Anthropologie

Vous consultez actuellement les archives pour le thème Anthropologie.

Introduction à la présentation d’un livre

Ella Bergmann-Michel, Wo wohnen alte Leute? 1931

Vu dans l’exposition Allemagne années 20, Centre Pompidou. La projection de l’extrait du film s’insère dans la 5e partie de l’exposition titrée Les choses : « Le regard scrutateur des artistes de la Nouvelle Objectivité les amène à prendre comme modèles les objets. En raison de sa technique soi-disant objective, la photographie , [ici le cinéma] paraît adaptée au rendu précis des choses dans leur matérialité, […], la tension entre ces  plantes inertes  et l’environnement dépouillé et géométrisé [de cette espèce d’ehpad]. […] Ces plantes sont photographiées véritablement comme des objets. On ne s’intéresse pas aux plantes en tant qu’êtres vivants ; […] Ce sont des natures mortes. »

2.
Ella Bergmann-Michel Wahlkampf1932 (Letze Wahl) Election 1932 (The Last Election)

« Documentaire sur les élections de 1932 fatales à la République de Weimar »
Ella Bergmann-Michel’s last of five documentary films, a fragment.
« There were shots of election posters, of lively street discussions, of types of members of each party. The Frankfurt streets and alleys were documented, already adorned with the swastika flags and hammer and sickle as well as with the well-known flag with the three arrows. Then I had to stop filming for political reasons. It was January 1933. »
Live aural counterpoint: williwaw (donkeyscratch.com), recorded at The Old Hairdressers, 10 April 2016, playing yet another version of The Elephant’s Porteur.


Fermer le ciel, Linocut 21x21cm…


d’après un dessin préparatoire d’Étienne…


d’après une photo de presse.

REMONTRANCE définition (Dictionnaire historique de la langue française)

A. − Surtout au plur. Discours par lequel on montre à quelqu’un ses torts, ses erreurs, pour l’engager à se corriger. Synon. réprimande.Faire de sévères remontrances à un enfant; adresser à qqn d’amicales remontrances. Ce que n’avaient pas fait les insolences sublimes et burlesques du capitaine, la remontrance courtoise de mon père jeta monsieur de Lessay dans une colère furieuse (A. France,Bonnard,1881, p. 399).Des soldats italiens (…) passé six heures du soir, s’arrogeaient le droit, hier et avant-hier soir, de canarder les passants attardés; ce qui leur valut, me dit-on, de vives remontrances de la Kommandantur (Gide,Journal,1942, p. 149).

B. − HIST. DES INSTIT.

1. Au plur. Discours adressé au roi par le Parlement, ou les autres cours ou encore par les États ou assemblées de notables, à l’occasion de l’enregistrement d’une ordonnance pour faire état de ses inconvénients éventuels. Itératives remontrances. Le Parlement de Paris, dans ses remontrances sur le ministère de Mazarin, rappela les promesses de Henri IV (Staël,Consid. Révol. fr., t. 1, 1817, p. 113):

1. [Le Parlement] de Paris enregistra sans sourciller la liberté du commerce des grains, la commutation de la corvée, la création des assemblées provinciales; mais, sur l’impôt du timbre, il rédigea des remontrances et, quant à la subvention territoriale, il la rejeta en se référant tout net aux états généraux. Lefebvre,Révol. fr.,1963, p. 117.

P. ext. Protestation officielle élevée contre le pouvoir ou ses représentants. Tous vos maréchaux (…) supplièrent eux-mêmes Buonaparte à Wilna, il y a deux ans, d’arrêter sa course sanglante à travers notre sainte Russie. Dès le mois de juin dernier, lors de l’armistice, ils ont renouvelé leurs remontrances! (Adam,Enf. Aust.,1902, p. 144):

2. … sir Edward Grey… C’est un beau type de diplomate (…). Je sais qu’il a été personnellement scandalisé par le ton de l’ultimatum. Vous avez vu qu’il avait aussitôt agi avec la plus grande fermeté, à la fois par ses remontrances à l’Autriche et par ses conseils de modération à la Serbie. Martin du G.,Thib., Été 14, 1936, p. 346.
2. Au sing. Droit de remontrance. Faculté d’adresser au roi des remontrances. Quelle que soit votre opinion à ce sujet, messieurs, je dois vous prévenir que nous n’accordons pas ici, comme en France, aux parlements et aux cours souveraines le droit de remontrance (Scribe,Bertrand,1833, iv, 5, p. 198).Le Parlement, corps judiciaire, avait pris un caractère politique. Chargé d’enregistrer les édits, il les examinait et il participait ainsi au pouvoir législatif. Il s’était formé chez lui des traditions et des doctrines. Muni du droit de remontrance, il critiquait le gouvernement, il se donnait un air libéral(Bainville,Hist. Fr., t. 1, 1924, p. 148).
Prononc. et Orth.: [ʀ əmɔ ̃tʀ ɑ ̃:s]. Ac. 1694, 1718: -monstrance; dep. 1740: -montrance. Étymol. et Hist. 1. xives. [date du ms.] « exposition, discours » (E. Prarond, Cartulaire du comté de Ponthieu, p. 28: remontrance de homme est escoulourgable); fin xives. (Froissart, Chron., éd. G. Raynaud, t. 9, p. 27: amiables traitiez et remonstrances d’amour); 2. 1450 « admonestation, avertissement » (Arch. du Nord, B 1684, f o153 v o: refrener [villenies et injures] par paroles et remonstrances); 3. a) 1468 « doléance adressée au roi (ici, par un particulier) » (Ordonnances des Rois de France, t. 17, p. 148): b) 1568 hist. « observations adressées au roi par le parlement » (Bonaventure des Périers [attribution douteuse], Nouvelles récréations et joyeux devis, CXXVI, éd. L. Lacour, t. 2, p. 379: telles remonstrances). Dér. de remontrer*; suff. -ance*. Fréq. abs. littér

 

Anne Cheng, dans la séance 6 janvier 2022 au Collège de France de son cycle de cours « La Chine est-elle (encore) une civilisation » développe cette notion de REMONTRANCE, [https://www.college-de-france.fr/site/anne-cheng/course-2022-01-06-11h00.htm]

Le terme est emprunté à Léon Vandermeersch par Anne Cheng à propos d’une forme d’opposition pratiquée aujourd’hui par des paysans chinois cantonnais, chassés de leurs terres à des fins de construction d’un «’îlot d’immeubles écologiques». La notion est elle-même équivalente du Satyagraha (du sanskrit सत्याग्रह) ou « attachement ferme à la vérité » (satya = vérité, āgraha = attachement, obstination), principe de contestation et de résistance à l’oppression par la non-violence active, pratiquée par Ghandi. Bel hommage que livre Anne Cheng, dans la fin de sa séance, à la fois à Léon Vandermeersch, grand sinologue disparu cette année, à Gandhi et à ces paysans chinois, dont l’action de maintien sur leurs terres est retracée dans le film Guangzhou une nouvelle ère de Boris Svartzman dont Anne Cheng parle dans sa séance.

Entretien par Thibaut Sardier, Anastasia Vécrin. Libération 13 novembre 2021

Céline Spector tente avec son livre No demos ? Souveraineté et démocratie à l’épreuve de l’Europe (Seuil) de démontrer que le souverainisme qui fait recette politiquement dans un certain nombre d’Etats membres est une complète illusion.

Qu’est-ce que la thèse du «no demos» que vous réfutez ?

