Du réseau au rhizome

Gilles Deleuze et Félix Guettari en 1980
Gilles Deleuze et Félix Guettari en 1980
Crédits : Marc GANTIER / ContributeurGetty

https://www.franceculture.fr/emissions/les-nouveaux-chemins-de-la-connaissance/philosophie-du-reseau-14-le-rhizome-deleuze-et

« Si le réseau peut être une coiffe, un tissu, c’est donc qu’il ne désigne pas simplement une manière pour différents éléments d’être liés ensemble, mais aussi un résultat, celui des fils qui s’entrelacent pour tisser l’étoffe du réel. [article de l’encyclopédie de Diderot]

Dans le réseau, tout est lié, mais de même qu’en reliant entre eux plusieurs points numérotés le crayon fait apparaître un dessin, de même le réseau donne vie à quelque chose qui n’existerait pas sans lui.

De réseau au rhizome, c’est Jean-Clet Martin qui vient saisir le problème par sa racine à partir du texte éponyme de Gilles Deleuze et Félix Guattari, les fabricateurs de concepts. »

Guattari-interview


Félix Guattari, interview pour la télévision grecque, 1991 ou 1992 https://vimeo.com/124024385

interviewer: Qu’est-ce que la philosophie ?

Félix Guattari : C’est un genre. C’est un genre. De même qu’il y a un genre littéraire, un genre théâtral, des genres esthétiques, des genres politiques, c’est un genre qui travaille avec la puissance de l’infini porté par ces objets particuliers que sont les concepts.

interviewer: Un ami ?

Félix Guattari : Un ami, c’est celui qui se « tourne vers » … qui se tourne vers l’autre, et qui constitue l’autre. Pas forcément dans un rapport d’identification, parce que l’amitié est parallèle à un rapport agonique, mais qui dans ce rapport singulier à l’autre, déploie un certain univers. Dans la complicité amicale, il y a toujours un troisième terme qui est le monde qu’on est en train de tisser, qu’on est en train de travailler. Et l’amitié socratique, ce n’est pas quelque chose qui se résout dans une identification homosexuelle, dans une incorporation de l’autre, c’est quelque chose qui est là pour tendre un filet qui dépasse complètement les rapports interpersonnels et qui donne une consistance à un certain type d’objets qui sont les objets conceptuels.

interviewer : Dans ce sens-là vous êtes ami avec Deleuze, n’est-ce pas, parce que vous créez ensemble un monde ?

Félix Guattari : C’est ça. Mais comme je le disais dans une interview, je suis ami avec Deleuze mais je ne suis pas copain. Je ne sais pas comment l’on pourrait traduire ça. Parce que, par exemple, avec Deleuze on s’est toujours vouvoyé, on a toujours gardé une grande proximité et une grande distance amicale. Comme si on en avait besoin, précisément, pour maintenir la consistance de notre tapisserie commune.

interviewer : Cette idée sûrement guattarienne que la schizophrénie est une alternative, que dans le schizophrène dans le monde capitaliste c’est quelqu’un qui déterritorialise, est-ce qu’on peut encore le comprendre de la façon dont on en parlait en 60-66, de cette idée de la schizophrénie ?

Félix Guattari : Moi, je n’ai jamais dit que le psychotique ou que le schizophrène était un héros révolutionnaire qui allait remplacer le leader de la classe ouvrière ou le militant des usines Poutilov de 1917. Jamais je n’ai dit ça. Non, parce que quelques fois on a voulu nous faire dire des bêtises comme ça. Simplement, ce que je constate c’est que, le rapport avec le psychotique, par exemple dans une clinique comme celle où je travaille à La Borde, pose des questions, avec insistance, que généralement on s’efforce de ne pas voir, (il) remet en question le monde des significations dominantes, le monde des relations sociales, le monde de l’échange, le monde de l’affect ; (il) introduit avec insistance des dimensions sémiotiques et sémiologiques qui sont en rupture avec justement ce monde médiatisé, ce monde du pouvoir dans lequel on est.

Alors, d’une certaine façon, c’est comme une sorte de laboratoire très important. Alors la psychiatrie, tout le monde s’en fout, on la laisse dans une misère épouvantable. Je suis allé, comme vous le savez à l’île de Leros où j’ai vu des choses difficiles. Je suis allé aussi, j’ai visité des hôpitaux dans la banlieue d’Athènes qui sont quelque chose d’assez épouvantable à voir. Mais qu’est-ce que vous faites avec la psychose, avec la schizophrénie ? Qu’est-ce que vous faites avec la psychiatrie ? La question qui se pose c’est pas seulement pour faire du bien dans le domaine social, c’est qu’est-ce que vous faites avec vous-mêmes ? Qu’est-ce que vous faites avec votre propre folie ? Qu’est-ce que vous faites avec votre désir ? Qu’est-ce que vous faites avec votre rapport au monde, avec votre singularité, avec votre naissance, avec votre mort ? Est-ce que ça existe ? Est-ce que c’est un objet qui a de l’importance ? « Oh non ça, ça ne nous regarde pas, on fait de la télévision, on fait de la production, on est dans le marché commun, et la singularité, la finitude, ce n’est pas notre projet ». Ah bon, ça m’étonnerait beaucoup parce que c’est quand même quelque chose qui est au cœur de l’existence.

