Deleuze-Guattari

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Conversation autour d’un rêve de Glissant et Guattari

http://www.edouardglissant.fr/creolisation2010.html

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Gilles Deleuze et Félix Guettari en 1980
Gilles Deleuze et Félix Guettari en 1980
Crédits : Marc GANTIER / ContributeurGetty

https://www.franceculture.fr/emissions/les-nouveaux-chemins-de-la-connaissance/philosophie-du-reseau-14-le-rhizome-deleuze-et

« Si le réseau peut être une coiffe, un tissu, c’est donc qu’il ne désigne pas simplement une manière pour différents éléments d’être liés ensemble, mais aussi un résultat, celui des fils qui s’entrelacent pour tisser l’étoffe du réel. [article de l’encyclopédie de Diderot]

Dans le réseau, tout est lié, mais de même qu’en reliant entre eux plusieurs points numérotés le crayon fait apparaître un dessin, de même le réseau donne vie à quelque chose qui n’existerait pas sans lui.

De réseau au rhizome, c’est Jean-Clet Martin qui vient saisir le problème par sa racine à partir du texte éponyme de Gilles Deleuze et Félix Guattari, les fabricateurs de concepts. »

« Comment devons-nous vivre? Quelles sont les conditions et les possibilités de la vie dans ce monde que nous habitons ensemble ? Les modes de vie humains – des manières de faire et de dire, de penser et de savoir – ne nous sont pas livrés clés en main. Ils ne sont pas prédéterminés, ni fixés pour toujours. Vivre, c’est perpétuellement décider comment vivre, avec en permanence la possibilité de ramifications dans différentes directions dont aucune n’est plus normale ou plus naturelle que les autres. On pourrait définir la vie humaine comme un processus perpétuel et collectif qui consiste à décider comment l’on va vivre. Chaque mode de vie représente donc une expérimentation de vie collective. Il n’est guère plus une solution au problème de la vie que ne le serait un chemin au problème consistant à atteindre une destination inconnue. Un mode de vie est davantage une approche en réponse à ce problème.

Imaginons un champ d’étude auquel il appartiendrait de tirer des enseignements de la plus grande variété possible d’approches ; un champ qui chercherait à convoquer, autour de ce problème du comment vivre, la sagesse et l’expérience de tous les habitants du monde, quelle que soit leur histoire, leur moyen de subsistance, leurs condition de vie et leur localisation. C’est ce champ que j’appelle l’anthropologie, et je me considère moi-même comme un anthropologue. Toutefois, j’ai souvent la sensation que les personnes qui pratiquent réellement l’anthropologie de nos jours sont les artistes. Cela ne s’applique évidemment pas à tous les artistes, et je n’ai pas l’intention de me retrouver entraîné dans un débat stérile sur la question de ce qui est de l’art ou n’en est pas. Rares sont les questions qui ont donné lieu à une littérature aussi ennuyeuse et contre-productive. Cependant, nous pouvons nous demander ce qui fait que l’art peut être anthropologique, c’est à dire autour de quels principes communs l’art et l’anthropologie peuvent converger. Ces principes sont selon moi au nombre de quatre.

Le premier de ces principes est la générosité. L’art est anthropologique s’il prête attention à ce que font et disent les autres, s’il accueille de bonne grâce ce qu’on lui offre plutôt que de chercher à extraire par subterfuge ce qu’on ne lui offre pas. S’il s’efforce de rendre à l’autre ce que nous lui devons en échange de notre formation intellectuelle, pratique et morale.

Le second principe est l’ouverture. Le but n’est pas de parvenir à des solutions finales qui permettraient de circonscrire la vie, mais plutôt de révéler des chemins qui lui permettent d’aller de l’avant. En ce sens, l’art est anthropologique lorsqu’il prend position en faveur de ce qui est durable. Je ne veux pas dire par là qu’il s’agit de rendre le monde durable pour certains à l’exclusion des autres, mais plutôt de créer un monde qui laisse une place à toute personne et à toute chose.

Le troisième principe est la comparaison. Il s’agit de reconnaître qu’aucune approche concernant la vie n’est la seule approche possible, et que pour chaque approche que l’on emprunte, il en existe d’autres conduisant dans d’autres directions. D’où l’importance de garder à tout instant à l’esprit la question : pourquoi telle direction plutôt que telle autre ?

Enfin pour être anthropologique, l’art doit aussi être critique, au sens où nous ne pouvons nous contenter des choses telles qu’elles sont. D’un commun accord, les organisations de la production, de la distribution, de la gouvernance et des savoirs qui ont dominé l’époque moderne ont conduit le monde au bord de la catastrophe. Nous avons besoin de toute l’aide disponible pour trouver des moyens de continuer. Cependant personne, ni la science, ni la philosophie, ni les peuples indigènes, ne détiennent par avance la clé de notre avenir – si jamais cette clé existait. Nous devons construire cet avenir ensemble, par nous-mêmes et pour nous-mêmes. Et nous ne pouvons y parvenir que par le dialogue et la conversation, en faisant de la vie humaine elle-même une conversation.

Pour être anthropologique, l’art doit donc être généreux, ouvert, comparatif et critique. Il doit être curieux plutôt qu’interrogatif, offrir une ligne de questionnement plutôt que d’exiger des réponses ; il doit être attentionnel plutôt que guidé par des intentions préalables, modestement expérimental plutôt qu’audacieusement transgressif, critique sans être entièrement dévolu à la critique. Il doit faire lien avecles forces qui donnent naissance aux idées et aux choses, plutôt que de chercher à exprimer ce qui existe déjà : pour être anthropologique, l’art doit concevoir sans être conceptuel. C’est un art qui renoue avec la responsabilité et le désir, qui permet au savoir de grandir de l’intérieur de l’être à travers les conversations de la vie. C’est pourquoi des pratiques comme la marche, le dessin, la calligraphie, la musique instrumentale, la danse, la fabrication et le travail avec les matériaux – autant de pratiques que l’on range souvent du côté de l’ « artisanat » – sont pour moi exemplaires. Les artistes qui s’engagent dans ces pratiques sont ceux qui, se rapprochent le plus, à mon sens, de la véritable anthropologie, même s’ils ne présentent pas consciemment leur travail comme tel.

Depuis cinq ans, je mène avec un groupe de l’université d’Aberdeen en Ecosse des expériences autour de ces manières de faire de l’anthropologie que l’on pourrait tout aussi bien considérer comme des manières de faire de l’art. Notre projet, mené avec le soutien d’une subvention avancée du Conseil européen de la recherche, s’intitule « Knowing from the Inside » ou KFI (« Savoir de l’intérieur »), et repose précisément sur les quatre principes que j’ai énoncés. La portée du projet est très vaste : elle couvre la synergie entre anthropologie et architecture, arts plastiques et design. Cependant, pour les besoins de cet article, je considérerai l’art dans le sens le plus large du terme, c’est à dire en y incluant non seulement l’architecture et le design, mais aussi des domaines comme la musique, la danse, le théâtre expérimental et la littérature dans lesquels – bien que ceux-ci ne fassent pas partie de notre proposition initiale – nous nous sommes toutefois profondément investis.

En effet, au cours de ces cinq années, les pratiques auxquelles nous avons pris part ont été si nombreuses et si variées qu’il serait difficile d’en tracer ici un résumé. Cependant, pour vous donner quelques exemples, nous avons appris la vannerie, la technique du vitrail et la charpenterie afin de réfléchir à des questions comme la mémoire, la lumière, la couleur et la génération de la forme. Nous avons travaillé avec des artistes pour créer des installations de terre glaise en grand format. Nous avons collaboré avec des artistes de théâtre pour étudier le chant, la respiration, le geste et leur potentiel expressif. Nous avons rencontré des glaciologues pour comprendre leur contact quotidien avec la matière de la glace, et des spécialistes des sols pour étudier leur travail expérimental visant à restaurer les sols des villes. Nous avons mélangé du béton et exploré ses propriétés matérielles et son comportement, en particulier lorsque ce matériau est exposé à des secousses sismiques.

Nous avons travaillé avec des agriculteurs et des pêcheurs, en collaboration avec des agronomes et des biologistes, avec lesquels nous nous sommes penchés sur des questions touchant à la conservation terrestre et marine. Nous avons examiné le rapport entre chant et broderie, danse et dessin, musique et notation, architecture et géométrie. Nous nous sommes associés à des designers pour réfléchir aux surfaces et à leurs transformations. Nous avons également considéré à la manière dont toutes ces pratiques infléchissent les questions touchant à la pédagogie et à l’éducation. En effet, s’il existe une conclusion commune à tirer de toutes nos recherches, c’est que la mission d’éducation est l’objectif premier autour duquel convergent art et anthropologie. Pour l’art comme pour l’anthropologie, le monde tout entier – personnes, choses et matériaux – est une université où nous nous rendons pour étudier, penser et apprendre.

Pourtant, pour le courant dominant de l’anthropologie, notre approche vis-à-vis du « savoir de l’intérieur » demeure peu consensuelle, pour user d’un euphémisme. En effet, la majorité des anthropologues en exercice se contentent d’autre chose : non pas d’une éducation mais d’une ethnographie. Or le but de l’ethnographie est tout à fait différent de celui de l’anthropologie telle que je viens de la décrire. Celle-ci consiste non pas à étudier avec les gens mais à développer des études sur eux ; non pas à apprendre d’eux mais d’apprendre des choses sur eux. L’ethnographie vise à décrire, à comprendre et à interpréter, en profondeur et en détail, à quoi ressemble la vie pour quelques personnes, quelque part, à un moment quelconque. Il s’agit là d’une visée très respectable, et je ne pense pas qu’elle soit mauvaise. Cependant, j’affirme simplement que cette visée est différente de celle de l’anthropologie – et pour la même raison, très différente de celle de l’art, et de ce que nous cherchons à faire au sein du projet KFI.