Elle consiste à dire qu’il n’y a pas et qu’il n’y aura jamais de démocratie européenne parce qu’il n’y a pas et il n’y aura jamais de peuple européen. Cette ritournelle souverainiste repose sur un malentendu qui s’est attaché au concept même de «peuple» : le demos serait une entité homogène, culturellement cohérente, avec des traditions et une langue communes, autrement dit, un ensemble quasi inaltérable, que l’histoire ne modifierait qu’à la marge et très lentement. Il faut réfuter cet argumentaire si l’on veut poursuivre la réflexion sur l’avenir de la démocratie européenne. Pour cela, on peut d’abord remarquer qu’il existe des Etats multilingues, multinationaux, qui parviennent à fédérer des cultures différentes. L’Union européenne ne va pas dissoudre la diversité et l’hétérogénéité des particularités culturelles. De surcroît, l’individuation des communautés politiques repose sur des institutions et sur l’éducation ; leur cohésion suppose des rites et des symboles qui peuvent se concevoir à différentes échelles. Plutôt qu’à un «peuple ethnique», il faut réfléchir à l’idée d’un «peuple civique» qui n’est pas préalable aux institutions, mais qui est produit par elles. L’enjeu aujourd’hui est donc de mettre en adéquation un projet institutionnel pour l’Union et la façon dont on se représente le peuple européen.

Comment faire émerger ce peuple européen ?

En vitalisant l’espace public européen, qui se structure grâce aux médias, à la société civile, aux ONG, aux syndicats, aux europrotestations… car la contestation européenne peut être un moyen de faire advenir la citoyenneté européenne. C’est pourquoi nous avons besoin de nouveaux collectifs citoyens. Il faut les renforcer, les fédérer autour de nouveaux idéaux comme la solidarité qui, à mes yeux, doit être la nouvelle finalité de l’Union. L’Europe sociale et environnementale peut être le socle d’une culture politique commune à tous les citoyens des Etats membres.

A l’heure où les souverainistes ont le vent en poupe, cela implique-t-il d’abandonner l’idée de souveraineté ?

Non. Il y a de bonnes raisons, philosophiques et politiques, de conserver ce concept. La Chine, la Russie ou les Etats-Unis montrent bien que nous ne sommes pas entrés dans l’ère de la post-souveraineté ! Toutefois, il faut prendre acte de ses métamorphoses : elle ne consiste plus en un contrôle parfait des frontières et du territoire qu’elle délimite, et se libérer d’une représentation monolithique, qui risque toujours d’être naïve. Ce modèle d’un Etat fort doté d’une souveraineté inaliénable, indivisible, perpétuelle et absolue remonte aux premières théorisations philosophiques par Bodin ou Hobbes aux XVIe et XVIIe siècles. Cette représentation majestueuse de l’Etat, qui est à la fois préservé à l’extérieur des ingérences et qui met sous contrôle à l’intérieur les rivalités de pouvoir, néglige un certain nombre de contraintes déjà anciennes. Car, contrairement à ce que l’on croit, il y a longtemps que les Etats reconnaissent le droit international et l’un de ses grands principes selon lequel «les traités doivent être honorés». Donc, le souverain accepte de s’autolimiter pour souscrire à des traités. En retour, il gagne la reconnaissance des autres Etats et participe ainsi à la communauté internationale. Quand on rentre dans l’Union européenne, il en va de même : on sacrifie un certain nombre de compétences qui sont désormais mutualisées. Ensuite, il s’agit de décider de ce que l’on veut fédérer et de ce que l’on veut conserver à l’échelon national. C’est la délibération démocratique qu’il faut désormais avoir. Mais croire que l’on peut rester tout-puissant chez soi et que l’on va décider de tout est une complète illusion aujourd’hui.

Vous expliquez aussi que Rousseau, souvent mobilisé par les souverainistes, ne l’était en fait pas tant que ça.

Les souverainistes se réfèrent souvent à Rousseau et à ses textes sur le «contrat social» pour porter l’idée de la souveraineté une, indivisible et absolue, le peuple souverain. Pourtant, le Citoyen de Genève ne pense pas que la souveraineté au sens classique du terme soit possible à l’échelle d’un Etat-nation. Il l’imagine plutôt à l’échelle d’une cité. Non seulement les souverainistes contemporains fantasment un Rousseau de pacotille, mais en plus, ils oublient qu’il propose une théorie passionnante des relations internationales organisée autour de deux options. Soit les Etats s’isolent complètement, soit ils se confédèrent, un peu sur le modèle helvétique de 1848. On fait un pacte et on décide ce qu’on mutualise, fixant un ensemble de règles communes dont on ne peut pas s’exonérer à sa guise. Dans d’autres textes, Rousseau va même jusqu’à proposer une théorie de «la Confédération européenne», même s’il la juge impossible en son temps. Il considère que l’on peut concevoir un contrat social européen entre les peuples qui acceptent de s’associer non seulement pour leur sécurité, mais aussi pour leur liberté. C’est fondamental.

En quoi consiste cette «république fédérative» que vous appelez de vos vœux ?

Aujourd’hui, si on veut penser une «république fédérative européenne», il faut le faire pour la sûreté et la prospérité mais aussi pour la liberté et la solidarité. Il existe une très grande diversité des modèles fédératifs possibles : il y a le modèle allemand, américain, suisse, canadien, brésilien… et tous sont très différents, avec plus ou moins de compétences qui sont laissées aux régions, même de manière plus locale. Il ne s’agit pas de sacrifier les nations à un super Etat despotique qui conduirait à leur abolition. Ce serait la fin de la démocratie. L’idée, c’est plutôt de se demander ce qui doit être politisé à l’échelon régional, à l’échelon national, à l’échelon supranational. Une vraie démocratie européenne doit permettre de garantir les droits fondamentaux des individus d’une part, et la souveraineté populaire de l’autre. C’est sur ces deux piliers qu’il faut penser l’avenir de l’Europe, et pas seulement sur l’idée d’une souveraineté populaire sacralisée, qui peut aussi conduire à des abus de pouvoir.

La Pologne et l’Allemagne ont récemment contesté la primauté du droit de l’UE, dont certains éléments contrediraient leurs Constitutions respectives. Cela n’efface-t-il pas toute perspective d’approfondissement du fédéralisme européen ?

Il s’agit de deux cas très différents. En Allemagne, la Cour constitutionnelle de Karlsruhe a dit à plusieurs reprises – et avant même le traité de Maastricht – que la loi fondamentale allemande primait sur la loi de l’Europe et qu’on ne pouvait accepter l’intégration européenne que dans la mesure où les droits fondamentaux étaient au moins aussi bien protégés à l’échelon supranational qu’à l’échelon national. C’est ainsi que l’on peut lire les récentes décisions allemandes : on ne peut pas sacrifier les droits fondamentaux qui sont très bien protégés par la loi fondamentale allemande. En Pologne, c’est exactement le contraire. Les contestations du droit européen ne se font pas au titre d’un «mieux disant» à l’échelle nationale, mais se soldent au contraire par des menaces sur l’indépendance de la justice ou les droits des LGBT. Plus largement, on ne peut pas nier la tension à l’échelle européenne entre ceux qui appellent à plus de fédéralisme, comme la France à l’heure actuelle, et ceux qui (notamment en Europe centrale et orientale) résistent à une intégration plus marquée. Mais malgré tout, ces Etats ont rejoint l’UE, et ont accepté un certain nombre de conditions qui assurent la défense de l’Etat de droit. Ils doivent s’y tenir.

Quelle responsabilité portent les institutions de l’UE dans les difficultés à approfondir la construction européenne ?