Le problème, dans des termes différents, dans un contexte différent, se pose d’aller saisir la singularité de l’autre, sans rentrer dans un rapport d’identification ou de suggestion et puis, d’être là, sous une autre forme, ami d’un processus possible ; d’un processus qui ne se réfère pas à des universaux de la subjectivité comme les complexes freudiens ou les mathèmes de l’inconscient lacanien. Mais qui forge sa propre cartographie, qui forge sa propre méta-modélisation, et qui permet à l’individu, suivant les situations, de reconstituer des territoires existentiels là où il était dans l’angoisse, dans la déréliction, qui permet de reforger des rapports au monde, une possibilité de vivre. Alors c’est donc une activité qui se veut non modélisante et qui est beaucoup plus sous l’égide d’un paradigme esthétique que d’un paradigme scientifique. Puisqu’il s’agit à chaque fois dans une cure de forger une œuvre singulière.

Les artistes, surtout depuis les grandes ruptures conceptuelles introduites par Marcel Duchamp, par John Cage et un certain nombre d’autres, travaillent de plus en plus sans filet, sans bases. Ils n’ont plus de normes transcendantes, ils travaillent à l’énonciation même du rapport esthétique. Et donc, comme ça, ce sont des gens qui, d’une certaine façon, sont les noyaux les plus courageux dans ce rapport de créativité. Il y en a d’autres ; il y a les enfants, à l’âge de l’éveil au monde ; il y a les psychotiques dont l’on a parlé ; il y a les artistes ; il y a beaucoup de gens. Il y a les amoureux ; il y a les gens qui sont atteints par le sida ; il y a des gens qui sont en train de mourir. Ils sont dans un rapport chaosmique au monde.

Mais les artistes, d’une certaine façon, forgent des instruments, fraient des circuits, pour pouvoir affronter cette dimension de : Qu’est-ce que je fais-là ? Qu’est-ce que c’est que cette planète ? À quoi je peux me raccrocher ? À rien de transcendant ! Tu peux te raccrocher au processus immanent de créativité. Et alors la deuxième chose que je voulais dire c’est que, à ce moment-là, le paradigme esthétique, en dehors de la production d’œuvres esthétiques, c’est quelque chose qui travaille aussi bien la science, que la pédagogie, que l’urbanisme, que la médecine, que la psychiatrie. Parce que c’est cette méthodologie même, cette méthodologie existentielle, cette micropolitique existentielle, qui est élaborée d’une certaine façon, travaillée, creusée par cette perspective esthétique.

interviewer : Il y a 10 ans, vous étiez à Athènes, on parlait, on était même optimiste pour tous ces courants marginaux, toute cette vague, maintenant il y a une baisse.

Félix Guattari : Mais non, il n’y a pas une baisse des courants marginaux. Puisque aujourd’hui ce sont des continents entiers qui deviennent marginaux. L’Afrique est une marginalité monstrueuse, puisque vous avez aujourd’hui 600 millions d’habitants, d’africains qui sont dans une dévastation épouvantable. Et puis, d’ici l’an 2025, ils vont être combien ? 3 milliards ! Mais alors, qu’est-ce qui va se passer entre-temps ? C’est tout de suite 2025, alors si vous dites que la marginalité se résout, elle ne se résout simplement pas en Afrique. Elle ne se résout pas en Amérique Latine. Dans les pays d’Amérique Latine comme le Chili ou l’Argentine, qui appliquent les directives du Fonds Monétaire International, alors on dit « ah c’est très bien, ils ont résolu leur problème d’inflation ». Oui, très bien, seulement il y a 20% de la population qui en bénéficient et 80% qui sont dans une misère totale. Etc., on peut multiplier les exemples. Aujourd’hui au Pakistan vous avez un esclavage, un esclavagisme monstrueux, des enfants de 4 ans de 5 ans qui sont là à faire des parpaings, à être dans la boue. Vous avez un esclavagisme monstrueux dans tous les pays asiatiques pris sous l’orbite des nouvelles puissances industrielles.

Félix Guattari : Il est possible que la marginalité et encore, dans les pays développés, se résorbe, mais ce n’est pas vrai ! C’est pas vrai dans les ghettos du South Bronx à New York. C’est pas vrai dans les banlieues parisiennes. Et je ne sais pas ce qu’il en est à Athènes. Donc, il est possible qu’il y a moins de conscience aujourd’hui, pour l’instant, politique, dans les marges, et encore pas sûr, il faudrait vérifier. Il y a moins de répercussions mass-médiatiques. Il y a moins la mode des marges, telle qu’elle a pu exister dans les années 60 de la contre-culture et dans le mouvement de 68, mais il y a aujourd’hui une mise à l’écart, une marginalisation, catastrophique pour des populations humaines à l’échelle de la planète.

Ce n’est pas parce que les gens sont pris dans une société de consommation, dans des schémas, comme ça, publicitaires, dans des manipulations de l’opinion, dans un urbanisme qui est unidimensionnalisant, pour reprendre une vielle expression. Ce n’est pas pour ça que ce sont des imbéciles, ou que ce sont des moutons, ou des animaux. Ils se reconstituent des territoires existentiels à leur échelle, comme ils peuvent ; alors les jeunes en faisant des bandes, en s’attachant à la musique rock, au rap, etc., mais finalement en constituant des pseudo-sociétés, quelquefois dans la délinquance, et dans la drogue, et dans le suicide.