Pourtant, malgré cela, la plupart des tentatives de combiner art et anthropologie, de manière délibérée et quelque peu empruntée, se sont concentrées sur l’ethnographie, qui a servi de ciment pour faire coller ensemble ces deux champs. Ces tentatives n’ont jamais à mon sens réussi tout à fait : elles ont tendance à produire de l’art et de l’ethnographie de mauvaise qualité. En effet, l’ambition de l’ethnographie d’atteindre l’exactitude descriptive va à l’encontre des ambitions plus spéculatives de l’art. L’ethnographie regarde vers l’arrière, et l’art vers l’avant. De plus, le recours de l’art à l’ethnographie entraîne généralement deux tendances qui contribuent pour beaucoup à décrédibiliser son ambition anthropologique. Énoncées il y a plus de vingt ans par l’historien de l’art Hal Foster dans un article justement intitulé « L’artiste comme ethnographe », ces deux tendances sont d’une part l’obsession pour l’altérité, et de l’autre la volonté de tout situer dans un contexte social, culturel et historique.

Je commencerai par le problème de l’altérité. Les anthropologues aiment à impressionner leurs amis avec des récits de leurs rencontres avec ce qu’ils appellent « l’altérité radicale ». Pour certains, ces rencontres constituent presque une médaille d’honneur qui leur confèrerait le droit de parler de l’autre – de sa force politique ou de son potentiel transgressif – avec une autorité qu’ils refusent à leurs pairs moins expérimentés ou aventureux. Cette médaille, de nombreux artistes, consumés par ce que Foster appelle « la jalousie de l’ethnographe », rêveraient de l’arborer. Une question se pose cependant : jusqu’à quel point une personne doit-elle être « autre » pour mériter que son altérité soit considérée comme radicale ?

L’expression « altérité radicale » est empruntée au philosophe Emmanuel Lévinas. Elle dénote une posture éthique qui consiste à laisser l’autre venir à soi ; à le laisser être soi-même sans entretenir aucune idée préconçue quant au type de soi auquel on a affaire, ni préjuger en aucune manière des termes de son interaction ou de sa conversation avec lui. L’altérité est, du moins dans un premier temps, absolue. Elle n’admet aucune variation de degré qui ferait que certaines personnes seraient plus autres que d’autres. Et pourtant, dès lors que les anthropologues introduisent la culture dans leur conception de l’altérité, ce caractère absolu est mis en cause. En effet, le fait de déclarer que des personnes appartiennent à une autre culture que la sienne revient immédiatement à cadrer leur différence dans les termes d’une classification imposée. Il y a des gens de notre genre, et  il y les autres. Nous les plaçons à priori, eux les autres, de l’autre côté d’une frontière entre deux mondes culturels : le nôtre et le leur. Ce qui revient bien entendu à préjuger de la manière dont nous allons interagir avec ces personnes.

Il va sans dire que les gens sont différents. Mais cette différence tient-elle à leur altérité ? Ou encore, pour formuler la question autrement : qu’est-ce qui vient en premier, l’altérité ou la différence ? Selon Levinas, l’altérité est une chose donnée. Je souscrirais plus volontiers à l’opinion contraire, qui se rapproche de celle de Gilbert Simondon et Gilles Deleuze : l’altérité est produite continuellement depuis l’intérieur de la matrice de rapports dans laquelle nous sommes tous à priori immergés. Autrement dit, elle est une fonction de l’ontogenèse. Selon cette position, la différence est première et c’est l’altérité qui en découle. Nous n’avons pas affaire à un monde fait d’êtres radicalement différents les uns des autres, comme c’est le cas chez Levinas, mais à un monde fait de devenirs qui grandissent, se différencient, se rapprochent et se séparent. Les gens seraient donc différents non pas parce qu’ils appartiennent à des mondes culturels autres, mais parce qu’ils sont nos compagnons de voyage, embarqués avec nous dans le même monde.

Au contraire, l’ethnographie porte ceux qui la pratiquent à placer l’altérité avant la différence. Il existe dans ce que l’on nomme souvent la « rencontre ethnographique », une schizochronie inhérente – un terme emprunté à l’anthropologue Johannes Fabian. Lors d’une rencontre dite ethnographique, nous tournons le dos aux personnes au moment même où nous nous ouvrons à eux. Nous écoutons ce qu’ils ont à dire, attentifs à ce que cela nous apprend sur eux, puis nous repartons pour tout retranscrire. Dans les faits, cela revient à faire de l’autre un substitut, tenant lieu de projet idéalisé d’un moi anthropologique ou artistique. Cette posture conduit à une codification de la différence comme identité manifeste, et de l’altérité comme extranéité. Cela peut, comme le remarque Foster, constituer le point de départ d’une politique de la marginalité qui exclut l’autre de fait, plutôt que celui d’une politique de l’immanence à laquelle nous pouvons tous participer sur un pied d’égalité.

Cette marginalisation de l’autre est renforcée par la tendance qui consiste à placer ce dernier dans un contexte – ce qui revient une fois encore à le placer dans un cadre, à le situer, et ce faisant, à neutraliser la force de sa présence. Une fois que l’autre a été de la sorte compris, décrit, désarmé et laissé pour mort, nous n’avons plus à nous préoccuper de lui ou de ce qu’il a à dire. La contextualisation de l’autre ne le met pas en avant pour lui permettre d’être lui-même : au contraire, elle le place dans une position de retrait, le renvoyant à ce que l’anthropologue Alfred Gell appelait les « intentionnalités complexes » qui sont sensées lui servir de motivations. C’est ainsi que l’ethnographe se retrouve dans un rôle similaire à celui du critique d’art ou de l’historien de l’art : il fournit un contexte d’interprétation et décerne aux peuples et à leurs productions l’imprimatur de son expertise ou de sa crédibilité. Il s’arroge la tâche d’expliquer leur signification à un public dont le sentiment d’infériorité intellectuelle face au savant-critique se trouve ainsi perpétué. C’est précisément ce phénomène que le projet KFI cherche à éviter.

Pour toutes les raisons évoquées plus haut, je ne crois pas que l’art qui aspire à être anthropologique fasse bon ménage avec l’ethnographie. Cependant, qu’en est-il de la science ? Si l’anthropologie est assimilable à l’art, cela veut-il dire qu’elle échoue en tant que science ?  La réponse à cette question dépend pour une large part du sens que l’on attache au mot « données ». Une donnée est littéralement une chose donnée (du latin dare, donner). Or l’une des composantes essentielles du don est, comme l’a montré l’ethnologue Marcel Mauss dans son étude fondatrice, l’idée que l’autre accepte ce qui est donné et rend la pareille par un contre-don. On retrouve ici le principe de générosité, tout aussi fondamental pour la pratique de l’art et de l’anthropologie qu’il l’est dans la vie quotidienne. Cependant, ce que les scientifiques considèrent aujourd’hui comme des données n’a en aucun cas été cédé à la manière d’un don ou d’une offrande. Collecter des données, pour un.e scientifique, ce n’est pas recevoir ce qui est donné mais extraire ce qui ne l’est pas. Qu’elles soient traitées, nettoyées, déposées ou précipitées, les données qui sont extraites nous parviennent par morceaux (ou « bits » en anglais, NDLT) déjà arrachés aux courants de la vie, au flux et au reflux, et à leurs implications réciproques. Pour un·e scientifique, le simple fait de reconnaître la réciprocité du rapport de don qu’il entretient avec les choses appartenant au monde qu’il étudie reviendrait à disqualifier sa démarche de recherche ainsi que toutes ses conclusions.

C’est justement du fait de leur nature morcelée que les données scientifiques sont généralement considérées comme quantitatives. En effet, ce n’est qu’après que les choses ont été arrachées aux courants de leur genèse et qu’elles se sont solidifiées jusqu’à former ces objets distincts que l’on nomme des « faits » qu’elles peuvent réellement être comptées. Pour tenter de re-présenter ce qu’ils avaient reçu en don sous la forme d’une récolte de faits, les anthropologues ont pu soutenir que leurs données étaient qualitatives plutôt que quantitatives. Cependant, je me méfie beaucoup de l’idée de « données qualitatives ». En effet, la qualité d’un phénomène ne peut résider que dans sa présence : dans la manière dont ce phénomène s’ouvre et s’offre à son entourage, dont nous faisons partie dès lors que nous le percevons. Pourtant, dans le moment même où l’on transforme une qualité en donnée, le phénomène se trouve clôturé et détaché de la matrice de sa formation. La générosité devient une façade dissimulant l’expropriation. Et c’est cette posture qui est, comme je l’ai déjà montré, au centre de l’attitude schizochronique de l’ethnographie traditionnelle.