Leur fonctionnement risque de dévitaliser la démocratie. Cela tient, historiquement, au fait que l’UE s’est construite par le droit. Avec la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), l’Europe dispose d’une vraie cour fédérale. Inversement, du côté du pouvoir législatif, le Parlement est plus faible. Il n’a pas l’initiative de la loi, qui est une prérogative de la Commission, organe exécutif de l’UE. A cela, s’ajoute le système assez opaque du Conseil européen qui réunit les chefs d’Etats de chaque pays membre. Les négociations intergouvernementales s’y déroulent dans le huis clos de cénacles feutrés, et nous n’avons pas d’écho absolument clair et transparent de ce qui s’y passe. N’oublions pas un autre reproche récurrent : les agences non élues. En effet, la Commission, la Banque centrale et la CJUE n’ont pas reçu le sacre de l’élection – même si les commissaires sont nommés par des gouvernements élus et validés par le Parlement européen.

Comment peut-on y remédier ?

Habermas préconise de donner plus de pouvoir au Parlement européen, notamment celui de pouvoir être à l’initiative des lois européennes. Il propose aussi d’augmenter le budget européen afin de politiser davantage les enjeux : s’il montait à 4 % du PIB du continent contre 1 % aujourd’hui, les débats sur la redistribution seraient plus importants, et on repolitiserait la démocratie européenne en évitant de confisquer le débat européen au profit d’enjeux nationaux. Cela serait d’autant plus le cas s’il existait de véritables partis politiques européens, s’opposant sur des programmes, formant une véritable arène démocratique.

Pourquoi les Français sont-ils plutôt réfractaires au fédéralisme ?

Cela tient à sa tradition centralisatrice, qui s’est installée avec la monarchie absolue, mais qui a été poursuivie par la Révolution. On a beaucoup centralisé, pour mettre fin à la diversité des coutumes régionales, des poids et mesures, etc. Pourtant, plusieurs philosophes français ont parlé de fédéralisme. Montesquieu croit à une pacification des relations internationales par les échanges, ce qu’il appelle le «doux commerce», plus que par un système d’institutions. Il imagine néanmoins un modèle de «République fédérative» permettant aux républiques de se fédérer pour assurer leur sécurité collective. Un conseil démocratique peut réunir les entités fédérées, chacune en proportion de son poids démographique.

A gauche, on reproche aussi à l’Europe d’être néolibérale par essence.

Ce n’est pas le cas. Au départ, la Communauté européenne du charbon et de l’acier (Ceca) est surtout pensée pour réconcilier la France et l’Allemagne, et réintégrer cette dernière au concert des nations. Ensuite, les «pères de l’Europe», Jean Monnet notamment, et un juriste aujourd’hui oublié, Paul Reuter, élaborent une stratégie néofonctionnaliste : on construit l’Europe économique d’abord, le fédéralisme viendra ensuite. Le triomphe des idées dites néolibérales date plutôt des années 80-90, avec l’Acte unique et le traité de Maastricht. Mais cela n’a rien d’un dogme intangible, une loi d’airain. Les lignes ont bougé avec la pandémie et la création d’une dette commune. Le changement de gouvernement en Allemagne a toute son importance. La crise climatique joue également un rôle majeur : faire advenir une Europe sociale et environnementale ne relève plus de l’utopie.

in Le Monde

Dans En quête d’Afrique(s) : Universalisme et pensée décoloniale paru en 2018 et écrit avec Jean-Loup Amselle, vous écrivez que l’Europe s’est construite sur « l’autodéfinition de soi comme naturel ». Elle aurait construit les « autres » en termes de « différences » et de « manques » par rapport à la norme qu’elle représentait. C’est ce que vous appelez l’« universalisme » par différenciation avec l’ « universel » qui se définit, quant à lui, par une visée et un horizon communs. Existe-t-il, dans l’universalisme, un complexe de domination proprement européen ? Résulte-t-il simplement d’un processus historique ou de quelque chose de plus essentiel ? Comment rattacher ce concept aux théories postcoloniales ?

Je ne crois pas que cette posture soit essentiellement européenne. Pour la bonne et simple raison que l’Europe ne s’est pas toujours définie de la manière dont le contexte colonial lui a permis de se redéfinir. L’idée, par exemple, que l’Europe serait par nature le continent de la philosophie, qui serait née d’un « miracle grec » et qui se serait poursuivie jusqu’à l’époque moderne, est une construction relativement récente. C’est le XIXème siècle qui a construit l’Europe comme une exception.

Avant cette date, le discours était différent. Roger Bacon, auteur médiéval, explique par exemple que la philosophie a parcouru plusieurs territoires et plusieurs langues, dont l’arabe. Il :considère d’ailleurs que la philosophie en arabe est plus importante que la philosophie en latin. De la même manière, les philosophes ont toujours considéré qu’ils avaient des choses à apprendre de la Chine. L’idée d’une Europe exceptionnelle qui commande que les autres s’européanisent quand elle-même n’a aucune raison de s’indianiser, de se siniser ou de s’africaniser, est une invention relativement récente, et je crois concomitante au colonialisme. L’Europe coloniale s’est construite comme une exception qui serait tout naturellement porteuse d’universalité et d’universalisme.

Mais, plus tard, les Romantiques prennent par exemple des positions assez étonnantes pour l’époque sur la question du voile ou des particularismes, qu’ils soient orientaux ou régionaux. Certains philosophes européens du XIXème siècle s’inscrivent donc en contradiction avec cette tradition…

Absolument. Le discours critique de l’universalisme qui se donne comme allant de soi est également intra-européen. Il est vrai que les Romantiques vont, par exemple, être plus attentifs aux langues et à leurs différences. Johann Gottfried von Herder développe l’idée selon laquelle les langues portent chacune un génie propre qui les rends équivalentes. Chaque langue humaine serait une perspective relativement unique sur l’humain et sur le monde. Le Romantisme est par définition porteur de cette machine de guerre contre l’universalisme qu’est le relativisme, dont l’objectif est d’apprendre à multiplier les perspectives.

Ma position, pour essayer de la définir, est précisément quelque chose qui se situerait entre un universalisme abstrait, sûr de soi et ne se questionnant pas, et le relativisme — dont je ne veux pas non plus. Je parlerais de « pluralisme ». C’est la raison pour laquelle j’essaye de tenir la position qui consiste à dire qu’il faut partir du pluriel. Ne pas accepter, pour prendre un exemple précis, qu’il y a des langues qui seraient par nature des langues incomplètes et qui ne mériteraient pas le nom de langue. Vous disiez que l’Europe a défini à un moment donné toutes les autres cultures au regard de leurs « manques ». L’exemple le plus évident est celui des langues. On a reproché aux langues africaines de « manquer » de concepts abstraits, de «manquer » de temps futurs — manque qui témoignerait de l’incapacité des Africains à se projeter dans l’avenir —, de surtout « manquer » du verbe « être ». Le verbe « être » a une importance considérable — on peut le comprendre —, car toute l’ontologie est construite sur la grammaire du verbe « être ».

Mais de là à dire que certaines langues « manquent de », cela n’a aucun sens. Aucune langue ne manque de quoi que ce soit. Toutes les langues sont complètes en tant qu’elles sont une expérience humaine du monde. Et donc décider qu’elles sont toutes situées sur une même ligne d’évolution et que si elles ne ressemblent pas aux langues indo-européennes, ça signifie qu’il leur manque ceci ou cela, voilà un modèle très précis d’universalisme. Or, le romantisme, et Herder précisément, remettent justement en question cet évolutionnisme et ce caractère unilinéaire.