Mais ils se raccrochent à la constitution de l’existence, comme ils peuvent, dans ce contexte d’une société de plus en plus duale, où l’on a une aristocratie capitalistique qui contrôle le pouvoir, qui contrôle l’argent, qui contrôle les communications, une « jet society », et puis une masse de gens qui sont complètement perdus dans le monde, qui sont dans des contextes urbains épouvantablement aliénants, et qui sont dans un contexte de production où ils ne trouvent pas leur place. Aujourd’hui le chômage touche beaucoup les jeunes. Et même les gens qui rentrent dans le processus de production, ils sont marginalisés, même lorsqu’ils sont intégrés dans ce processus de production.

interviewer : L’écosophie ?

Félix Guattari : Il y a donc, là, une crise que j’appelle écosophique, pour élargir la notion de pollution environnementale, non seulement aux dimensions matérielles de la pollution, mais aussi aux dimensions de la pollution sociale, de la pollution mass-médiatique et de la pollution mentale. C’est pour intégrer toutes ces dimensions écologiques que j’ai formé, que j’ai forgé, ce terme d’écosophie. Il y a le problème d’une réinvention de la vie sous tous ses aspects. Sous ses aspects matériels. Sous ses aspects sociaux et sous ses aspects incorporels. Il y a toute une problématique de l’écologie du virtuel à forger.

interviewer : Les médias ?

Félix Guattari : C’est-à-dire que c’est un divan, et puis dans le meilleur des cas malheureusement, ce meilleur des cas qui est celui du cinéma de création, laisse la place au cinéma industriel, à la sérié télé, et là ce n’est plus du tout un pseudo divan, mais c’est de la drogue. C’est un rapport de fascination. On allume l’écran de télévision, on attend la répétition des mêmes visages, des mêmes phrases, des mêmes significations, tout ce qu’il peut y avoir de rupture événementielle dans le monde, traité par ce filtre mass-médiatique est transformé dans une sorte de bouillie insignifiante où plus rien ne peut advenir. On est pris dans un encerclement mass-médiatique, ce que Virilio appelle un « rétrécissement de la dromosphère ».

Il n’y a plus moyen de se déplacer. Au moment de la guerre du Golfe on a vu que, par exemple, l’ici de la télévision était complètement dominé par le maintenant, par le rapport immédiat. « Est-ce qu’il va se passer quelque chose ? ». Étant entendu qu’il ne se passe rien, que tout ce qui pourrait venir à se passer est immédiatement absorbé et résorbé dans une sorte de rassurance, avec un commentateur qui explique les choses, avec un général pendant la guerre du Golfe qui faisait des commentaires, soi-disant avisés, souvent ridicules.

Mais ce qu’on constate avec les média on le constate dans tous les domaines. On le constate dans le domaine par exemple de l’économie. Aujourd’hui, les économistes dans le monde prétendent qu’il y a une objectivité des objets économiques, qu’il y a une nécessité, que ce qu’ils font ils le font parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement, parce qu’il n’y a pas d’autres schémas possibles, il n’y a pas de mutation, il n’y a pas de bifurcation possible. Alors qu’il s’agit précisément de réintroduire un retour à l’immanence, un retour à la chaosmose. Mais oui, il y a un certain fonctionnement de l’économie mondiale qui conduit à la catastrophe épouvantable pour 80% de la population, à une pollution et à une dévastation écologique monstrueuse. Mais il y a d’autres possibilités, une autre économie est possible, d’autres média sont possibles, d’autres philosophies sont possible, d’autres formes d’art sont possibles. C’est cette question du possible, cette question de la reprise en compte, de la réappropriation, qui se trouve posée aujourd’hui avec une grande urgence. Sinon, et bien si rien d’autre que ce qui est est possible, alors on court vers une catastrophe planétaire purement et simplement.

interviewer: La subjectivité ?

Félix Guattari : Je crois qu’il faut être extrêmement prudent parce que la subjectivité individuelle et collective, n’est pas d’une seule pièce. Il n’y a pas un sujet, une individuation comme ça, qui lui donne sa consistance. Elle est feuilletée, elle est à plusieurs niveaux. Alors l’opinion publique, elle peut être complètement stupide. Elle peut suivre la mode, elle peut suivre les sondages, elle peut suivre toutes ces choses-là. Elle peut devenir raciste, imbécile, se couper du monde, méconnaître ce qui existe comme misère dans le tiers-monde, etc. Mais en même temps, on s’aperçoit que quelquefois elle a des retournements brutaux. Par exemple, on observe aujourd’hui en France, peut-être en Grèce je ne sais pas, mais une très grande méfiance maintenant à l’égard du journalisme, à l’égard de la télévision, depuis la guerre du Golfe, depuis les événements de Timisoara en Roumanie. « Mais qu’est-ce que … vous vous foutez de nous, on vous fait confiance, on vous fait confiance, et puis, on s’aperçoit que des fois vous nous mentez de façon éhontée ? ». La même chose vis-à-vis du pouvoir politique.