Essayons de comparer un objet dur – par exemple, une balle – avec un objet élastique. Une balle dure peut, lorsqu’elle entre en contact avec d’autres objets dans le monde, avoir un impact. Elle peut les frapper ou même les briser. Dans les sciences dures, chaque impact est une donnée ; en accumulant suffisamment de données, on peut éventuellement parvenir à effectuer une percée. La surface du monde cède sous l’impact de ces coups incessants et ce faisant, abandonne certains de ses secrets. La balle élastique, au contraire, fléchit et se déforme au contact d’autres objets, épousant certaines de leurs caractéristiques tandis que ces objets, eux, ploient sous sa pression selon leurs inclinations et leurs dispositions propres. Cette balle réagit aux choses dans le même temps que les choses réagissent à la elle. En un mot, elle entre avec les choses dans un rapport de correspondance.

Dans ses pratiques qui consistent à faire lien avec les personnes parmi lesquelles il travaille et à apprendre de ces personnes – on parle d’observation participante –, l’anthropologue devient un·e correspondant·e. Il ou elle retient un peu de la manière de bouger, de sentir et de penser de ses hôtes, un peu de leurs compétences pratiques et de leurs modes d’attention. La correspondance, que ce soit avec des personnes ou avec des choses, est un travail dans lequel on met tout son cœur, et qui revient à rendre aux êtres humains et non-humains avec lesquels nous partageons notre monde ce que nous leur devons de notre existence et de notre formation.

L’anthropologie, tout comme l’art, peut donc être une science, au sens d’une science de la correspondance, dans laquelle la connaissance se développe depuis l’intérieur de la matrice de nos rapports en perpétuelle évolution avec les personnes et les choses, dans un processus d’attention et de réponse réciproques. C’est exactement la nature de notre travail dans le sein du projet KFI.

En Allemagne, il y a deux cent ans, Johan Wolfgang von Goethe proposait une conception de la science très semblable à celle-ci. Cette science exigeait de ceux qui la pratiquent qu’ils passent du temps avec l’objet de leur attention, qu’ils observent attentivement et avec tous leurs sens, qu’ils dessinent ce qu’ils observent et qu’ils s’efforcent d’atteindre un tel niveau d’implication réciproque ou d’appariage, dans la perception comme dans l’action, que l’observateur et la chose observée deviennent à terme indiscernables. C’est de ce creuset d’implication réciproque que naît toute connaissance, affirme Goethe. Cependant, les attitudes contemporaines vis-à-vis de ce que le courant dominant techno-scientifique appelle la « science goethéenne » sont révélatrices. Celle-ci suscite généralement un niveau d’indifférence voisin du mépris. Les personnes qui la pratiquent sont ridiculisées, tandis que les propositions d’articles qui s’y réfèrent sont systématiquement rejetées par les revues scientifiques.

Cette attitude n’a pourtant pas toujours été présente. En effet, tout me porte à croire que ce n’est pas un hasard si ce rejet virulent de ce que nous pourrions appeler la science de la correspondance a coïncidé avec la colossale expansion, dans les quarante dernières années, de la mondialisation et de l’économie politique néolibérale. De toute évidence, nous avons assisté pendant les dernières décennies à un « durcissement » très marqué de la science, qui peut aisément être corrélé à sa marchandisation en tant que moteur d’une économie mondiale de la connaissance. Or cette commoditisation de la connaissance exige que les fruits de la démarche scientifique soient arrachés aux courants de la vie. Cette rupture est assurée par la méthodologie : plus la science est dure, plus sa méthodologie est robuste. La compétition sans répit pour l’ « innovation » et l’ « excellence »  a eu pour effet de nourrir une sorte de course aux armements méthodologique qui éloigne toujours davantage les scientifiques des phénomènes qu’ils font profession d’étudier, et les entraîne toujours davantage dans des mondes virtuels qu’ils ont inventés eux-mêmes.

Pourtant, il ne saurait y avoir de science sans observation, et il ne saurait y avoir d’observation sans que l’attention de l’observateur n’épouse étroitement les aspects du monde auxquels elle s’applique. C’est en insistant sur cet engagement de l’observateur – et en s’intéressant aux pratiques scientifiques plutôt qu’aux protocoles – que l’on peut renouer avec ces mêmes engagements expérientiels et performatifs que la méthodologie se donne tant de peine à couvrir. En effet, dans la pratique, les scientifiques sont eux aussi immergés dans le monde de la vie, attentifs, réactifs aux froissements et aux murmures de leur environnement.

Dans une conférence où il retrace sa découverte de la structure de la molécule de benzène, le chimiste Friedrich August Kekulé offre aux jeunes chercheurs le conseil suivant : « Prenez note de chaque empreinte, de la courbure de chaque brindille, de chaque feuille sur le sol ». C’est ainsi seulement que vous verrez où poser le pied. Pour Kekulé, la science était une forme d’excursion ou, pour reprendre ses mots, un travail « d’éclaireur ». L’éclaireur entre en correspondance avec les choses dans leur devenir, plutôt que de s’informer de ce qui est déjà solidifié. Il ne se contente pas de récolter, mais il acceptece que le monde lui offre. C’est selon moi par cette profession plus humble, plutôt qu’en s’arrogeant une autorité exclusive pour représenter une réalité donnée, que la recherche scientifique peut converger avec la sensibilité artistique, dans la mesure où elles sont toutes deux des manières de connaître-en-étant.

Dans la pratique en effet, les mains et les esprits des chercheurs, tout comme ceux des artistes et des artisans, absorbent dans leur manière de travailler une acuité perceptive en phase avec les matières qui ont capté leur attention. De plus, à mesure que ces matières évoluent, l’expérience qui s’acquiert en travaillant avec ces matières évolue elle aussi. Bien sûr, dans la pratique, les chercheurs sont tous différents – tout comme peuvent l’être les artistes, les anthropologues, et les humains en général : ils se distinguent entre eux par les spécificités de leur expérience et par les compétences qu’ils ont acquis à travers elle, et non par la démarcation territoriale d’un champ d’étude. Lorsqu’elle devient art, la science est à la fois personnelle et chargée de sentiment ; sa sagesse naît de l’imagination et de l’expérience ; ses voix multiples appartiennent à tous et à chacun, et non à une autorité transcendante à laquelle ces voix serviraient indifféremment de porte-parole. Dans cet espace où le travail d’éclaireur du scientifique rejoint l’art de l’investigation, comme par exemple dans la pratique de l’anthropologie, grandir dans la connaissance du monde revient aussi à grandir dans la connaissance de soi.

L’espace où convergent l’art et la science est la recherche de la vérité. Je n’utilise pas le mot de vérité pour désigner le fait par opposition au fantasme, mais plutôt pour évoquer l’union de l’expérience et de l’imagination, au sein d’un monde pour lequel nous sommes vivants et qui est vivant pour nous. Confondre la recherche de la vérité avec la recherche de l’objectivité est une grave erreur. En effet, si cette dernière nécessite de couper tout lien avec le monde, la première exige au contraire notre participation entière et inconditionnelle. Elle exige que nous reconnaissions ce que nous devons au monde pour notre existence et notre formation, en tant qu’êtres vivant au sein de ce monde, mais aussi que ce que ce monde nous doit.

Je suis convaincu que ce que nous appelons recherche est une manière d’entretenir ce rapport de reconnaissance mutuelle. Ainsi définie, la recherche implique à la fois curiosité et responsabilité. Nous sommes curieux de ce monde précisément parce que nous en sentons responsables. Nous nous sentons responsables de la terre et de ses habitants humains et non-humains. Nous nous sentons responsables du passé, parce qu’il nous permet de mieux nous connaître nous mêmes et nos origines. Et nous nous sentons responsables de l’avenir, parce que lorsque nous ne serons plus là, nous voulons laisser derrière nous un monde habitable pour les générations futures. Bref, la curiosité et la responsabilité sont deux faces d’une même médaille, et cette médaille est la vérité. La recherche est donc la poursuite de la vérité à travers la pratique de la curiosité et de la responsabilité.

Pour beaucoup de gens aujourd’hui, la vérité est un mot qui effraie et qu’il convient, lorsqu’on l’utilise, d’utiliser entre guillemets. Ce mot évoque des images terrifiantes des systèmes oppressifs déployés au nom de la vérité par ceux qui se sont auto-désignés comme ses représentants ou ambassadeurs ici-bas. Nous ne devons cependant pas rendre la vérité coupable de toutes les fautes commises en son nom. Le tort réside dans la totalisation de la vérité, dans sa conversion en un monolithe éternel érigé en monument, atemporel et figé à jamais. Ce tort repose sur une illusion de la part des soi-disant gardiens de la vérité, qui consiste à croire qu’ils sont eux-mêmes au-dessusde la vérité, qu’ils en sont les maîtres et que la vérité est à leurs ordres. L’histoire humaine est parsemée de projets délirants de ce genre, qui ont tous été catastrophiques pour ceux qui y étaient assujettis, et qui ont tous fini par être balayés par l’histoire.

La recherche, au contraire, repose sur le constat que nous ne pouvons jamais conquérir la vérité, pas plus que nous ne pouvons conquérir la vie. De telles conquêtes sont réservées aux immortels. Mais pour nous mortels, la vérité est toujours plus grande que nous, toujours au-delà de ce qui peut être déterminé physiquement ou saisi par les catégories de la pensée. La vérité est inépuisable. Quels que soient le lieu et le point dans le temps où nous nous trouvons, il est toujours possible d’aller plus loin. La recherche ne nous promet aucune illumination finale. Nous faisons route dans l’ombre en tâtonnant, sans aucune issue en perspective, en suivant chaque indice susceptible de nous ouvrir un passage. Cette perspective ne porte guère à l’optimisme, ni à la croyance – répandue parmi les théoriciens du progrès – que le meilleur des mondes est à portée de main. Pourtant, même si elle n’est pas optimiste, la recherche garde toujours espoir. En effet, en faisant de chaque conclusion une ouverture et de chaque solution apparente un nouveau problème, elle garantit que la vie peut continuer. Et c’est pour cette raison que la recherche est une des responsabilités premières des êtres vivants.