Vous avez conçu une « théorie de la traduction » pour éclairer votre conception de l’universel. En quoi s’oppose-t-elle à l’universalisme ?

Maurice Merleau-Ponty et l’article « De Mauss à Claude Lévi-Strauss » qu’il écrit en 1960 dans La Nouvelle Revue Française ont été pour moi une révélation. Le philosophe explique que l’ère de « l’universel de surplomb » est terminée. Il met à mal l’idée qu’une région du monde, l’Europe, se tiendrait à la verticale de l’universel, et que cela lui donnerait ce caractère unique qui légitimerait, par exemple, l’envoi d’anthropologues dans le reste du monde pour connaître les autres. Quand Merleau-Ponty écrit que c’est terminé, il est en train de prendre toute la mesure de l’époque de décolonisation, de l’irruption du pluriel. Les cultures, les nations, les peuples, les langues remettent en question l’Europe comme seule scène de l’histoire universelle.

« L’Amérique a été découverte en 1492 » : il n’y a pas de phrase plus absurde. Merleau-Ponty, en dénonçant «l’universel de surplomb », est le premier me semble-t-il à avoir exprimé de manière aussi claire ce que signifie cette irruption du pluriel. Désormais, plus personne n’est autorisé à décréter « je suis l’universel, ralliez-vous à mon panache blanc ». En revanche, si on ne renonce pas à l’universel, cela veut dire qu’il va falloir le chercher dans cette nouvelle situation de pluralité. Et il va falloir le chercher tous ensemble, comme notre horizon commun. Certaines personnes me demandent : « mais pourquoi, diantre, te faut-il l’universel ? ». La dernière fois que j’ai vu Édouard Glissant, il m’avait invité à donner une conférence à l’Institut du Tout-Monde et avait trouvé que j’étais bien trop impatient d’aller vers l’universel. Cette question : « pourquoi est-ce que c’est l’universel qu’il te faut ? » est la question qu’il m’a posée.

En parlant d’Édouard Glissant, comment distinguez-vous d’ailleurs « l’universel » de son concept de « Tout-Monde » ?

Je crois qu’il y a des choses chez Glissant qui vont dans le sens de ce que je dis. D’un texte à l’autre, les définitions du Tout-Monde sont différentes. Selon le propos qu’il tient, le Tout-Monde ressemble quelque peu à ce que je viens de définir comme horizon commun, notamment quand il dit « j’écris en présence de toutes les langues du monde ». Je suis d’accord avec l’idée selon laquelle, quand j’utilise une langue, j’ai conscience qu’elle est une parmi plusieurs mais que, par ailleurs, les langues du monde, sont autant de perspectives sur l’humain. Toutes éclairent cette condition commune qui est la nôtre. En revanche, les mots que l’on multiplie de nos jours, « pluriversel », « diversel », etc., pour aller contre l’universel, je ne comprends pas bien.

Votre propos peut faire écho à une expérience de pensée formulée par Ali Benmaklouf dans La force des raisons. Il évoque deux explorateurs qui, chacun de leur côté, découvrent une montagne. Le premier, qui explore le versant nord, apprend qu’elle s’appelle « Afla ». Le second, parcourant le versant sud, apprend qu’elle est désignée par le terme « Ateb ». Quand les deux individus se retrouvent ensuite, ils décident de choisir l’un des deux noms pour désigner le mont. Selon le philosophe, cette commodité d’usage n’en est pas moins un renoncement à « la richesse anthropologique, liée à la diversité des expressions et à la diversité des langues  ». Les deux termes désignent en effet des expériences différentes, une vision enneigée du mont d’un côté, rocailleux de l’autre. Est-ce à cet appauvrissement que vous tentez de répondre ?

Oui, et je vais continuer à citer mon fameux texte de Merleau-Ponty. Il affirme que l’universel « horizontal », à rechercher ensemble, est une pure métaphore. En effet, on ne sait pas très bien quelle réalité cet universel recouvre. Mais il ajoute qu’il s’agit d’un processus similaire à celui d’apprendre une langue à partir de la sienne propre. Et c’est de là que me vient le modèle des langues et de la traduction : l’idée qu’avoir une visée commune est similaire à l’apprentissage d’une autre langue. Apprendre une langue nécessite d’avoir bien conscience que la traduction n’est pas une solution miracle qui va aboutir à une transparence réciproque. Dans la traduction elle-même il y a de l’intraduisible, de l’irréductible. On n’arrive jamais à une traduction parfaite qui assurerait que les deux mots utilisés pour désigner le sommet de la montagne recouvrent la même réalité. L’indétermination de la traduction, énoncé par Merleau-Ponty comme phénoménologue, est également développée par le logicien Willard Van Orman Quine dans son article « Deux dogmes de l’empirisme ».

L’intraduisible fait partie de la rencontre, de la traduction. Cet intraduisible sauvegarde l’idée d’opacité développée par Glissant. L’opacité est nécessaire contre la phagocytose. L’opacité met justement à mal la posture qui consiste à dire « je vous envoie mes anthropologues, ils vont non seulement vous comprendre mais vous rendre clairs à vous-même ». Cette opacité ne s’oppose pas à la relation, elle est au contraire condition de la relation. On le voit également dans l’amour. Si vous voulez à tout prix traverser l’esprit et les recoins de la personne aimée, vous détruirez votre couple. C’est une invasion.

C’est également ce que dit Emmanuel Levinas quand il affirme la nécessité de libérer un espace à autrui…

Exactement. Vous construisez votre relation à partir de l’espace d’autrui, de l’opacité de l’autre, de l’intraduisibilité de l’autre aussi. Voilà, au fond, à quoi me sert ce modèle de la traduction. « De Mauss à Claude Lévi-Strauss » a été important pour moi car il m’a permis de prendre la mesure de ce qu’est l’universel. Je lis actuellement Plaidoyer pour l’universel de mon ami Francis Wolff. Il reprend une critique renouvelée qui consiste à affirmer qu’il y avait de l’universel et que les postcoloniaux l’ont mis à mal en introduisant du relativisme. Le risque serait d’arriver à un point où l’on ne va plus communiquer, où chacun va affirmer son identité, étroitement définie. Étant un homme noir d’1m80, j’aurais une expérience que vous ne comprendriez jamais.

Mais pourquoi considérer qu’il y avait de l’universel sans problème et que ce seraient les postcoloniaux qui auraient introduit une pluralité ? Ma position consiste à dire qu’au contraire, c’est maintenant que tout le monde est assis autour d’une même table dans l’équivalence totale que la question de l’universel se pose. L’idée que l’universel était acquis, qu’il aurait été agressé et qu’il faudrait maintenant le défendre est totalement folle. Je dirais personnellement, dans une formule un peu provocatrice : « il n’y a jamais encore eu d’universel, c’est le moment de l’inventer ».

Dans son livre Morale minimale, morale maximale, le philosophe américain Michael Walzer tente de trouver l’articulation de l’universel et du particulier. Il se sert notamment d’une photo de manifestants à Prague qui réclament la vérité et la justice. Il écrit alors : « En voyant cette image, j’ai su immédiatement quel sens donner à ces pancartes — et tous les autres spectateurs avec moi. Mieux encore : j’ai reconnu et accepté les valeurs que défendaient ces manifestants – et tous (ou presque) avec moi (…) Ces manifestants avaient en partage une culture qui m’était profondément étrangère ; ils réagissaient à une expérience inconnue de moi. Et pourtant, j’aurais pu défiler parmi eux sans éprouver la moindre gêne. J’aurais pu brandir les mêmes pancartes ». Est-ce que cette affirmation fait écho à la pluralité dans l’universel que vous préconisez, réussir à articuler irréductibilité de l’expérience et horizon commun ?