Donc, l’opinion publique, c’est comme un être qui peut s’abandonner, comme ça, parce qu’il s’en fout finalement, « d’accord tu dis ça c’est très bien ! », et puis quelques fois peut se ressaisir très brutalement, à la vitesse de la lumière, et dire « mais non, on ne marche plus du tout ! ». Il peut y avoir des retournements de l’opinion publique, d’une très grande intensité et d’une très grande intelligence collective ! On a vu, par exemple en Chine, un retournement de l’opinion publique au moment des événements de Tienanmen où d’un seul coup « ça va plus, faut arrêter ça ! ». On a vu des retournements de l’opinion publique dans les pays de l’Est, qui ont été bien plus importants que des rapports de forces politiques, que des rapports de forces sociaux traditionnels, qui d’un seul coup ont détruit tout ce monde exsangue de bureaucratie. Et puis, et puis, l’opinion publique s’est fait reprendre par les pouvoirs dominants. Mais il faut faire attention avec l’opinion publique, parce qu’elle nous réserve bien des surprises.

L’opinion publique ce sont des ritournelles qui circulent, ce sont des ritournelles, des visages, des matchs de football, des représentations comme ça, de mode, des rencontres. Et puis, elles cristallisent, elles font boules de neige, et puis elles s’évanouissent. Alors certains hommes politiques, certaines vedettes de la chanson ou du cinéma, sont portés par ces vagues. Et puis quelquefois ils tombent par terre parce que ces vagues trouvent une rupture. L’opinion publique ce n’est pas une opinion publique, ce sont d’immenses flux de subjectivités qui se traversent et qui travaillent les unes avec les autres. Toute la question, c’est justement qu’il n’y ait pas une industrie, un pouvoir, une chape de plomb qui pèse sur l’opinion publique, avec les média, les CNN, les télécommunications mondiales. Mais qu’elle se réapproprie, qu’elle se travaille, qu’elle se singularise. Qu’elle devienne formation de pouvoir, qu’elle devienne formation de valeurs, nouvelle mutation d’univers de valeurs.

interviewer: Créativité collective ?

Félix Guattari : Oui, mais il faut quand même être un idiot aussi. Il faut quand même accepter, quoi, la finitude. Il faut aussi être dans une pensée comme celle de Samuel Beckett, comme ça, pris dans cette épaisseur de l’existence où il n’y a pas de recours, où il n’y a pas de salut. Alors, c’est dans un aller-retour entre cette position singulière de la pensée et puis, qu’est-ce qu’on peut faire avec ce durcissement, cette bureaucratisation, cette dimension étatique qui gangrène les institutions, institutions universitaires, institutions psychiatriques. Très difficile à dire parce que, ce n’est pas en faisant un schéma directeur, un plan, un programme, qu’on peut beaucoup changer les choses.

Il est évident que l’on ne peut changer les choses que quand il y a des foyers d’énonciation mutationnels qui donnent envie de changer les choses. Qui induisent l’idée du changement, la créativité collective. Malheureusement, par rapport aux années 60, la créativité collective, elle est tombée dans ce que j’ai appelé les années d’hiver. Elle est tombée dans une sorte de glaciation.

Mais, premièrement, il y a toujours une petite marge, une petite possibilité. Déjà dans votre contexte universitaire, vous avez quelques copains, quelques amis, vous avez la possibilité de faire un noyau énonciatif, qui, peut-être, trouvera des échos et des répondances. Et puis, ces dimensions comme ça, très locales, très micropolitiques, peut-être qu’elle vont rentrer en résonance avec des phénomènes de mutation moléculaire à une toute autre échelle. Car, finalement, c’est le plus local qui communique avec le plus planétaire aujourd’hui. C’est s’occuper de la défense des arbres que Chirac veut couper dans Paris. C’est s’occuper de la défense des animaux, de la défense de la biosphère, lutter contre la pollution. Ça rentre en résonance immédiate avec : « mais qu’est-ce que c’est que cette façon d’être sur cette planète ? » ; « Est-ce que les hommes se sont crus dans l’univers comme sous le regard de Dieu ? Comme un don de Dieu ? Comme une création de Dieu ? Et ça leur ôte toute responsabilité à l’égard de la biosphère, à l’égard du cosmos, à l’égard de l’être ? ».

Et puis là on leur dit aujourd’hui à travers ces petits actes microscopiques : « mais c’est comme tu veux, tu es responsable de ce qui se passe ! ». Tu as des responsabilités éthico-politiques pour l’avenir. Non seulement de la vie humaine sur la planète, mais l’avenir de toutes les espèces animales. L’avenir de la biosphère. L’avenir des espèces incorporelles. Je dirais même l’avenir de l’être. L’être n’est pas un don de Dieu. L’être, il est produit par l’énonciateur aujourd’hui collectif qui est ce mélange de machines individuelles, de machines collectives, de machines technologiques, de machines scientifiques. C’est toute cette espèce de rhizome machinique qui produit de l’être, qui produit cette espèce de vertige extraordinaire qui fait que finalement, d’une certaine façon, aujourd’hui, Dieu c’est nous. C’est ce projet collectif qui est là.