Si comme nous l’avons vu la recherche est la poursuite de la vérité et que la vérité reste toujours hors de notre portée, alors la recherche ne saurait se circonscrire à la collecte et à l’analyse de données. Elle doit aller au-delà du fait. Le fait nous arrête dans notre élan et nous bloque la route. « C’est comme ça », nous dit-il. « On n’avance pas plus loin ! »  Cela ne veut pas dire que la vérité se trouve derrière les faits, et qu’elle requiert une intelligence supérieure armée d’un outillage théorique capable de transpercer la surface des apparence ou des miroirs idéologiques qui trompent le commun des mortels en leur faisant croire qu’ils savent distinguer la réalité de l’illusion. La vérité ne se cache pas non plus à l’intérieur des faits, comme une essence insondable qui demeurerait à jamais cachée à nos yeux, enfouie en elle-même. Je dirais plutôt que ce qui nous semble dans un premier temps fait de blocages s’avère ensuite, lorsque nous cherchons à nouveau – c’est à dire lorsque nous re-cherchons –  fait d’ouvertures qui nous permettent d’entrer.

Tout se passe comme si le fait pivotait de quatre-vingt dix degrés, comme une porte qui s’ouvre, jusqu’à ne plus être un obstacle posé face à nous mais un objet aligné longitudinalement avec nos mouvements. Nous suivons le fait là où il nous mène. « Viens avec nous », dit-il. La raison qui nous avait auparavant forcés à arrêter de chercher apparaît plus tard, dans la re-cherche, comme un nouveau commencement : une entrée vers un monde qui n’est pas déjà formé mais en voie de formation. Ce n’est pas comme si nous avions transpercé la surface du monde pour découvrir ses secrets cachés. Les portes de la perception s’ouvrent et, alors que nous nous faisons lien avec les choses dans les rapports et les processus de leur formation, la surface elle-même s’évapore. La vérité de ce monde ne se trouve donc pas « ailleurs »,  ni  n’est établie par référence à des faits objectifs, mais elle est révélée de l’intérieur. Il s’agit là de la matrice même de notre existence d’êtres terriens. Nous ne pouvons avoir de connaissance de cette vérité que depuis l’intérieur. Le « connaître-en-étant » est en bref l’essence même de la recherche. Et c’est à ce type de recherche que se consacrent l’art et l’anthropologie.

Cette conclusion paraîtra bien sûr blasphématoire à ceux qui considèrent qu’une véritable connaissance du monde ne peut être obtenue qu’en s’extrayant de ce dernier et en l’observant de loin. Pour ceux-là, vérité et objectivité sont indissociables. De fait, on comprend aisément que dans un monde où les faits semblent souvent divorcés de toute observation et peuvent être sur un coup de tête inventés, propagés par les médias de masse et manipulés pour servir les intérêts des puissants indépendamment de leur véracité, il est normal que nous nous soucions de ce qui advient de la vérité. Beaucoup ont l’impression que nous dérivons sans ancre dans cette époque de post-vérité. Il est légitime de rappeler qu’il ne peut y avoir de faits véritables sans observation. Mais nous avons tort, à mon sens, de confondre observation et objectivité. En effet, il ne suffit pas pour observer de regarder les choses. Nous devons faire lien avec elles et les suivre. C’est justement parce que l’observation dépasse l’objectivité que la vérité dépasse elle aussi les faits.

Dans la situation où se trouve le monde actuel, idéaliser la recherche comme une poursuite de la vérité ancrée dans la curiosité et la responsabilité pourrait sembler le fait d’un rêveur incorrigible, voire d’un nostalgique. « Il faut regarder la vérité en face », me direz-vous. « Vous pouvez toujours essayer de créer un monde meilleur pour les générations futures, mais pour y parvenir vous allez devoir trouver des financements, montrer vos résultats et faire en sorte que ces résultats soient meilleurs que ceux de vos concurrents ». Bref, pour faire de la recherche et mener ses projets à bien, il faut jouer le jeu en suivant les règles et les récompenses fixées par des gouvernements et des corporations qui sont déjà figés dans la logique inexorable de la globalisation. Cependant, cette logique a corrompu le sens du mot « recherche » jusqu’à le rendre méconnaissable. La vraie recherche, nous dit-on, c’est une production du savoir dont on mesure la valeur à l’aune de sa nouveauté plutôt que d’une quelconque référence à la vérité. La plupart des recherches subventionnées aujourd’hui se résument à l’extraction de grandes quantités de « données » et à leur traitement par des programmes pour obtenir des « outputs » qui, dans leur application potentielle, pourront avoir un « impact ». Dans le cadre de l’économie néolibérale du savoir, l’ordre du jour se résume au changement et à l’innovation, puisque les ressources de la planète sont en voie d’épuisement et que, dans la compétition toujours plus intense pour une rémunération toujours plus mince, seule la nouveauté fait vendre. « La recherche d’excellence est un moteur d’innovation », nous répète-t-on dans le langage macabre du capitalisme entrepreneurial.

Il est vrai que la majorité des recherches entreprises dans ce que l’on appelle de plus en plus souvent le « monde de la recherche académique » n’aboutissent pas à une application immédiate. Ce sont des projets que l’on considère comme motivés par la curiosité, de ceux que les Britanniques qualifient de « blue sky research ». Les chercheurs défendent farouchement leur droit à mener de la recherche fondamentale, malgré son coût considérable pour les deniers publics, en listant régulièrement des découvertes qui, quelques années seulement après avoir été effectuées, ont eu des applications pratiques tellement importantes que nous continuons à en dépendre dans nos vies quotidiennes. Cependant, dans le monde de la recherche, la curiosité et la liberté ont été dissociées de la responsabilité. En tant qu’importateur net de services, le revenu du monde de la recherche provient de ses exportations de savoir. Cependant, la décision de savoir comment ces savoirs doivent être appliqués est abandonnée à ceux qui les achètent : ceux-ci sont donc libre de décider si ces découvertes serviront à produire des bombes, à soigner des maladies ou à truquer des marchés. Et pourquoi les scientifiques devraient-ils s’en soucier ?

Cette attitude, très répandue dans les domaines désignés sous l’acronyme STEM (sciences, technologies, ingénierie et mathématiques), montre à quel point le « ciel bleu » n’est en fait qu’un écran de fumée dissimulant la défaite de la science devant le modèle mercantile de la production des savoirs. Cette posture n’est en fait rien d’autre qu’une défense intéressée au service d’intérêts spéciaux toujours plus concentrés dans les mains d’une élite scientifique mondiale qui, en collusion avec les corporations dont elle sert les intérêts, traite le reste du monde – et parmi elle, la grande majorité de sa population humaine toujours plus paupérisée et apparemment jetable – comme une réserve juste bonne à fournir des données pour nourrir l’appétit insatiable de l’économie du savoir.

La Big Science, les multinationales et la mondialisation néolibérale ont repoussé l’art comme l’anthropologie à la marge, et avec eux la question dont doit partir toute recherche, et qui est celle sur laquelle j’ouvrais cet article : comment devrions-nous vivre ? La Big Science ne s’intéresse pas à cette question, car elle considère qu’elle en détient déjà la réponse. Cependant, cette réponse n’est de toute évidence pas viable, et nous pouvons déjà observer et ressentir autour de nous les effets de cet échec.

Lorsque les dinosaures se sont éteints, ce sont les petits mammifères qui ont hérité de la terre, et parmi eux la fouine. La belette la plus célèbre de l’histoire restera peut-être celle qui a grignoté un câble électrique, mettant hors de fonctionnement pour une semaine la plus grosse machine de l’histoire – le Large Hadron Collider. Cet accélérateur de particules est peut-être la plus gigantesque manifestation de l’hubris scientifique jamais vue puisque ce projet a pour but de découvrir la vérité finale de l’univers, une vérité qui ne laissera plus aucune place pour nous, humains. Il s’agit du grand projet illusoire de notre temps : une machine en vue de la fin du monde. Mais lorsque la Big Science s’effondrera – ce qui se produira inévitablement avec l’effondrement de l’économie mondiale qui l’alimente – ce sont l’art et l’anthropologie qui, comme la célèbre belette, tiendront l’avenir entre leurs mains. Et nous devons nous préparer pour ce moment. »

Autre texte de Tim repris d’où ?

«Mais le point qui est remarquable en cette affaire est que la pratique artistique diffère de l’histoire de l’art exactement comme l’anthropologie diffère de l’ethnographie — moyennant quoi elle révèle le véritable potentiel productif de la collaboration entre art et anthropologie. Ne se pourrait-il pas que certaines pratiques artistiques puissent suggérer d’autres manières de faire de l’anthropologie ? S’il est vrai qu’il existe certaines similitudes entre art et anthropologie dans leur manière d’étudier le monde, alors pourquoi ne considérerions-nous pas l’œuvre d’art comme le résultat d’une recherche anthropologique plutôt que comme l’un de ses objets d’étude? L’idée selon laquelle la recherche anthropologique ne doit pas se limiter à l’examen des textes écrits, mais qu’elle doit aussi inclure des photographies ou des films, nous est devenue à tous familière. Pourquoi ne pourrions-nous pas inclure dans cette liste des dessins, des peintures ou des sculptures? Ou même encore des productions artisanales? des compositions musicales? des édifices? Réciproquement, les œuvres d’art ne pourraient-elles pas être envisagées comme des formes de l’anthropologie, bien qu’«écrites» dans un médium non verbal?»