Absolument. Je viens par exemple de parler de Francis Wolff avec qui je suis profondément d’accord quand il affirme que, quand vous luttez parfois au nom d’une certaine identité, c’est en réalité au nom de l’humain en général que vous luttez. Un exemple : l’apartheid. Nelson Mandela ne s’est pas battu contre l’apartheid pour le remplacer par l’apartheid des vainqueurs — donc le sien —, mais pour y mettre fin. Il propose, à cette fin, le concept d’« ubuntu ». La meilleure traduction possible est « faire humanité ensemble ». Faisons humanité ensemble, créons une nation arc-en-ciel qui nous permet de sortir de la logique de tribus.

Autrement dit il ne faut pas qu’il y ait une victoire d’une tribu sur l’autre, il ne faut pas non plus chercher à élargir la tribu, il faut sortir à pieds joints hors de la tribu vers cette humanité commune. Et comprendre que cette humanité commune n’est pas donnée, elle est une tâche. « Ubuntu » signifie que l’humain se crée, l’humain est une tâche vers laquelle aller dans la réciprocité. C’est pour cela que l’ubuntu est mon autre modèle d’horizon commun. Il renvoie à l’idée que les expériences humaines sont partageables, que nous ne sommes pas enfermés dans des expériences considérées comme incommunicables. Si nous les considérons comme incommunicables, on crée une juxtaposition d’identités dont on ne sort pas.

Que pensez-vous de la critique de l’universalisme telle qu’elle est formulée par Lévi-Strauss (1) et de sa réappropriation par les populismes de droite, qui affirment que leur rejet des autres cultures n’est pas un mépris mais une célébration de leurs différences ?

Cette réappropriation est effectivement emblématique d’une très contemporaine de conservatisme. Alain De Benoist avait écrit un livre intitulé Europe, Tiers-monde, même combat. Il affirmait que le combat du « Tiers-monde » d’exiger la reconnaissance de son identité était le combat de l’Europe également. En gros, chacun reste chez soi. Il suffit de gratter un peu pour faire surgir toutes ces doctrines du grand remplacement. Si on ne sait pas qui est Lévi-Strauss et si on lit ce passage sorti de ce contexte, on peut considérer qu’il est une bonne illustration de l’idée qu’il faut protéger les cultures les unes des autres.

C’était également l’idée de l’apartheid. Prenons son sens premier : il s’agit simplement d’un développement séparé. L’apartheid disait « les cultures humaines sont ainsi faites qu’elles sont comme les plantes, elles doivent avoir leurs propres terres, ce qui est bon pour l’une n’est pas bon pour l’autre ». Ce que dit Lévi-Strauss sur la créativité artistique justement — qu’elle suppose précisément cette forme d’authenticité qu’on défend contre la phagocytose — peut parfaitement aller dans cette direction-là.

Je considère pour ma part que le discours sur le pluriel est ineffaçable. Le pluralisme est à la fois la défense du pluriel et la visée de l’horizon commun. Prétendre qu’une culture perd par son hybridation est absurde. C’est tout l’eugénisme habituel dont on sait ce que l’extrême-droite en a fait : la peur du métis.

La peur du phénomène de créolisation, pour revenir à Glissant…

La peur de la créolisation, en effet. Mais la créolisation se situe également dans l’art, dans la langue, etc. Dans le cas que j’expose, il s’agit d’une peur encore plus primaire : une peur biologique. Cette peur biologique a toujours nourri les racismes les plus fermés. Le grand schéma raciste était la peur de l’homme noir avec la femme blanche. Il s’agissait de l’horreur absolue, d’une image insoutenable pour les racistes, punie de lynchage ! Parce que précisément cela portait sur le biologique.

À l’instar des craintes du grand remplacement. C’est pour cette raison que je ne suis pas relativiste. Pas simplement parce qu’il se trouve qu’esthétiquement je préfère parler de pluralisme, mais parce que le relativisme porte en lui ces dangers-là : l’insularité des civilisations et l’incapacité de traverser les frontières. Quand j’affirme que « l’intraduisible fait partie de la traduction », je place la traduction en premier. Je trouve que la traduction est créatrice. Et si j’insiste sur l’intraduisible, je fragmente l’humanité en tribus. Évidemment, dans ce cas-là, on n’en sort jamais.

À propos de l’unité dans le pluralisme, vous écrivez que « s’il faut dire l’Afrique au singulier, ce n’est pas par ignorance de la pluralité constitutive du continent (…) mais c’est qu’il s’agit de nommer une idée, un projet, un telos. (…) Parler d’Afrique au singulier n’est pas une marque d’un essentialisme mais d’un désir d’Afrique », « Désirer l’Afrique, c’est vouloir faire de l’unité dans le pluralisme  ». Et vous ajoutez : « à l’instar de parler d’un projet européen qui inclut tous les pays européens dans leur diversité  ». Comment le singulier ne peut-il être en même temps la négation d’une diversité ? Est-il juste de parler d’une Europe ? N’est-ce pas ce que l’on reproche d’ailleurs à Edward Said, entre autres, cette idée d’un Occident et d’un Orient, définis par leur opposition ?

Oui, et là aussi il faut faire attention. Said a raison de dire qu’il faut éviter de parler de grandes entités : l’Europe, l’Occident, etc. Pourtant, il tombe dedans d’une certaine manière quand il parle de l’Occident. Quand il parle d’orientalisme, il reproche à l’Occident d’unifier l’Orient. Le problème est que ce faisant, il unifie aussi l’Occident. Et donc quand je parle de telos, c’est l’idée d’un telos politique. Je considère que le panafricanisme est un projet. Le panafricanisme doit précisément être une manière de créer une unité africaine qui se situe dans le pluralisme. Vous avez des panafricanistes « extrêmes », qui affirment qu’on ne pourra parler de communauté à l’unique condition d’une langue commune. Je suis personnellement plus proche de Ngugi Wa Thiong’o qui affirme que le « re-membering of Africa » — en jouant en anglais sur les mots « souvenir » et « remembrement » — se fera dans le pluriel, à l’image de la reconstitution de l’unité première de la déesse Osiris. Que toutes les langues africaines redeviennent des langues de sens et de création est pour lui la meilleure manière d’atteindre cette finalité de reconstitution d’une unité africaine.

L’Afrique doit-t-elle tirer des leçons du projet européen ? Comment les Africains peuvent-ils concrètement agir pour que ce désir d’Afrique aboutisse à la création d’une Afrique, étant donné qu’on a vu en Europe les impasses d’une logique de construction fondée sur les questions économiques mais pourvue d’une faible assise politique ?

Je crois que l’Afrique a des leçons à apprendre de l’Europe : des positives à imiter mais également des négatives à éviter. La première chose est que ce panafricanisme ne pouvait au fond se penser réellement qu’aujourd’hui, à une époque où l’Afrique n’est plus ce continent oublié des droits de l’Homme et de la démocratie. Parce que je crois que cette unité dans le pluralisme n’est concevable que dans les démocraties.

La deuxième chose est qu’il y a une forme de prudence dans la constitution du panafricanisme. Quand l’Union africaine dit qu’il faut considérer en priorité cinq régions africaines à intégrer, il y a derrière une logique intéressante et importante. J’ai le sentiment que parler ou créer un Ouest africain a une certaine cohérence historique. Les grands empires africains correspondent grosso modo à la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) aujourd’hui.