Il y a eu une prise de pouvoir d’une pseudo normalité, contrôle de l’université par les tenants du savoir, le triomphe apparent du néo-libéralisme, la religion du marché, comme si la rentrée dans le marché économique ça devait résoudre comme par miracle tous les problèmes. Donc beaucoup d’illusions, beaucoup de fascination, notamment de la part des pays de l’Est à l’égard des modèles occidentaux. Et puis, ils s’aperçoivent à l’arrivée que c’est plus compliqué que ce qu’ils croyaient.

Alors, donc, il y a une sorte à la fois de ce que j’ai appelé, de glaciation, d’entrée dans les années d’hiver dont on se demande quand est-ce qu’on va s’en sortir, avec des théories, comme ça, très cyniques, comme le post-modernisme, qui dit que c’est comme ça parce que ça ne peut pas être autrement, il faut s’adapter, etc. Mais tout ça correspond aussi à une sorte de tabula rasa par rapport à beaucoup d’idées, beaucoup d’illusions, à partir de laquelle, devant nous, se trouve la question, je dirais la question de la question, un nouveau questionnement, une nouvelle invention de perspectives, de propositions, de pratiques.

Donc, je crois qu’on est dans un espèce de mixte entre une démoralisation collective, que l’on ressent beaucoup un peu partout en Europe, et puis en même temps avec un espoir de reconstruire quelque chose. Il n’y a pas grand-chose de manifeste dans ce domaine, encore que dans le domaine de l’écologie, il y a des gens qui commencent à réagir et à intervenir. Tout ça c’est devant nous. Tout un futur qui est en train de s’élaborer.

Aujourd’hui qui est-ce qui est concepteur ? Eh bien ce ne sont pas des intellectuels leaders avec un « I » majuscule. Ce sont des agencements d’intellectualités. Ce sont des mutations géopolitiques. Ce sont des mutations de sensibilités. Ce sont … une capacité aujourd’hui de lire le monde, tel qu’il évolue, à une vitesse prodigieuse. C’est ça être concepteur.

Moi j’ai fait une dépression assez intense, aiguë, qui a duré plus de deux ans, il y a quelques années, dont je suis sorti maintenant, et ça a été une expérience finalement très importante, très riche. L’expérience de la dépression. L’évanouissement du sens du projet, du sens du monde, etc. Un atterrissage sur l’existence dans ce qu’elle a de plus proximal. C’est pour ça que j’ai écrit ce petit livre Chaosmose. C’est un peu une réflexion sur cette plongée dans la dépression.

C’est-à-dire qu’on est encerclé par des murs, par des murs de signification, par le sentiment d’impuissance, par le sentiment que c’est toujours pareil, que rien ne peut changer. Et puis, quelques fois, il suffit d’une faille dans le mur, il suffit de quelque chose pour qu’aussitôt on s’aperçoive que le mur, bon, était perméable. Il y a une façon de se saisir soi-même dans un paroxysme, et toujours le vertige d’une autodestruction. Comme si l’autodestruction, la fin de tout, devenait un objet érotique. Comme si elle prenait le pouvoir. C’est ça la gestion de la dépression, à la fois d’accepter ce vertige d’abolition, mais à travers ça, peut-être, de reconstruire une vision du monde, un éclairage, je ne sais pas, je ne dirais pas une sagesse, mais enfin …

Félix Guattari, interview pour la télévision grecque, 1992 https://vimeo.com/124024385

lien https://youtu.be/E9jwK0_eDds

Henri Atlan. Spinoza et la biologie actuelle

À propos de

Cours de philosophie biologique et cognitiviste. Spinoza et la biologie actuelle, d’Henri Atlan, Odile Jacob, 636 p., 35 €.

1. Entretien

« Proposition :

Le Corps ne peut déterminer l’Esprit à penser, ni l’Esprit déterminer le Corps au mouvement, ni au repos, ni à quelque chose d’autre (si ça existe).

Scolie :

(…) Ce que peut le Corps, personne jusqu’à présent ne l’a déterminé, c’est-à-dire, l’expérience n’a appris à personne jusqu’à présent ce que le Corps peut faire par les seules lois de la nature en tant qu’on la considère seulement comme corporelle, et ce qu’il ne peut faire à moins d’être déterminé par l’Esprit. Car personne jusqu’à présent n’a connu la structure du Corps si précisément qu’il en pût expliquer toutes les fonctions, pour ne rien dire ici du fait que, chez les Bêtes, on observe plus d’une chose qui dépasse de loin la sagacité humaine, et que les somnambules, dans leurs rêves, font un très grand nombre de choses qu’ils n’oseraient faire dans la veille ; ce qui montre assez que le Corps lui-même, par les seules lois de sa nature, peut bien des choses qui font l’admiration de son Esprit. Ensuite, personne ne sait de quelle façon, ou par quels moyens, l’Esprit meut le Corps, ni combien de degrés de mouvement il peut attribuer au Corps, et à quelle vitesse il peut le mouvoir. D’où suit que, quand les hommes disent que telle ou telle action du Corps naît de l’Esprit, qui a un empire sur le Corps, ils ne savent ce qu’ils disent, et ils ne font qu’avouer, en termes spécieux, qu’ils ignorent sans l’admirer la vraie cause de cette action. »
Spinoza, L’Ethique, 1677, Livre III, Proposition II, et SCOLIE, (Point-Essais), trad. Bernard Pautrat, p.207-209

2.