Félix Guattari, interview pour la télévision grecque, 1991 ou 1992 https://vimeo.com/124024385

interviewer: Qu’est-ce que la philosophie ?

Félix Guattari : C’est un genre. C’est un genre. De même qu’il y a un genre littéraire, un genre théâtral, des genres esthétiques, des genres politiques, c’est un genre qui travaille avec la puissance de l’infini porté par ces objets particuliers que sont les concepts.

interviewer: Un ami ?

Félix Guattari : Un ami, c’est celui qui se « tourne vers » … qui se tourne vers l’autre, et qui constitue l’autre. Pas forcément dans un rapport d’identification, parce que l’amitié est parallèle à un rapport agonique, mais qui dans ce rapport singulier à l’autre, déploie un certain univers. Dans la complicité amicale, il y a toujours un troisième terme qui est le monde qu’on est en train de tisser, qu’on est en train de travailler. Et l’amitié socratique, ce n’est pas quelque chose qui se résout dans une identification homosexuelle, dans une incorporation de l’autre, c’est quelque chose qui est là pour tendre un filet qui dépasse complètement les rapports interpersonnels et qui donne une consistance à un certain type d’objets qui sont les objets conceptuels.

interviewer : Dans ce sens-là vous êtes ami avec Deleuze, n’est-ce pas, parce que vous créez ensemble un monde ?

Félix Guattari : C’est ça. Mais comme je le disais dans une interview, je suis ami avec Deleuze mais je ne suis pas copain. Je ne sais pas comment l’on pourrait traduire ça. Parce que, par exemple, avec Deleuze on s’est toujours vouvoyé, on a toujours gardé une grande proximité et une grande distance amicale. Comme si on en avait besoin, précisément, pour maintenir la consistance de notre tapisserie commune.

interviewer : Cette idée sûrement guattarienne que la schizophrénie est une alternative, que dans le schizophrène dans le monde capitaliste c’est quelqu’un qui déterritorialise, est-ce qu’on peut encore le comprendre de la façon dont on en parlait en 60-66, de cette idée de la schizophrénie ?

Félix Guattari : Moi, je n’ai jamais dit que le psychotique ou que le schizophrène était un héros révolutionnaire qui allait remplacer le leader de la classe ouvrière ou le militant des usines Poutilov de 1917. Jamais je n’ai dit ça. Non, parce que quelques fois on a voulu nous faire dire des bêtises comme ça. Simplement, ce que je constate c’est que, le rapport avec le psychotique, par exemple dans une clinique comme celle où je travaille à La Borde, pose des questions, avec insistance, que généralement on s’efforce de ne pas voir, (il) remet en question le monde des significations dominantes, le monde des relations sociales, le monde de l’échange, le monde de l’affect ; (il) introduit avec insistance des dimensions sémiotiques et sémiologiques qui sont en rupture avec justement ce monde médiatisé, ce monde du pouvoir dans lequel on est.

Alors, d’une certaine façon, c’est comme une sorte de laboratoire très important. Alors la psychiatrie, tout le monde s’en fout, on la laisse dans une misère épouvantable. Je suis allé, comme vous le savez à l’île de Leros où j’ai vu des choses difficiles. Je suis allé aussi, j’ai visité des hôpitaux dans la banlieue d’Athènes qui sont quelque chose d’assez épouvantable à voir. Mais qu’est-ce que vous faites avec la psychose, avec la schizophrénie ? Qu’est-ce que vous faites avec la psychiatrie ? La question qui se pose c’est pas seulement pour faire du bien dans le domaine social, c’est qu’est-ce que vous faites avec vous-mêmes ? Qu’est-ce que vous faites avec votre propre folie ? Qu’est-ce que vous faites avec votre désir ? Qu’est-ce que vous faites avec votre rapport au monde, avec votre singularité, avec votre naissance, avec votre mort ? Est-ce que ça existe ? Est-ce que c’est un objet qui a de l’importance ? « Oh non ça, ça ne nous regarde pas, on fait de la télévision, on fait de la production, on est dans le marché commun, et la singularité, la finitude, ce n’est pas notre projet ». Ah bon, ça m’étonnerait beaucoup parce que c’est quand même quelque chose qui est au cœur de l’existence.

Le problème, dans des termes différents, dans un contexte différent, se pose d’aller saisir la singularité de l’autre, sans rentrer dans un rapport d’identification ou de suggestion et puis, d’être là, sous une autre forme, ami d’un processus possible ; d’un processus qui ne se réfère pas à des universaux de la subjectivité comme les complexes freudiens ou les mathèmes de l’inconscient lacanien. Mais qui forge sa propre cartographie, qui forge sa propre méta-modélisation, et qui permet à l’individu, suivant les situations, de reconstituer des territoires existentiels là où il était dans l’angoisse, dans la déréliction, qui permet de reforger des rapports au monde, une possibilité de vivre. Alors c’est donc une activité qui se veut non modélisante et qui est beaucoup plus sous l’égide d’un paradigme esthétique que d’un paradigme scientifique. Puisqu’il s’agit à chaque fois dans une cure de forger une œuvre singulière.

Les artistes, surtout depuis les grandes ruptures conceptuelles introduites par Marcel Duchamp, par John Cage et un certain nombre d’autres, travaillent de plus en plus sans filet, sans bases. Ils n’ont plus de normes transcendantes, ils travaillent à l’énonciation même du rapport esthétique. Et donc, comme ça, ce sont des gens qui, d’une certaine façon, sont les noyaux les plus courageux dans ce rapport de créativité. Il y en a d’autres ; il y a les enfants, à l’âge de l’éveil au monde ; il y a les psychotiques dont l’on a parlé ; il y a les artistes ; il y a beaucoup de gens. Il y a les amoureux ; il y a les gens qui sont atteints par le sida ; il y a des gens qui sont en train de mourir. Ils sont dans un rapport chaosmique au monde.

Mais les artistes, d’une certaine façon, forgent des instruments, fraient des circuits, pour pouvoir affronter cette dimension de : Qu’est-ce que je fais-là ? Qu’est-ce que c’est que cette planète ? À quoi je peux me raccrocher ? À rien de transcendant ! Tu peux te raccrocher au processus immanent de créativité. Et alors la deuxième chose que je voulais dire c’est que, à ce moment-là, le paradigme esthétique, en dehors de la production d’œuvres esthétiques, c’est quelque chose qui travaille aussi bien la science, que la pédagogie, que l’urbanisme, que la médecine, que la psychiatrie. Parce que c’est cette méthodologie même, cette méthodologie existentielle, cette micropolitique existentielle, qui est élaborée d’une certaine façon, travaillée, creusée par cette perspective esthétique.

interviewer : Il y a 10 ans, vous étiez à Athènes, on parlait, on était même optimiste pour tous ces courants marginaux, toute cette vague, maintenant il y a une baisse.

Félix Guattari : Mais non, il n’y a pas une baisse des courants marginaux. Puisque aujourd’hui ce sont des continents entiers qui deviennent marginaux. L’Afrique est une marginalité monstrueuse, puisque vous avez aujourd’hui 600 millions d’habitants, d’africains qui sont dans une dévastation épouvantable. Et puis, d’ici l’an 2025, ils vont être combien ? 3 milliards ! Mais alors, qu’est-ce qui va se passer entre-temps ? C’est tout de suite 2025, alors si vous dites que la marginalité se résout, elle ne se résout simplement pas en Afrique. Elle ne se résout pas en Amérique Latine. Dans les pays d’Amérique Latine comme le Chili ou l’Argentine, qui appliquent les directives du Fonds Monétaire International, alors on dit « ah c’est très bien, ils ont résolu leur problème d’inflation ». Oui, très bien, seulement il y a 20% de la population qui en bénéficient et 80% qui sont dans une misère totale. Etc., on peut multiplier les exemples. Aujourd’hui au Pakistan vous avez un esclavage, un esclavagisme monstrueux, des enfants de 4 ans de 5 ans qui sont là à faire des parpaings, à être dans la boue. Vous avez un esclavagisme monstrueux dans tous les pays asiatiques pris sous l’orbite des nouvelles puissances industrielles.

Félix Guattari : Il est possible que la marginalité et encore, dans les pays développés, se résorbe, mais ce n’est pas vrai ! C’est pas vrai dans les ghettos du South Bronx à New York. C’est pas vrai dans les banlieues parisiennes. Et je ne sais pas ce qu’il en est à Athènes. Donc, il est possible qu’il y a moins de conscience aujourd’hui, pour l’instant, politique, dans les marges, et encore pas sûr, il faudrait vérifier. Il y a moins de répercussions mass-médiatiques. Il y a moins la mode des marges, telle qu’elle a pu exister dans les années 60 de la contre-culture et dans le mouvement de 68, mais il y a aujourd’hui une mise à l’écart, une marginalisation, catastrophique pour des populations humaines à l’échelle de la planète.

Ce n’est pas parce que les gens sont pris dans une société de consommation, dans des schémas, comme ça, publicitaires, dans des manipulations de l’opinion, dans un urbanisme qui est unidimensionnalisant, pour reprendre une vielle expression. Ce n’est pas pour ça que ce sont des imbéciles, ou que ce sont des moutons, ou des animaux. Ils se reconstituent des territoires existentiels à leur échelle, comme ils peuvent ; alors les jeunes en faisant des bandes, en s’attachant à la musique rock, au rap, etc., mais finalement en constituant des pseudo-sociétés, quelquefois dans la délinquance, et dans la drogue, et dans le suicide.