Cela ne suffit pas, évidemment. Contrairement à mes amis un peu idéalistes et fédéralistes qui défendent la création d’une unité africaine, affirmant que les peuples le veulent mais que les politiques l’empêchent, je considère que l’unité des peuples n’est pas si évidente. On a des exemples de peuples prêts à se trucider. Mais ces ensembles régionaux, que l’on doit considérer comme ouverts, ont leur cohérence. Cette manière d’y aller par cercles concentriques me semble intéressante. Je suis très attentif au fait que le Maroc ait par exemple décidé de rejoindre l’Afrique de l’Ouest. Cela fait sens historiquement. Après tout, l’histoire du Maroc est profondément liée, pour le meilleur et pour le pire, à l’Empire songhaï. Donc l’Ouest africain est aussi, d’une certaine façon, le Maroc.

Quand le Maroc décide aujourd’hui d’entamer cette démarche, c’est au nom d’une certaine cohérence économique qui fait, par exemple, que son tête-à-tête avec l’Algérie est totalement improductif et va probablement le rester pour quelque temps. Je défends donc la création d’ensembles cohérents mais ouverts, avec une démarche qui soit flexible. Cela me semble être la meilleure façon de mettre en œuvre le panafricanisme. Et à ce moment-là, tirer des leçons des avancées mais aussi des échecs de l’Europe.

Vous accordez donc une place particulière à la question de la démocratie dans votre panafricanisme, alors même qu’on a souvent fait le reproche aux thuriféraires de la démocratie d’avoir une volonté universalisante…

Oui, mais de ce point-de-vue là je crois en une espèce de dénominateur commun de la démocratie. Je ne pense pas que la démocratie soit de l’universalisme européen. Je suis de ceux qui pensent que les peuples ont tous faim de démocratie.

Sur la question des difficultés auxquelles l’Europe fait aujourd’hui face, on peut citer la montée des ethno-nationalismes. Vous affirmez, à ce propos, qu’on assiste à une « tribalisation mondiale qui voit se substituer aux luttes de classes les guerres culturelles des ethno-nationalistes ». Pour lutter contre ces mouvements ethno-nationalistes, vous écrivez que « nous avons aujourd’hui besoin d’une politique de l’humanité ». Par qui et comment doit être menée cette politique de l’humanité ? Ne risque-t-on de ne pas se voir substituer une nouvelle tutelle accusée d’être « universalisante » ?

L’expression « politique de l’humanité » a été utilisée par Barack Obama venu en Afrique du Sud à l’occasion de ce qui aurait été le centième anniversaire de la naissance de Nelson Mandela. C’est aussi l’idée que défendait Henri Bergson, pour revenir à la philosophie : que nos politiques doivent être dictées par un principe régulateur qu’est l’humanité. Les tribus sont données, immédiates. Il ne faut bien évidemment pas nier la force du tribalisme.

Quand Jean-Marie Le Pen disait préférer ses filles à ses nièces, ses nièces à ses cousines, etc., d’une certaine manière c’est une évidence. Les philosophes communautariens défendent cette idée également. Je vois ma tribu qui est concrète, m’entoure, partage la même langue, la même religion. Mais je ne vois pas très bien ce qu’est l’humanité. Il y a deux sources pour éclairer l’idée de l’humanité : la philosophie — la raison philosophique nous parle d’une humanité — et la religion. Bergson disait toujours préférer sur ce plan les religions qui, selon lui, jouent sur l’émotion. Quand le Christ affirme que votre « prochain » doit être considéré même s’il n’est pas forcément votre « proche », cette parole est performative et l’humanité qui était un concept abstrait devient relativement concrète.

Maintenant, quel est le mécanisme qui permet d’en faire une politique — car ce que je dis est généreux, éthique mais il faut aussi pouvoir le mettre en pratique ? Il s’agit du multilatéralisme. La seule manière de faire une politique de l’humanité est de renforcer le multilatéralisme et cet instrument décrié que sont les Nations Unies. Je crois qu’il faut renouer avec l’idéalisme des Nations Unies et des institutions multilatérales. Si l’on veut être concrets et ne pas simplement survoler philosophiquement la question, la traduction institutionnelle d’une politique de l’humanité est le multilatéralisme.

En même temps, le multilatéralisme est aussi beaucoup critiqué. Comment faire face à ce rejet des institutions multilatérales qui semble s’étendre avec la montée des populismes ?

À mon avis, Jair Bolsonaro, par exemple, est totalement anti-multilatéraliste sur le sujet de l’Amazonie, et c’est cohérent avec le fait qu’il soit un ethno-nationaliste et un tribaliste. Nous ne pouvons plus ignorer que l’Amazonie est, selon l’image consacrée, un des poumons du monde. Cela signifie que chacun a personnellement une forme de droit sur l’Amazonie, ou sur la forêt congolaise. Parce que ma maison en tant qu’être humain respire avec l’Amazonie. Mais qui peut nous faire légitimement considérer que l’Amazonie est un bien commun et opposer à Bolsonaro une critique qu’il ne puisse dénoncer comme étant « un discours colonialiste du président Macron » ? La communauté internationale, si cette notion existe. La communauté internationale est la représentation de l’idée d’humanité. C’est l’humanité en tant que telle qui habite la terre et qui a la responsabilité de faire que la terre reste habitable.

Partant de là, l’État, la structure étatique même est un problème… Car les personnes comme Jair Bolsonaro s’opposent non seulement aux notions d’humanité et de communauté internationale, mais également aux tribus amazoniennes, à l’échelon réduit. Le Président brésilien ne porte pas la voix des tribus dans le cas amazonien. L’État devient donc un mauvais relais entre le très particulier et la communauté internationale. Est-il, dès lors, l’échelle réellement pertinente pour la construction d’une humanité ?

C’est pour cela que les décisions se prennent à des niveaux multiples. Les grandes questions planétaires comme l’environnement doivent conduire à un renforcement de la communauté dite internationale. Je répète qu’il s’agit du seul moyen d’avoir la légitimité consistant à dire à Bolsonaro « nous avons un droit de regard sur votre forêt amazonienne et nous ne sommes ni le Président Macron, ni la France, mais la communauté internationale, les Nations Unies » — même s’il n’est évidemment pas question de supprimer la souveraineté de l’État brésilien d’un trait de plume sur ces questions environnementales.

La signification et le rôle des tribus va changer selon la stratégie mise en place et le jeu des acteurs. Dans ce cadre précis, les tribus sont du côté du multilatéralisme. Elles refusent à l’État brésilien le droit de transformer toute la nature en ressource économique et d’abattre des arbres ou de brûler des terres. Leur relation à la nature se répercute à un niveau international, au-delà de la nation brésilienne.

La restitution des biens culturels africains à l’Afrique fait-elle partie de cette « politique de l’humanité » que vous préconisez ?

Je dirais que cette politique de l’humanité appelle effectivement à la restitution des objets d’art africains. On ne fait pas suffisamment attention au sous-titre du rapport écrit par Felwine Sarr et Bénedicte Savoy [rapport remis au Président de la République le 23 novembre 2018, ndlr.] et qui s’intitule « Restituer le Patrimoine africain : vers une nouvelle éthique relationnelle ». Ce qui est visé dans la restitution de ces objets est leur capacité à créer de la relation, de la réciprocité. Les auteurs citent en particulier le mandat du président sénégalais de l’UNESCO de 1974 à 1987, Amadou-Mahtar M’Bow, dont un des combats a été celui de la restitution. Il prononce un discours magnifique en 1978 où il affirme que les objets qui ont circulé ont fait pousser des racines dans leur lieu d’accueil, ils ont créé de la « signification ».