Introduction du livre par Pierre Macherey

https://www.odilejacob.fr/feuilleter.php?ean=9782738143495#dflip-flipbook/1/

3.

Article de Nicolas Weil paru dans Le Monde des livres du 3 mai 2018 :

« Henri Atlan dans le cerveau de Spinoza ».
Le biologiste et philosophe relit l’« Ethique » à la lumière des récents résultats des sciences cognitives.

« Spinoza est à la mode. Celui dont Hegel raillait la « splendeur orientale » et dont Heidegger prononçait à peine le nom est aujourd’hui un totem des nouvelles radicalités, un ultra-contemporain. Cette popularité laisse rêveur, quand on sait que ce penseur amstellodamois (1632-1677) n’a produit qu’une œuvre relativement brève, qui aurait fort bien pu être rangée dans le corpus des « petits cartésiens », malgré d’autres influences (celle de Maïmonide par exemple).
Un coup d’œil à ses traités politiques, loin de révéler en lui un prérévolutionnaire, montre qu’il perpétue l’attitude hautaine des classiques vis-à-vis d’un peuple considéré comme indécrottablement empreint de superstitions, plus à contenir qu’à affranchir, et que, quand il théorise la liberté de penser, il ne la destine qu’à une poignée de philosophes. Ses œuvres principales nous mènent donc loin de Nuit debout et des insurgés qui ont fait de Spinoza un drapeau.
En France, l’école spinoziste est ancienne. Depuis l’excellent commentaire de l’Ethique dû à Martial Guéroult (1891-1976 ; Aubier, 1968-1974), certains tenants de la « pensée critique », Gilles Deleuze au premier chef (Spinoza et le problème de l’expression, Minuit, 1968), se sont penchés sur cette philosophie. La réflexion s’est déplacée, au XXe siècle, vers une interprétation centrée sur la politique. Elle est menée par les anciens élèves de Louis Althusser, marxistes ou postmarxistes, comme Pierre Macherey ou Etienne Balibar.
Le livre que publie ce dernier en est une illustration. Intitulé Spinoza politique. Le transindividuel (PUF, 576 p., 27 €), ce recueil d’articles étudie, entre autres, la « crainte des masses » chez Spinoza, et la gestation de l’idée démocratique par la limitation du pouvoir de l’Etat qu’on peut puiser, selon Balibar, dans ces textes suffisamment énigmatiques pour accueillir toutes sortes de lectures.

La nature et l’esprit sont d’un bloc

Le nouvel ouvrage du biologiste et philosophe Henri Atlan (né en 1931) a l’avantage de nous en proposer une qui nous éloigne de la politique pour nous plonger au cœur des neurosciences. Elle est d’autant plus inattendue qu’à la différence de ses contemporains Descartes, Robert Boyle, Pascal ou Leibniz, Spinoza a eu un apport à la science de son temps assez mince, voire inexistant.

Mais, pour Henri Atlan, si Spinoza est actuel, il le doit à sa métaphysique, développée dans son livre posthume et majeur, l’Ethique. Le moule des concepts spinozistes s’adapterait adéquatement au développement récent des « neurosciences cognitives ». Car l’idée spinoziste selon laquelle la nature et l’esprit sont d’un bloc, ou d’une substance unique, doit permettre de surmonter les impasses héritées de Descartes, dont le dualisme de la pensée et la matière entre en contradiction avec le processus de naturalisation de l’esprit humain en cours dans la biologie contemporaine.

« Qui se laisse comme “prendre par la main” sur le chemin indiqué » par Spinoza « ne peut donc pas négliger la compréhension claire et distincte de ce que nous apporte l’accumulation de connaissance de phénomènes mentaux avec leurs corrélats corporels », estime Henri Atlan. Et il le prouve par un commentaire souvent technique mais toujours clair, croisant la recherche la plus pointue sur le cerveau avec une analyse fouillée de l’Ethique.
Il s’agit de renvoyer dos à dos une idéologie néomatérialiste, pour laquelle tout se réduit au cerveau ou à l’ADN, et son opposé, un idéalisme irréductible, allergique à toute interprétation mécaniste du vivant, parfois au profit du créationnisme et de l’intelligence design (qui postule la présence d’un dessein divin lové jusque dans les molécules).
Pourquoi Spinoza nous fait-il échapper à cette polarité stérile ? Parce que sa thèse de l’unicité de la « substance » (Dieu ou la nature), d’où procède une infinité d’attributs dont nous ne connaissons que deux, la matière et la pensée, présente les faits mentaux comme deux faces d’une même réalité observée de deux points de vue, psychique ou corporel. Tout divers qu’ils soient, il y a entre eux une « identité synthétique » (expression empruntée à la thermodynamique, qui signifie qu’une même grandeur peut se traduire de façon différente).