Mais ils se raccrochent à la constitution de l’existence, comme ils peuvent, dans ce contexte d’une société de plus en plus duale, où l’on a une aristocratie capitalistique qui contrôle le pouvoir, qui contrôle l’argent, qui contrôle les communications, une « jet society », et puis une masse de gens qui sont complètement perdus dans le monde, qui sont dans des contextes urbains épouvantablement aliénants, et qui sont dans un contexte de production où ils ne trouvent pas leur place. Aujourd’hui le chômage touche beaucoup les jeunes. Et même les gens qui rentrent dans le processus de production, ils sont marginalisés, même lorsqu’ils sont intégrés dans ce processus de production.

interviewer : L’écosophie ?

Félix Guattari : Il y a donc, là, une crise que j’appelle écosophique, pour élargir la notion de pollution environnementale, non seulement aux dimensions matérielles de la pollution, mais aussi aux dimensions de la pollution sociale, de la pollution mass-médiatique et de la pollution mentale. C’est pour intégrer toutes ces dimensions écologiques que j’ai formé, que j’ai forgé, ce terme d’écosophie. Il y a le problème d’une réinvention de la vie sous tous ses aspects. Sous ses aspects matériels. Sous ses aspects sociaux et sous ses aspects incorporels. Il y a toute une problématique de l’écologie du virtuel à forger.

interviewer : Les médias ?

Félix Guattari : C’est-à-dire que c’est un divan, et puis dans le meilleur des cas malheureusement, ce meilleur des cas qui est celui du cinéma de création, laisse la place au cinéma industriel, à la sérié télé, et là ce n’est plus du tout un pseudo divan, mais c’est de la drogue. C’est un rapport de fascination. On allume l’écran de télévision, on attend la répétition des mêmes visages, des mêmes phrases, des mêmes significations, tout ce qu’il peut y avoir de rupture événementielle dans le monde, traité par ce filtre mass-médiatique est transformé dans une sorte de bouillie insignifiante où plus rien ne peut advenir. On est pris dans un encerclement mass-médiatique, ce que Virilio appelle un « rétrécissement de la dromosphère ».

Il n’y a plus moyen de se déplacer. Au moment de la guerre du Golfe on a vu que, par exemple, l’ici de la télévision était complètement dominé par le maintenant, par le rapport immédiat. « Est-ce qu’il va se passer quelque chose ? ». Étant entendu qu’il ne se passe rien, que tout ce qui pourrait venir à se passer est immédiatement absorbé et résorbé dans une sorte de rassurance, avec un commentateur qui explique les choses, avec un général pendant la guerre du Golfe qui faisait des commentaires, soi-disant avisés, souvent ridicules.

Mais ce qu’on constate avec les média on le constate dans tous les domaines. On le constate dans le domaine par exemple de l’économie. Aujourd’hui, les économistes dans le monde prétendent qu’il y a une objectivité des objets économiques, qu’il y a une nécessité, que ce qu’ils font ils le font parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement, parce qu’il n’y a pas d’autres schémas possibles, il n’y a pas de mutation, il n’y a pas de bifurcation possible. Alors qu’il s’agit précisément de réintroduire un retour à l’immanence, un retour à la chaosmose. Mais oui, il y a un certain fonctionnement de l’économie mondiale qui conduit à la catastrophe épouvantable pour 80% de la population, à une pollution et à une dévastation écologique monstrueuse. Mais il y a d’autres possibilités, une autre économie est possible, d’autres média sont possibles, d’autres philosophies sont possible, d’autres formes d’art sont possibles. C’est cette question du possible, cette question de la reprise en compte, de la réappropriation, qui se trouve posée aujourd’hui avec une grande urgence. Sinon, et bien si rien d’autre que ce qui est est possible, alors on court vers une catastrophe planétaire purement et simplement.

interviewer: La subjectivité ?

Félix Guattari : Je crois qu’il faut être extrêmement prudent parce que la subjectivité individuelle et collective, n’est pas d’une seule pièce. Il n’y a pas un sujet, une individuation comme ça, qui lui donne sa consistance. Elle est feuilletée, elle est à plusieurs niveaux. Alors l’opinion publique, elle peut être complètement stupide. Elle peut suivre la mode, elle peut suivre les sondages, elle peut suivre toutes ces choses-là. Elle peut devenir raciste, imbécile, se couper du monde, méconnaître ce qui existe comme misère dans le tiers-monde, etc. Mais en même temps, on s’aperçoit que quelquefois elle a des retournements brutaux. Par exemple, on observe aujourd’hui en France, peut-être en Grèce je ne sais pas, mais une très grande méfiance maintenant à l’égard du journalisme, à l’égard de la télévision, depuis la guerre du Golfe, depuis les événements de Timisoara en Roumanie. « Mais qu’est-ce que … vous vous foutez de nous, on vous fait confiance, on vous fait confiance, et puis, on s’aperçoit que des fois vous nous mentez de façon éhontée ? ». La même chose vis-à-vis du pouvoir politique.

Donc, l’opinion publique, c’est comme un être qui peut s’abandonner, comme ça, parce qu’il s’en fout finalement, « d’accord tu dis ça c’est très bien ! », et puis quelques fois peut se ressaisir très brutalement, à la vitesse de la lumière, et dire « mais non, on ne marche plus du tout ! ». Il peut y avoir des retournements de l’opinion publique, d’une très grande intensité et d’une très grande intelligence collective ! On a vu, par exemple en Chine, un retournement de l’opinion publique au moment des événements de Tienanmen où d’un seul coup « ça va plus, faut arrêter ça ! ». On a vu des retournements de l’opinion publique dans les pays de l’Est, qui ont été bien plus importants que des rapports de forces politiques, que des rapports de forces sociaux traditionnels, qui d’un seul coup ont détruit tout ce monde exsangue de bureaucratie. Et puis, et puis, l’opinion publique s’est fait reprendre par les pouvoirs dominants. Mais il faut faire attention avec l’opinion publique, parce qu’elle nous réserve bien des surprises.

L’opinion publique ce sont des ritournelles qui circulent, ce sont des ritournelles, des visages, des matchs de football, des représentations comme ça, de mode, des rencontres. Et puis, elles cristallisent, elles font boules de neige, et puis elles s’évanouissent. Alors certains hommes politiques, certaines vedettes de la chanson ou du cinéma, sont portés par ces vagues. Et puis quelquefois ils tombent par terre parce que ces vagues trouvent une rupture. L’opinion publique ce n’est pas une opinion publique, ce sont d’immenses flux de subjectivités qui se traversent et qui travaillent les unes avec les autres. Toute la question, c’est justement qu’il n’y ait pas une industrie, un pouvoir, une chape de plomb qui pèse sur l’opinion publique, avec les média, les CNN, les télécommunications mondiales. Mais qu’elle se réapproprie, qu’elle se travaille, qu’elle se singularise. Qu’elle devienne formation de pouvoir, qu’elle devienne formation de valeurs, nouvelle mutation d’univers de valeurs.

interviewer: Créativité collective ?

Félix Guattari : Oui, mais il faut quand même être un idiot aussi. Il faut quand même accepter, quoi, la finitude. Il faut aussi être dans une pensée comme celle de Samuel Beckett, comme ça, pris dans cette épaisseur de l’existence où il n’y a pas de recours, où il n’y a pas de salut. Alors, c’est dans un aller-retour entre cette position singulière de la pensée et puis, qu’est-ce qu’on peut faire avec ce durcissement, cette bureaucratisation, cette dimension étatique qui gangrène les institutions, institutions universitaires, institutions psychiatriques. Très difficile à dire parce que, ce n’est pas en faisant un schéma directeur, un plan, un programme, qu’on peut beaucoup changer les choses.

Il est évident que l’on ne peut changer les choses que quand il y a des foyers d’énonciation mutationnels qui donnent envie de changer les choses. Qui induisent l’idée du changement, la créativité collective. Malheureusement, par rapport aux années 60, la créativité collective, elle est tombée dans ce que j’ai appelé les années d’hiver. Elle est tombée dans une sorte de glaciation.

Mais, premièrement, il y a toujours une petite marge, une petite possibilité. Déjà dans votre contexte universitaire, vous avez quelques copains, quelques amis, vous avez la possibilité de faire un noyau énonciatif, qui, peut-être, trouvera des échos et des répondances. Et puis, ces dimensions comme ça, très locales, très micropolitiques, peut-être qu’elle vont rentrer en résonance avec des phénomènes de mutation moléculaire à une toute autre échelle. Car, finalement, c’est le plus local qui communique avec le plus planétaire aujourd’hui. C’est s’occuper de la défense des arbres que Chirac veut couper dans Paris. C’est s’occuper de la défense des animaux, de la défense de la biosphère, lutter contre la pollution. Ça rentre en résonance immédiate avec : « mais qu’est-ce que c’est que cette façon d’être sur cette planète ? » ; « Est-ce que les hommes se sont crus dans l’univers comme sous le regard de Dieu ? Comme un don de Dieu ? Comme une création de Dieu ? Et ça leur ôte toute responsabilité à l’égard de la biosphère, à l’égard du cosmos, à l’égard de l’être ? ».

