufumier est professeur honoraire à AgroParisTech et a publié De la terre à l’assiette. 50 questions essentielles sur l’agriculture et l’alimentation (Allary Editions, 2020).

A quand remonte la domestication des légumes et des animaux par l’être humain ? La crise sanitaire actuelle va-t-elle nous amener à repenser cette domestication de manière durable et à prendre en compte le bien-être animal ? Pour en parler, Les Matins reçoivent Valérie Chansigaud et Eric Birlouez.

En 2021, quelles seront nos bonnes résolutions en matière d’alimentation ? Seuls 3% des Français déclarent à ce jour avoir fait le choix du végétarisme. Cette pratique alimentaire, remise au goût du jour ces dernières années, est encore loin d’être une tendance de fond. Pourtant, si la culture gastronomique et culinaire française donne la part belle à la viande, il n’en a pas toujours été ainsi. A l’échelle de l’histoire de l’humanité, c’est le végétarisme qui domine. En outre, les êtres-humains ont appris à domestiquer les légumes avant les animaux.

Mais que signifie la domestication du végétal et de l’animal ? En quoi consiste concrètement ces processus et à quand peut-on les dater ? La crise sanitaire va-t-elle nous permettre de repenser notre rapport au vivant en général ?

Valérie Chansigaud, historienne des sciences et de l’environnement, chercheuse associée au laboratoire SPHère (Sciences, Philosophie et Histoire) du CNRS et de l’Université de Paris, auteure d’Histoire de la domestication animale paru aux éditions Delachaux et Niestlé, ainsi qu’Eric Birlouez, ingénieur agronome et sociologue de l’alimentation, auteur de Petite et grande histoire des légumes, publié aux éditions Quae (2020).

Entre la crise des éleveurs et celle des conditions d’élevage et d’abattage, est-ce tout un système qui s’effondre ? Devons-nous tous arrêter de manger de la viande, ou peut-on imaginer une viande heureuse ?

Florence Burgat, philosophe, directrice de recherche en philosophie à l’Institut national de la recherche agronomique et co-auteure de Le droit animalier (PUF, 9 mars). A ses côtés, Eric Birlouez, ingénieur agronome et sociologue de l’agriculture et de l’alimentation.

Ils sont rejoints en seconde partie, à écouter ici, par Alain Prochiantz, chercheur en neurobiologie et professeur au Collège de France, titulaire de la chaire « Processus morphogénétiques ».