Le fait que certains de ces objets se soient trouvés au Musée d’ethnographie du Trocadéro, pour prendre un exemple français, explique en grande partie leur influence sur Pablo Picasso, Georges Braque et d’autres peintres modernes. Il ne s’agit donc pas de se couper de ces significations et de considérer que ces objets qui sont partis vont revenir « à la maison » inchangés. Ces objets ont créé du lien et il faut penser ce lien. Je crois que le meilleur endroit pour cela est l’UNESCO.

Les objets d’art dont la question de la restitution se pose ont parfois été créés par des communautés qui sont à cheval sur plusieurs frontières nationales. Le rapport Savoy-Sarr préconise que les procédures de restitution soient « engagées dans une relation d’État à État. (…) Les biens de l’État seraient donc rendus à l’État demandeur, à charge pour celui-ci, après négociation, de rendre l’objet à sa communauté ou propriétaire initial ». Que répondez-vous à ceux qui soutiennent que pour être éthiquement fondées, les restitutions doivent d’abord poser la question de l’interlocuteur légitime (tribus, communautés, etc.) ?

C’est effectivement un reproche qui leur a été fait. Mais je crois qu’il s’agit d’un mauvais procès. C’est l’État français qui a déclenché cette question de la restitution. Emmanuel Macron parle, en tant que président de la République, au nom de l’État français. Les relations qu’il s’agit d’activer sur cette question sont les relations entre nations. L’idée selon laquelle ces objets auraient été pris non pas à l’État du Sénégal mais disons à la tribu Diola — pour prendre un exemple au hasard — est inextricable. Si ces objets ont été pris à la tribu Diola, il faudrait les rendre à la tribu Diola. Mais la tribu Diola est-elle toujours la tribu Diola ? Est-ce qu’entre temps, cette tribu qui avait créé ces objets pour son culte religieux ne s’est pas convertie en partie au christianisme, mais surtout à l’islam ? Et d’ailleurs, l’islam n’est-elle pas une religion iconoclaste qui déteste ces objets qui ressemblent à des fétiches qu’il faut détruire ?

Ma réponse est de dire « qui êtes-vous, directeurs de musée, pour sous-peser la question de savoir s’il faut rendre ces objets à l’État sénégalais ? ». Voilà une attitude proprement colonialiste. Un fonctionnaire de l’État français se met à juger un État indépendant et souverain, en se demandant s’il convient de lui donner des objets, ou pas. C’est la raison pour laquelle je prône le multilatéralisme. Qu’il ne faille pas rendre ces objets à Paul Biya, président de la République du Cameroun, dans l’état actuel des choses, je suis le premier d’accord. Premièrement, parce que c’est un tyran. Deuxièmement, parce que je peux imaginer un tel état tyrannique se servir de ce genre de revendications à des fins totalement nationalistes. On peut même imaginer que ça soit une manière de renforcer une tribu contre d’autres tribus, etc. Donc bien évidemment que la restitution à certains États peut être sujette à réserves. Simplement personne d’autre que l’Unesco n’a le droit d’en juger. Se positionner sur ces questions doit être du ressort de la communauté internationale.

Une fois que la décision de restituer a été prise, plusieurs options se présentent au Président sénégalais. Soit ces objets ont été déterritorialisés en quelque sorte et ont acquis une signification nouvelle, il décide alors de les placer dans un musée national. Soit les conditions sont réunies pour une forme de reterritorialisation. Savoy et Sarr laissent la porte ouverte à ces possibilités. Il y a des endroits en Afrique où des groupes culturels souhaitent « recharger » des objets restitués. C’est la métaphore utilisée dans le rapport. Ces groupes culturels souhaitent recharger les objets spirituellement, leur rendre leur signification et ils pourront, dès lors, reprendre une place à l’intérieur d’une sorte d’économie spirituelle ou religieuse. Dans ces cas-là, l’État peut décider de faire des musées communautaires. Il y en a par exemple dans le sud du Sénégal, au Cameroun, etc. Les chefferies traditionnelles émettent le désir de récupérer des objets et c’est à l’État souverain d’en décider.

Pourtant, décider de ne pas rendre des objets à un « tyran » suppose un jugement normatif souvent contesté, et présente le risque de ne pas respecter les souverainetés. Certains chefs d’États ne reconnaissent par exemple pas la légitimité de l’UNESCO ou de la communauté internationale. Que faire si un État souverain, qui souhaite que certains objets lui soient restitués, refuse la position de l’UNESCO ?

Ce sont des difficultés effectives dont j’ai conscience. Je souhaite simplement que cette discussion difficile sur la restitution ait pour cadre l’UNESCO et non le bureau d’un fonctionnaire.

Un autre point problématique concerne le statut de l’objet. Les objets d’art non-occidentaux avaient souvent une fonction rituelle avant d’être artistique. Et alors qu’ils sont devenus des objets d’art par le prisme d’une vision française, ils sont restitués sous cette dénomination à des propriétaires qui les considéraient autrement. Revient-il dès lors aussi aux États africains de se prononcer sur la nature de l’objet quand il est récupéré ?

Sur ce plan, il y a deux philosophies. Je considère que l’art commence quand les dieux sont partis des objets. Je considère que ces objets ont acquis des significations nouvelles et l’idée même qu’ils redeviennent des objets rituels me semble purement artificielle. Je crois qu’aujourd’hui ces objets parlent le langage de leur forme plastique. Ils sont, par la force des choses, devenus ces formes plastiques. Pour dire tout le bien que je pense du Musée du quai Branly, je fais partie de ceux qui ont trouvé que c’était une bonne chose de sortir de l’ethnologisme quand ces objets étaient au Musée de l’Homme.

Ces objets parlent d’eux-mêmes et une présentation minimale sur leur origine et non sur leur fonction — que c’étaient, par exemple, des masques portés pendant les saisons des pluies — suffit. Ils parlent le langage des formes. Laissons ce langage des formes parler au spectateur. Cela dit, je conçois très bien que j’exprime un point de vue rationaliste et philosophique. J’admets que c’est probablement parce que ces objets n’ont plus aucune signification religieuse pour moi, bien au contraire, que j’accepte plus facilement qu’ils ne soient que le langage de leur propre forme et de leur beauté plastique. Peut-être que quelqu’un qui serait resté proche des religions en question penserait qu’il y a encore une dynamique ou une force de l’œuvre. Je laisse cette question ouverte…

En pratique, ces objets perdent généralement cette force spirituelle après les rituels pour lesquels ils sont créés, de l’aveu même de leurs auteurs…

Oui, vous avez des gens qui considèrent que leur création était cyclique. Ces objets avaient un temps de vie qu’ils n’ont plus. Ils étaient donc voués à être jetés ou recyclés d’une manière ou d’une autre. S’ils nous intéressent maintenant, c’est simplement par le langage de leur forme.

Une fois le caractère artistique admis, n’existe-t-il pas une manière de contourner ces enjeux de la restitution en insistant sur la question du telos de l’œuvre et du spectateur ? Pensons à la polémique récurrente autour de la demande, formulée par les grecs auprès du British Museum, d’un retour des frises du Parthénon au musée d’Athènes construit pour l’occasion à côté de l’Acropole. Certains philosophes s’étaient exprimés pour déplacer le débat de la question de l’appartenance à celle de la finalité de l’œuvre, à savoir celle d’être vue dans les conditions les plus conformes au souhait de l’artiste. À ce titre, Athènes apparaissait comme l’endroit idéal pour en apprécier la qualité, notamment du point de vue de la lumière. Que pensez-vous de ce type de raisonnement, séduisant d’un point de vue philosophique mais complexe à mettre en pratique ?