Et puis là on leur dit aujourd’hui à travers ces petits actes microscopiques : « mais c’est comme tu veux, tu es responsable de ce qui se passe ! ». Tu as des responsabilités éthico-politiques pour l’avenir. Non seulement de la vie humaine sur la planète, mais l’avenir de toutes les espèces animales. L’avenir de la biosphère. L’avenir des espèces incorporelles. Je dirais même l’avenir de l’être. L’être n’est pas un don de Dieu. L’être, il est produit par l’énonciateur aujourd’hui collectif qui est ce mélange de machines individuelles, de machines collectives, de machines technologiques, de machines scientifiques. C’est toute cette espèce de rhizome machinique qui produit de l’être, qui produit cette espèce de vertige extraordinaire qui fait que finalement, d’une certaine façon, aujourd’hui, Dieu c’est nous. C’est ce projet collectif qui est là.

Il y a eu une prise de pouvoir d’une pseudo normalité, contrôle de l’université par les tenants du savoir, le triomphe apparent du néo-libéralisme, la religion du marché, comme si la rentrée dans le marché économique ça devait résoudre comme par miracle tous les problèmes. Donc beaucoup d’illusions, beaucoup de fascination, notamment de la part des pays de l’Est à l’égard des modèles occidentaux. Et puis, ils s’aperçoivent à l’arrivée que c’est plus compliqué que ce qu’ils croyaient.

Alors, donc, il y a une sorte à la fois de ce que j’ai appelé, de glaciation, d’entrée dans les années d’hiver dont on se demande quand est-ce qu’on va s’en sortir, avec des théories, comme ça, très cyniques, comme le post-modernisme, qui dit que c’est comme ça parce que ça ne peut pas être autrement, il faut s’adapter, etc. Mais tout ça correspond aussi à une sorte de tabula rasa par rapport à beaucoup d’idées, beaucoup d’illusions, à partir de laquelle, devant nous, se trouve la question, je dirais la question de la question, un nouveau questionnement, une nouvelle invention de perspectives, de propositions, de pratiques.

Donc, je crois qu’on est dans un espèce de mixte entre une démoralisation collective, que l’on ressent beaucoup un peu partout en Europe, et puis en même temps avec un espoir de reconstruire quelque chose. Il n’y a pas grand-chose de manifeste dans ce domaine, encore que dans le domaine de l’écologie, il y a des gens qui commencent à réagir et à intervenir. Tout ça c’est devant nous. Tout un futur qui est en train de s’élaborer.

Aujourd’hui qui est-ce qui est concepteur ? Eh bien ce ne sont pas des intellectuels leaders avec un « I » majuscule. Ce sont des agencements d’intellectualités. Ce sont des mutations géopolitiques. Ce sont des mutations de sensibilités. Ce sont … une capacité aujourd’hui de lire le monde, tel qu’il évolue, à une vitesse prodigieuse. C’est ça être concepteur.

Moi j’ai fait une dépression assez intense, aiguë, qui a duré plus de deux ans, il y a quelques années, dont je suis sorti maintenant, et ça a été une expérience finalement très importante, très riche. L’expérience de la dépression. L’évanouissement du sens du projet, du sens du monde, etc. Un atterrissage sur l’existence dans ce qu’elle a de plus proximal. C’est pour ça que j’ai écrit ce petit livre Chaosmose. C’est un peu une réflexion sur cette plongée dans la dépression.

C’est-à-dire qu’on est encerclé par des murs, par des murs de signification, par le sentiment d’impuissance, par le sentiment que c’est toujours pareil, que rien ne peut changer. Et puis, quelques fois, il suffit d’une faille dans le mur, il suffit de quelque chose pour qu’aussitôt on s’aperçoive que le mur, bon, était perméable. Il y a une façon de se saisir soi-même dans un paroxysme, et toujours le vertige d’une autodestruction. Comme si l’autodestruction, la fin de tout, devenait un objet érotique. Comme si elle prenait le pouvoir. C’est ça la gestion de la dépression, à la fois d’accepter ce vertige d’abolition, mais à travers ça, peut-être, de reconstruire une vision du monde, un éclairage, je ne sais pas, je ne dirais pas une sagesse, mais enfin …

Félix Guattari, interview pour la télévision grecque, 1992 https://vimeo.com/124024385

lien https://youtu.be/E9jwK0_eDds

À propos de

Cours de philosophie biologique et cognitiviste. Spinoza et la biologie actuelle, d’Henri Atlan, Odile Jacob, 636 p., 35 €.

1. Entretien

« Proposition :

Le Corps ne peut déterminer l’Esprit à penser, ni l’Esprit déterminer le Corps au mouvement, ni au repos, ni à quelque chose d’autre (si ça existe).

Scolie :

(…) Ce que peut le Corps, personne jusqu’à présent ne l’a déterminé, c’est-à-dire, l’expérience n’a appris à personne jusqu’à présent ce que le Corps peut faire par les seules lois de la nature en tant qu’on la considère seulement comme corporelle, et ce qu’il ne peut faire à moins d’être déterminé par l’Esprit. Car personne jusqu’à présent n’a connu la structure du Corps si précisément qu’il en pût expliquer toutes les fonctions, pour ne rien dire ici du fait que, chez les Bêtes, on observe plus d’une chose qui dépasse de loin la sagacité humaine, et que les somnambules, dans leurs rêves, font un très grand nombre de choses qu’ils n’oseraient faire dans la veille ; ce qui montre assez que le Corps lui-même, par les seules lois de sa nature, peut bien des choses qui font l’admiration de son Esprit. Ensuite, personne ne sait de quelle façon, ou par quels moyens, l’Esprit meut le Corps, ni combien de degrés de mouvement il peut attribuer au Corps, et à quelle vitesse il peut le mouvoir. D’où suit que, quand les hommes disent que telle ou telle action du Corps naît de l’Esprit, qui a un empire sur le Corps, ils ne savent ce qu’ils disent, et ils ne font qu’avouer, en termes spécieux, qu’ils ignorent sans l’admirer la vraie cause de cette action. »
Spinoza, L’Ethique, 1677, Livre III, Proposition II, et SCOLIE, (Point-Essais), trad. Bernard Pautrat, p.207-209

2.

Introduction du livre par Pierre Macherey

https://www.odilejacob.fr/feuilleter.php?ean=9782738143495#dflip-flipbook/1/

3.

Article de Nicolas Weil paru dans Le Monde des livres du 3 mai 2018 :

« Henri Atlan dans le cerveau de Spinoza ».
Le biologiste et philosophe relit l’« Ethique » à la lumière des récents résultats des sciences cognitives.

« Spinoza est à la mode. Celui dont Hegel raillait la « splendeur orientale » et dont Heidegger prononçait à peine le nom est aujourd’hui un totem des nouvelles radicalités, un ultra-contemporain. Cette popularité laisse rêveur, quand on sait que ce penseur amstellodamois (1632-1677) n’a produit qu’une œuvre relativement brève, qui aurait fort bien pu être rangée dans le corpus des « petits cartésiens », malgré d’autres influences (celle de Maïmonide par exemple).
Un coup d’œil à ses traités politiques, loin de révéler en lui un prérévolutionnaire, montre qu’il perpétue l’attitude hautaine des classiques vis-à-vis d’un peuple considéré comme indécrottablement empreint de superstitions, plus à contenir qu’à affranchir, et que, quand il théorise la liberté de penser, il ne la destine qu’à une poignée de philosophes. Ses œuvres principales nous mènent donc loin de Nuit debout et des insurgés qui ont fait de Spinoza un drapeau.
En France, l’école spinoziste est ancienne. Depuis l’excellent commentaire de l’Ethique dû à Martial Guéroult (1891-1976 ; Aubier, 1968-1974), certains tenants de la « pensée critique », Gilles Deleuze au premier chef (Spinoza et le problème de l’expression, Minuit, 1968), se sont penchés sur cette philosophie. La réflexion s’est déplacée, au XXe siècle, vers une interprétation centrée sur la politique. Elle est menée par les anciens élèves de Louis Althusser, marxistes ou postmarxistes, comme Pierre Macherey ou Etienne Balibar.
Le livre que publie ce dernier en est une illustration. Intitulé Spinoza politique. Le transindividuel (PUF, 576 p., 27 €), ce recueil d’articles étudie, entre autres, la « crainte des masses » chez Spinoza, et la gestation de l’idée démocratique par la limitation du pouvoir de l’Etat qu’on peut puiser, selon Balibar, dans ces textes suffisamment énigmatiques pour accueillir toutes sortes de lectures.

La nature et l’esprit sont d’un bloc

Le nouvel ouvrage du biologiste et philosophe Henri Atlan (né en 1931) a l’avantage de nous en proposer une qui nous éloigne de la politique pour nous plonger au cœur des neurosciences. Elle est d’autant plus inattendue qu’à la différence de ses contemporains Descartes, Robert Boyle, Pascal ou Leibniz, Spinoza a eu un apport à la science de son temps assez mince, voire inexistant.

Mais, pour Henri Atlan, si Spinoza est actuel, il le doit à sa métaphysique, développée dans son livre posthume et majeur, l’Ethique. Le moule des concepts spinozistes s’adapterait adéquatement au développement récent des « neurosciences cognitives ». Car l’idée spinoziste selon laquelle la nature et l’esprit sont d’un bloc, ou d’une substance unique, doit permettre de surmonter les impasses héritées de Descartes, dont le dualisme de la pensée et la matière entre en contradiction avec le processus de naturalisation de l’esprit humain en cours dans la biologie contemporaine.

