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En Italie, Palerme veut « s’organiser pour résister » à la politique anti-migrants
Dans le chef-lieu de Sicile, léché par les eaux turquoise de la mer Tyrrhénienne, tout le monde aime à rappeler qu’en grec ancien, Palerme signifie « le refuge idéal ».
Par CHARLOTTE CHABAS Palerme, envoyée spéciale
Temps de lecture : 6 min
Le marché du quartier de Ballaro, où habitent de nombreux migrants, à Palerme (Sicile), le 6 juin.VALENTINO BELLINI POUR LE MONDE
On a tambouriné à la porte, au milieu de la nuit. Derrière le judas, Daniela Alario, 66 ans, qui accueille bénévolement deux fois par semaine trois jeunes Nigérianes pour des cours d’italien, a vu se dessiner le visage du nouveau ministre de l’intérieur italien, Matteo Salvini, « les yeux injectés de sang, en colère ». Soudain, cette ancienne institutrice à la retraite s’est réveillée en sursaut dans son lit, encore hantée par son cauchemar. « Il vient nous chercher, il veut nous anéantir », a-t-elle crié à son mari assoupi, qui l’a rassurée dans un demi-sommeil : « Aucun risque, nous sommes à Palerme. »
Dans le chef-lieu de Sicile, léché par les eaux turquoise de la mer Tyrrhénienne, tout le monde aime à rappeler qu’en grec ancien, Palerme signifie « le refuge idéal ». Un héritage dont s’est encore enorgueilli, lundi 11 juin, le maire de la ville, Leoluca Orlando, en offrant d’accueillir l’Aquarius, navire humanitaire de sauvetage en mer avec 629 migrants à son bord, malgré le refus formel du nouveau gouvernement. « Nous avons toujours reçu les navires en détresse et ceux qui sauvent des vies en mer, ce n’est pas aujourd’hui que nous allons arrêter, même sous un gouvernement d’extrême droite », a rappelé le premier édile de la cité, réélu pour un quatrième mandat avec 72 % des voix sur le slogan :
« A Palerme, tout le monde est palermitain. »
« Une ville ne peut pas faire sécession »
Après trois mois d’une crise politique nationale qui s’est résolue par une coalition entre l’inclassable parti antisystème Mouvement 5 étoiles (M5S) et le parti d’extrême droite de la Ligue, c’est peu dire que la ville sicilienne d’un million d’habitants détonne.
« Le discours anti-immigration est le dénominateur commun de ce gouvernement, alors Palerme et son esprit d’ouverture risquent d’être vite dans le viseur », analyse Fausto Melluso, responsable de l’association d’entraide ARCI. « Une ville ne peut pas faire sécession d’une politique nationale », s’inquiète le militant, qui rappelle que le pays a déjà opté ces dernières années pour « une ligne très répressive concernant les migrants ». « Ça risque d’empirer encore », craint celui qui en veut à l’Union européenne d’avoir« abandonné l’Italie face à cette crise humanitaire ».
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Dans le modeste local de l’association, en face de la petite église del Gesù, huit hommes sont assis sur les canapés bruns défraîchis. Ils sont arrivés quelques jours auparavant dans le port sicilien à bord du Numancia, un navire de la marine espagnole ayant sauvé ce jour-là 592 naufragés. Ces Tunisiens, Sénégalais, Maliens et Gambiens ont encore les yeux révulsés par l’épuisement. Aucun ne parle italien. Amadou N., Sénégalais de 28 ans, fait l’interprète. « Tout sauf la Libye, plus jamais, c’était l’enfer », lui chuchote l’un des derniers arrivés.
Le marché du quartier de Ballaro, à Palerme (Sicile), le 6 juin. VALENTINO BELLINI POUR LE MONDE
« Je n’ai pas l’impression de faire tache »
Il y a trois ans, Amadou N. a débarqué lui aussi par la mer, la « roulette russe des gens comme nous », dit le Sénégalais avec un rire nerveux. Lui se souvient d’avoir été surpris de « l’élan de bonté naturelle des Siciliens ». Quelques mois plus tard, le jeune homme remontait pourtant l’Italie pour gagner l’Allemagne, puis les Pays-Bas. Si l’Italie est, avec la Grèce, en première ligne pour les arrivées, le pays n’est que le onzième en termes d’accueil, avec 2,4 réfugiés pour mille habitants en moyenne.
Amadou N. a pourtant fini par revenir dans ce qui est devenu « un point de repère » dans sa vie. Dans ce quartier unique de Ballaro, en plein centre-ville, se côtoient en paix riches propriétaires, vendeurs du marché, migrants et touristes. « Ici, quand je marche dans la rue, je n’ai pas l’impression de faire tache », dit le jeune homme en balayant d’un geste les bâtiments ocre qui l’encadrent. Sur les quelque 10 000 habitants du quartier, plus de 3 000 seraient étrangers.