Le « nouvel inconscient » cérébral

Contrairement à une opinion bien enracinée, mais qui semble perpétuer le dualisme entre pensée et matière, il n’y a pas chez Spinoza de « parallélisme » ; du reste, l’expression est de Leibniz (1646-1716). Affirmer que l’ordre et la connexion des idées sont les mêmes que l’ordre et la connexion des choses n’implique pas qu’il s’agisse d’éléments hétérogènes miraculeusement en harmonie : il s’agit bien d’un même objet abordé sous deux perspectives.
De même, le « nouvel inconscient » cérébral porté par les sciences cognitives s’incarne-t-il autant par notre cerveau que par notre système immunitaire. Cette affinité élective du spinozisme avec ces dernières l’érige en tout cas, sur un mode plus convaincant que certains de ses usages politiques, en clé de notre modernité. »

Benjamin H. D. Buchloh. Rock Paper Scissors

Benjamin H. D. Buchloh. Rock Paper Scissors*. Buchloh s’exprime sur quelques modes et desseins de la sculpture à Venise, Münster et Documenta, in Artforum, september 2017
«TOUTES LES SCULPTURES aujourd’hui semblent avoir acquis la condition du livre, pour paraphraser Walter Pater: le statut de l’obsolescence totale, au bord de la disparition. Pourtant, les caractéristiques partagées par la sculpture et le livre, pour leur perte, deviennent maintenant d’autant plus importantes: fabriquées avec des supports matériels dérivés de ressources naturelles (papier, bois, pierre, métal), ils ont communiqué dans des langages très spécifiques à des publics spécifiques dans les idiomes nationaux, sinon régionaux, aspirant à occuper des lieux importants dans ce qu’on a appelé la sphère publique. Pour exacerber l’abîme qui sépare le présent de ce passé récent, on pourrait citer la définition la plus convaincante de la sculpture depuis les années 1970 une fois de plus : «La logique de la sculpture, semble-t-il, est inséparable de la logique du monument. En vertu de cette logique, une sculpture est une représentation commémorative. Elle se trouve dans un endroit particulier et parle dans une langue symbolique sur le sens ou l’utilisation de ce lieu. »
* « [Le] titre cite effectivement le titre d’une œuvre de Lawrence Weiner en hommage, pour ainsi dire, puisque son travail a consisté, et pendant de nombreuses années, à remettre en question notre réflexion sur la nature et les fonctions de la sculpture dans le présent. »

Extrait à propos de la pièce de Maria Eichhorn, Rose Valland Institute :

« Construire un mur de livres structurel et sculptural Rose Valland Institute de Maria Eichhorn réfléchit également sur les intersections de l’espace public, de la sculpture et du mot imprimé. Et, bien sûr, le concept d’une sculpture publique sous la forme d’une bibliothèque, ou d’une bibliothèque en tant que sculpture publique, a déjà une histoire complexe. [Note :Une histoire de la sculpture comme une bibliothèque, ou la bibliothèque comme une architecture antimoniale de spectatorial et agence de lecture, devrait commencer par la salle de lecture des travailleurs de Aleksandr Rodchenko Club des travailleurs à Paris en 1925 et pourrait conduire à de nombreux exemples dans le passé récent, Les bibliothèques de Hirschhorn. réf. Anna Dezeuze, Thomas Hirschhorn: Deleuze Monument.]

Après tout, la matérialité particulière, la textualité et l’accessibilité quasi-universelle du livre transcendent encore la portée publique relativement limitée des objets sculpturaux (héritages des ready-mades inévitablement fétichistes de Duchamp) et des architectures de consommation spectaculaire. Si, à la fin des années 60, Lawrence Weiner avait répondu à son ami minimaliste André en suggérant que les interventions sculpturales deviendraient principalement linguistiques, la sculpture a, depuis lors, fait face à la question de savoir si sa présentation publique serait le livre ou la brique – et si la sculpture continuerait à situer ses spectateurs dans la simulation d’une sphère publique architecturale ou dans les registres réellement accessibles du langage imprimé et ses formes de distribution desséchées. 
note :,

Ce qui rend la bibliothèque d’Eichhorn spécifique au moment actuel de la culture en Allemagne et sur le site de l’exposition, c’est le fait que tous les livres empilés sur ses étagères de dix-huit pieds ont été volés dans les bibliothèques de leurs propriétaires, la population juive de Berlin. Par la suite, au début des années 1940, la bibliothèque de la ville de Berlin a acquis ces livres auprès des prêteurs sur gages de la ville, où ils avaient été accumulés après leur vol. Ainsi l’Institut Rose Valland – nommée d’après le conservateur du Jeu de Paume à Paris qui a risqué sa vie pour enregistrer toutes les informations sur les biens volés, temporairement conservés au musée avant d’être emmenés en Allemagne nazie, des citoyens juifs de la ville — réclame comme sa mission, et celle de ses spectateurs, de contribuer au processus continu de récupération et de restitution de toutes les biens à leurs propriétaires d’origine et à leurs proches. Et bien que l’institut ait été fondé pour sa présentation à la Documenta 14, il continuera ses activités après la fin de l’exposition.