« Qui se laisse comme “prendre par la main” sur le chemin indiqué » par Spinoza « ne peut donc pas négliger la compréhension claire et distincte de ce que nous apporte l’accumulation de connaissance de phénomènes mentaux avec leurs corrélats corporels », estime Henri Atlan. Et il le prouve par un commentaire souvent technique mais toujours clair, croisant la recherche la plus pointue sur le cerveau avec une analyse fouillée de l’Ethique.
Il s’agit de renvoyer dos à dos une idéologie néomatérialiste, pour laquelle tout se réduit au cerveau ou à l’ADN, et son opposé, un idéalisme irréductible, allergique à toute interprétation mécaniste du vivant, parfois au profit du créationnisme et de l’intelligence design (qui postule la présence d’un dessein divin lové jusque dans les molécules).
Pourquoi Spinoza nous fait-il échapper à cette polarité stérile ? Parce que sa thèse de l’unicité de la « substance » (Dieu ou la nature), d’où procède une infinité d’attributs dont nous ne connaissons que deux, la matière et la pensée, présente les faits mentaux comme deux faces d’une même réalité observée de deux points de vue, psychique ou corporel. Tout divers qu’ils soient, il y a entre eux une « identité synthétique » (expression empruntée à la thermodynamique, qui signifie qu’une même grandeur peut se traduire de façon différente).

Le « nouvel inconscient » cérébral

Contrairement à une opinion bien enracinée, mais qui semble perpétuer le dualisme entre pensée et matière, il n’y a pas chez Spinoza de « parallélisme » ; du reste, l’expression est de Leibniz (1646-1716). Affirmer que l’ordre et la connexion des idées sont les mêmes que l’ordre et la connexion des choses n’implique pas qu’il s’agisse d’éléments hétérogènes miraculeusement en harmonie : il s’agit bien d’un même objet abordé sous deux perspectives.
De même, le « nouvel inconscient » cérébral porté par les sciences cognitives s’incarne-t-il autant par notre cerveau que par notre système immunitaire. Cette affinité élective du spinozisme avec ces dernières l’érige en tout cas, sur un mode plus convaincant que certains de ses usages politiques, en clé de notre modernité. »

Benjamin H. D. Buchloh. Rock Paper Scissors*. Buchloh s’exprime sur quelques modes et desseins de la sculpture à Venise, Münster et Documenta, in Artforum, september 2017
«TOUTES LES SCULPTURES aujourd’hui semblent avoir acquis la condition du livre, pour paraphraser Walter Pater: le statut de l’obsolescence totale, au bord de la disparition. Pourtant, les caractéristiques partagées par la sculpture et le livre, pour leur perte, deviennent maintenant d’autant plus importantes: fabriquées avec des supports matériels dérivés de ressources naturelles (papier, bois, pierre, métal), ils ont communiqué dans des langages très spécifiques à des publics spécifiques dans les idiomes nationaux, sinon régionaux, aspirant à occuper des lieux importants dans ce qu’on a appelé la sphère publique. Pour exacerber l’abîme qui sépare le présent de ce passé récent, on pourrait citer la définition la plus convaincante de la sculpture depuis les années 1970 une fois de plus : «La logique de la sculpture, semble-t-il, est inséparable de la logique du monument. En vertu de cette logique, une sculpture est une représentation commémorative. Elle se trouve dans un endroit particulier et parle dans une langue symbolique sur le sens ou l’utilisation de ce lieu. »
* « [Le] titre cite effectivement le titre d’une œuvre de Lawrence Weiner en hommage, pour ainsi dire, puisque son travail a consisté, et pendant de nombreuses années, à remettre en question notre réflexion sur la nature et les fonctions de la sculpture dans le présent. »

Extrait à propos de la pièce de Maria Eichhorn, Rose Valland Institute :

« Construire un mur de livres structurel et sculptural Rose Valland Institute de Maria Eichhorn réfléchit également sur les intersections de l’espace public, de la sculpture et du mot imprimé. Et, bien sûr, le concept d’une sculpture publique sous la forme d’une bibliothèque, ou d’une bibliothèque en tant que sculpture publique, a déjà une histoire complexe. [Note :Une histoire de la sculpture comme une bibliothèque, ou la bibliothèque comme une architecture antimoniale de spectatorial et agence de lecture, devrait commencer par la salle de lecture des travailleurs de Aleksandr Rodchenko Club des travailleurs à Paris en 1925 et pourrait conduire à de nombreux exemples dans le passé récent, Les bibliothèques de Hirschhorn. réf. Anna Dezeuze, Thomas Hirschhorn: Deleuze Monument.]

Après tout, la matérialité particulière, la textualité et l’accessibilité quasi-universelle du livre transcendent encore la portée publique relativement limitée des objets sculpturaux (héritages des ready-mades inévitablement fétichistes de Duchamp) et des architectures de consommation spectaculaire. Si, à la fin des années 60, Lawrence Weiner avait répondu à son ami minimaliste André en suggérant que les interventions sculpturales deviendraient principalement linguistiques, la sculpture a, depuis lors, fait face à la question de savoir si sa présentation publique serait le livre ou la brique – et si la sculpture continuerait à situer ses spectateurs dans la simulation d’une sphère publique architecturale ou dans les registres réellement accessibles du langage imprimé et ses formes de distribution desséchées. 
note :,

Ce qui rend la bibliothèque d’Eichhorn spécifique au moment actuel de la culture en Allemagne et sur le site de l’exposition, c’est le fait que tous les livres empilés sur ses étagères de dix-huit pieds ont été volés dans les bibliothèques de leurs propriétaires, la population juive de Berlin. Par la suite, au début des années 1940, la bibliothèque de la ville de Berlin a acquis ces livres auprès des prêteurs sur gages de la ville, où ils avaient été accumulés après leur vol. Ainsi l’Institut Rose Valland – nommée d’après le conservateur du Jeu de Paume à Paris qui a risqué sa vie pour enregistrer toutes les informations sur les biens volés, temporairement conservés au musée avant d’être emmenés en Allemagne nazie, des citoyens juifs de la ville — réclame comme sa mission, et celle de ses spectateurs, de contribuer au processus continu de récupération et de restitution de toutes les biens à leurs propriétaires d’origine et à leurs proches. Et bien que l’institut ait été fondé pour sa présentation à la Documenta 14, il continuera ses activités après la fin de l’exposition.

Eichhorn suit le précédent de la recherche de provenance que Haacke a initiée dans les travaux comme Manet-PROJEKT ’74, ou « Les Poseuses » (Small Version) de Seurat, 1888-1975, pour tracer les histoires inextricables et inépuisables des documents de la culture et de la barbarie dans la première moitié du XXe siècle dans les conditions de la persécution fasciste et raciste. Qu’est-ce qui distingue le projet d’Eichhorn de Haacke, cependant, est qu’elle est passée du traçage des chefs-d’œuvre à l’analyse des accumulations largement éphémères de livres vernaculaires, dont la valeur monétaire actuelle est en effet pour la plupart négligeable. Mais c’est précisément ce changement de vol des chefs-d’œuvre à la relative banalité des livres volés qui confèrent à la recherche étonnamment détaillée et précise d’Eichhorn, d’autant plus d’impact et de perspicacité, définissant succinctement ce que peut réellement accomplir le travail d’intervention mnémotechnique initié par les pratiques culturelles. Non seulement la grande quantité de livres confisqués, et l’échec collectif de les restituer à leurs propriétaires originaux et légaux, nous rappellent les processus extrêmement retardés de restitution, pour lesquels certains musées en Allemagne sont devenus légitimement tristement célèbres, mais les livres dirigent également notre attention sur le fait que la persécution raciste a fonctionné en tandem avec une criminalité purement motivée par l’économie, que le régime nazi a infligée à la vie quotidienne des citoyens juifs allemands.
Ainsi, le travail d’Eichhorn prouve, à plusieurs niveaux, ce qu’une intervention sculpturale peut encore accomplir aujourd’hui, même si nous devons supposer que les formes traditionnelles de communication émanant de la sphère publique ont été détruites. Tout d’abord, l’artiste réactive et redéfinit de façon frappante les concepts de spécificité du site, concrétisés dans ce travail par les récits les plus détaillés des ventes aux enchères de biens juifs à Kassel (notamment celui de l’un de ses grands patrons culturels, Alexander Fiorino) et Berlin. Et d’autres chocs d’idées sont générés non seulement par la perte d’œuvres d’art largement documentée mais par la folie meurtrière avec laquelle même les articles ménagers les plus banals ont été répertoriés et enregistrés avec les sommes dérisoires qu’ils ont obtenues de la vente de ces lots. Si l’on peut se demander si la projection extrêmement agrandie de ces documents confère à l’œuvre d’Eichhorn une monumentalité autoritaire, on reconnaît, à la réflexion, que c’est précisément cette intensité de la reconstruction mnémotechnique dont les générations actuelles pourraient avoir le plus besoin quand ils prétendent de plus en plus avoir suffisamment étudié les motivations de la politique du racisme et du fascisme dans le passé.

Ce sens des proportions inversées – entre la banalité apparente de ces objets de vies détruites et l’apathie actuelle envers l’urgence de l’analyse critique dans le présent – pourrait engager ses lecteurs dans une réflexion continue non seulement sur les histoires des victimes de la persécution nazie allemande, mais sur les motivations réelles des ressources et des motivations renouvelées du fascisme.


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