Le Sénégalais, qui travaille trois jours par semaine comme agent de sécurité, a déposé une demande d’asile. Il a déjà fait appel d’un premier rejet, et craint pour l’avenir. Il n’en peut plus d’avoir « toujours (son) destin dans les mains des autres ». « J’ai l’impression que c’est l’histoire de ma vie, de tomber au mauvais moment. »
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A Molti Volti, un restaurant multiculturel où siègent une dizaine d’associations qui travaillent avec les migrants, « on sent l’inquiétude grandir », raconte Claudio Arestivo, responsable du lieu. La semaine dernière, trois jeunes Maliens sont venus lui demander s’ils devaient « préparer leur valise ». La veille, Matteo Salvini, à peine entré en fonction, était venu en Sicile pour marteler que « le bon temps pour les clandestins est fini », rappelant sa volonté « d’expulser 500 000 étrangers d’Italie ».
Un chiffre « complètement fantaisiste », souligne Claudio Arestivo, qui rappelle que cela impliquerait « des accords avec les pays d’origine qui coûteraient une fortune à l’Italie ». Mais c’est une « provocation de plus », déplore le militant, qui craint que « cela libère la parole raciste ». « Il va falloir encore mieux s’organiser pour résister », anticipe-t-il.
Dans les cuisines du restaurant multiculturel Moltivolti, à Palerme (Sicile), le 7 juin. VALENTINO BELLINI POUR LE MONDE
La menace d’un « hotspot »
Un bras de fer est déjà en cours à Palerme. Depuis 2016, le gouvernement italien veut y faire construire, dans la lignée des directives européennes, un « hotspot », « un centre de premier accueil et d’identification » d’une capacité de 400 places. Un projet à 7,2 millions d’euros qui prendrait place dans le quartier du Fondo San Gabriele, qui souffre déjà d’une extrême précarité.
Le 24 mai, en pleine nomination du nouveau gouvernement, le conseil municipal a voté à l’unanimité contre le projet, estimant notamment qu’une « structure fermée, caractérisée par un contrôle policier très fort, ne serait pas l’instrument adapté pour accueillir et aider les migrants ». Une décision locale qui n’est toutefois pas bloquante, et dont le gouvernement pourrait faire fi dans les prochains mois.
« L’immigration n’est plus évoquée comme un problème humanitaire mais seulement sécuritaire », analyse le juriste Fulvio Vassallo, figure de la défense des demandeurs d’asile. Lui déplore une société qui s’est « déshumanisée », s’habituant « à voir les humains mourir en mer et souffrir sur terre », au motif que « certains instrumentalisent la guerre entre les pauvretés ».
57 % de chômage chez les jeunes
En Sicile, la situation économique ne cesse de se détériorer. Chez les moins de 25 ans, le chômage a explosé, atteignant les 57 %. Lors des législatives du 4 mars, le parti anti-élites du M5S a fait le plein, dépassant les 50 % dans Palerme. Une « vague de colère irraisonnée » qui inquiète Pasquale d’Andrea, responsable de l’enfance et de l’adolescence dans la commune, qui doit assurer la prise en charge d’un millier de migrants mineurs.
Bénévole depuis quarante ans, le Palermitain déplore que la politique « soit devenue une course à celui qui aura la vision la plus court-termiste ». Lui pense à l’avenir, à cette démographie italienne qui n’en finit plus de chuter, à ces migrants « qui sont une richesse pour un pays qui a besoin de jeunes gens actifs ». « Défendre la monoculture, c’est le raisonnement d’une société mourante », plaide-t-il encore.
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A 29 ans, Eileen a rencontré son petit frère, Abdou, il y a deux ans, au centre d’addictologie où travaille sa mère médecin. Le jeune Gambien de 16 ans y avait été orienté pour des problèmes psychologiques, après des mois de captivité dans une prison libyenne. Au fil des mois, cette famille palermitaine « s’est prise d’amour pour ce garçon sensible et généreux », au point de lancer un « affiliato », une forme d’adoption simplifiée.
D’ici quelques mois, il faudra prolonger ce statut, maintenant qu’Abdou est devenu majeur. « Vu comme tout s’obscurcit, on vit dans la peur que cela échoue », raconte Eileen, qui promet de « se battre comme une lionne pour ne pas voir sa famille éclater ». Et la jeune femme de mettre en garde : « Ici, la peur n’est pas dans notre ADN ».
Peinture en mémoire du migrant tué en Calabre, Soumayla Sacko, dans le centre-ville de Palerme (Sicile), le 7 juin. VALENTINO BELLINI POUR LE MONDE
Par CHARLOTTE CHABAS Palerme, envoyée spéciale
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