Eichhorn suit le précédent de la recherche de provenance que Haacke a initiée dans les travaux comme Manet-PROJEKT ’74, ou « Les Poseuses » (Small Version) de Seurat, 1888-1975, pour tracer les histoires inextricables et inépuisables des documents de la culture et de la barbarie dans la première moitié du XXe siècle dans les conditions de la persécution fasciste et raciste. Qu’est-ce qui distingue le projet d’Eichhorn de Haacke, cependant, est qu’elle est passée du traçage des chefs-d’œuvre à l’analyse des accumulations largement éphémères de livres vernaculaires, dont la valeur monétaire actuelle est en effet pour la plupart négligeable. Mais c’est précisément ce changement de vol des chefs-d’œuvre à la relative banalité des livres volés qui confèrent à la recherche étonnamment détaillée et précise d’Eichhorn, d’autant plus d’impact et de perspicacité, définissant succinctement ce que peut réellement accomplir le travail d’intervention mnémotechnique initié par les pratiques culturelles. Non seulement la grande quantité de livres confisqués, et l’échec collectif de les restituer à leurs propriétaires originaux et légaux, nous rappellent les processus extrêmement retardés de restitution, pour lesquels certains musées en Allemagne sont devenus légitimement tristement célèbres, mais les livres dirigent également notre attention sur le fait que la persécution raciste a fonctionné en tandem avec une criminalité purement motivée par l’économie, que le régime nazi a infligée à la vie quotidienne des citoyens juifs allemands.
Ainsi, le travail d’Eichhorn prouve, à plusieurs niveaux, ce qu’une intervention sculpturale peut encore accomplir aujourd’hui, même si nous devons supposer que les formes traditionnelles de communication émanant de la sphère publique ont été détruites. Tout d’abord, l’artiste réactive et redéfinit de façon frappante les concepts de spécificité du site, concrétisés dans ce travail par les récits les plus détaillés des ventes aux enchères de biens juifs à Kassel (notamment celui de l’un de ses grands patrons culturels, Alexander Fiorino) et Berlin. Et d’autres chocs d’idées sont générés non seulement par la perte d’œuvres d’art largement documentée mais par la folie meurtrière avec laquelle même les articles ménagers les plus banals ont été répertoriés et enregistrés avec les sommes dérisoires qu’ils ont obtenues de la vente de ces lots. Si l’on peut se demander si la projection extrêmement agrandie de ces documents confère à l’œuvre d’Eichhorn une monumentalité autoritaire, on reconnaît, à la réflexion, que c’est précisément cette intensité de la reconstruction mnémotechnique dont les générations actuelles pourraient avoir le plus besoin quand ils prétendent de plus en plus avoir suffisamment étudié les motivations de la politique du racisme et du fascisme dans le passé.

Ce sens des proportions inversées – entre la banalité apparente de ces objets de vies détruites et l’apathie actuelle envers l’urgence de l’analyse critique dans le présent – pourrait engager ses lecteurs dans une réflexion continue non seulement sur les histoires des victimes de la persécution nazie allemande, mais sur les motivations réelles des ressources et des motivations renouvelées du fascisme.


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Deleuze / Proust. Rappel : Les trois mondes de signes

« Si le temps perdu de La recherche est le temps qu’on perd, comme dans l’expression ‘perdre son temps’, selon Deleuze, c’est dans ce temps-même que s’inscrit enveloppés l’un dans l’autre le récit de formation d’un jeune homme et l’apprentissage d’un homme de lettres. Comme dans tout roman de formation, un apprentissage des différents ‘mondes de signes’, tourné vers le futur, la mémoire n’intervenant que pour corriger et dépasser des illusions successives. Tout jeune (homme ou femme), est un « égyptologue » occupé à déchiffrer des mondes de signes spécifiques ‘qui s’organisent en cercles et se recoupent en certains points’. S’il n’y a plus rien à déchiffrer, on sombre dans l’ennui. » Les trois mondes de signes sont nommés et analysés par Deleuze, ce qui a fait dire à certain auteur que le Proust et les signes (1) de Deleuze est le meilleur traité sur les signes. Ce sont donc, rapidement: « • le monde de la mondanité (monde de l’expérience corporelle et conversationnelle urbaine): « il n’y a pas de milieu qui émette, concentre autant de signes qui tiennent lieu d’action et de pensée, dans des espaces aussi réduits, à une vitesse aussi grande, et dont l’effet sur nous s’exprime dans une sorte d’exaltation nerveuse », monde nécessaire, le plus formateur pour l’apprentissage des signes. Ceci décrit assez bien la conversation névrotique par SMS de Maureen dans Personal Shopper. • « le cercle de l’amour, lieu télépathique des regards et de gestes intimes échangés, ouvrant sur une pluralité de mondes inconnus concentrés en chaque individu et donc indéfiniment indéchiffrables et donc éminemment attirants, mais dont le narrateur n’en est jamais qu’un objet indéfiniment. » • le monde des impressions ou des qualités sensibles, le vaste territoire de la mémoire involontaire ouvert au déchiffrement à la fois universel et individuel, démocratique et rassurant (madeleine, clochers, arbres, pavés, aubépines), agréable mais usé jusqu’à la corde et qui ouvre paradoxalement sur l’art, la peinture. Les termes de mondes, de roman d’apprentissage font irrémédiablement penser au jeu-vidéo interactifs. C’est une voie que je n’emprunte pas ici. Cf > http://www.ciren.org/ciren/colloques/061200/terrier/terrier.html