C’est là, à mon avis, que la discussion sur la circulation devient importante. Restitution va avec circulation. Les interlocuteurs de Sarr et de Savoy ont essayé de se servir de la circulation en affirmant que ces objets n’étaient pas voués à être restitués mais plutôt à circuler. Il valait donc mieux trouver le moyen de les faire circuler. Sauf qu’il y a un titre de propriété nécessaire à la circulation des œuvres. Nous sommes dans un monde où les choses ont des propriétaires, où la propriété intellectuelle a un sens. « Qui prête à qui ? » est une question légale à laquelle il faut répondre.

En revanche, il faut effectivement faire en sorte que ces objets circulent. Je crois que ces fresques, une fois les questions de propriété légale réglées, offriront deux visages et donc deux significations possibles. Un visage à l’intérieur du British Museum qui saura comment les disposer pour obtenir un certain effet et une certaine conversation de ces fresques avec les autres objets environnants. Et il y a aussi la signification dont se chargent ces fresques si on les met en Grèce sous les lumières originelles méditerranéennes. Mais c’est indépendant, me semble-t-il, de la question de la restitution. C’est lié par contre à la question de l’éthique relationnelle, qui fait que nous pouvons imaginer des musées mondiaux, universels de ce point de vue. Le Metropolitan Museum of Art (Met) de New-York va organiser à partir de janvier, une exposition sur l’Art africain. Le Sénégal lui a prêté trois pièces magnifiques : un mégalithe, un petit bouclier en or, et une pierre préhistorique légèrement creusée qui ressemble à une vierge.

Voilà de la belle circulation. C’est le début d’une éthique relationnelle entre le Met et Dakar. Simplement, il est clair que ces objets appartiennent à Dakar. Vous ne pouvez vous-même entrer dans ce circuit du prêt et de la circulation que si vous êtes propriétaire de quelque chose. Un des aspects du rapport était de dire que l’Afrique a été tellement dépourvue, qu’on peut estimer que 95 % des biens sont à l’extérieur. C’est énorme. Ces taux sont sujets à discussion. Mais même si ce n’est pas exact et qu’il s’agit de 80 %, cela reste énorme. Cela signifie que pour qu’un continent autant dépossédé puisse entrer dans cette éthique relationnelle, il faut que des objets lui soient restitués. Cela a d’ailleurs commencé. Faire circuler est important.

S’il y a bien un marché qui subit des trafics en tout genre de particulier à particulier, c’est le marché de l’art non-occidental (africain, précolombien, etc.). De ce point de vue, des pièces parfois plus belles que celles acquises par les musées sont détenues par des particuliers. Comment travailler sur cette question ?

C’est pour cela que l’effet de ce rapport ne va pas simplement être de restituer. Le plus important est que l’idée de provenance entre dans les mentalités des opinions publiques. À Londres, une vente aux enchères a par exemple été empêchée par la société civile car une pièce mise en vente était litigieuse. À la différence des années 70 où l’on parlait déjà de restitution, il s’agit aujourd’hui d’une préoccupation publique. Les détenteurs d’objets doivent prouver que leur provenance est légale et légitime. Car l’espace colonial était également un espace de transaction. Il est faux de dire que tout a été pris par violence. Des objets ont été achetés, vendus, échangés. Il est important de le dire. Ces questions de provenance et de légitimité vont dorénavant être plus souvent posées et j’espère que le marché sera mieux régulé du fait de cette atmosphère nouvelle installée.

Sources

(1). Dans Le Regard éloigné, en 1983, il fait part de son scepticisme face à « La fusion progressive de populations jusqu’alors séparées par la distance géographique, ainsi que par des barrières linguistiques et culturelles, [marquant] la fin d’un monde qui fut celui des hommes pendant des centaines de millénaires, quand ils vivaient en petits groupes durablement séparés les uns des autres et qui évoluaient chacun de façon différente, tant sur le plan biologique que sur le plan culturel ». Il parle ensuite de la mondialisation comme un « mouvement qui entraîne l’humanité vers une civilisation mondiale, destructrice de ces vieux particularismes auxquels revient l’honneur d’avoir créé les valeurs esthétiques et spirituelles qui donnent son prix à la vie et que nous recueillons précieusement dans les bibliothèques et dans les musées parce que nous nous sentons de moins en moins certains d’être capables d’en produire d’aussi évidentes  ». Pour l’anthropologue, « toute création véritable implique une certaine surdité à l’appel d’autres valeurs, pouvant aller jusqu’à leur refus, sinon même leur négation. Car on ne peut, à la fois, se fondre dans la jouissance de l’autre, s’identifier à lui, et se maintenir différent ». « On doit reconnaître », conclut Lévi-Strauss, « que cette diversité [du monde] résulte pour une grande part du désir de chaque culture de s’opposer à celles qui l’environnent, de se distinguer d’elles, en un mot d’être soi : elles ne s’ignorent pas, s’empruntent à l’occasion, mais pour ne pas périr, il faut que persiste entre elles une certaine imperméabilité »



Gnezdo. Aide au pouvoir soviétique dans la bataille pour la récolte. Performance, environ de Moscou, 1976. Photographie Igor Palmin

«Cette action s’étale sur presque une demi-année. Les membres du groupe Gnezdo ont offert leur aide dans une ferme collective près de Moscou et suivi un cycle complet de récolte, du printemps à l’automne. Personne n’assiste au cycle de la récolte des artistes, hormis le photographe Igor Palmin et les membres du groupe. La performance participe également d’une volonté de montrer l’exemple avec humilité, d’inciter les compatriotes à organise des troïkas similaires pour aider le pays. Plusieurs éléments sont saisissants. La temporalité de l’action qui suit un cycle de récolte, c’est-à-dire plusieurs mois , suggère que la performance (s’il convient encore de la nommer ainsi) ne revendique ni geste inédit, ni liberté temporelle; l’action est entièrement régie par les règles de la nature et de l’agriculture, dans un objectif, somme toute, alimentaire. Le collectif — par delà le collectif artistique — est mis à l’honneur. La récolte est un don à la collectivité, et l’art traverse un geste offer, gratuit, joyeux.»
Œuvre vue le mercredi 27 octobre 2021, cartel lu et repris ici avec les photos exposées dans l’exposition du MAMCO, « Performance à Moscou 1975-1985 » organisée par Nicolas Audureau et Emmanuel Landolt.

Envoi
« Le poète ressemble au sismographe que tout tremblement fait vibrer, même s’il se produit à des milliers de lieues. Ce n’est pas qu’il pense sans cesse à toutes les choses du monde. Mais elles pensent à lui. Elles sont en lui, aussi le gouvernent-elles. Même ses heures mornes, ses dépressions, ses moments de confusion sont des états impersonnels. Ils ressemblent aux palpitations du sismographe et un regard qui serait assez profond pourrait y lire des choses plus mystérieuses que dans ses poèmes. » Hofmannstahl. 1907

Le Mnémosyne d’Aby Warburg

« De ce passage de la conférence de l’écrivain viennois, [dit Philippe-Alain Michaud*], Warburg semble avoir retenu deux points: la ‘déspécification’ des discours (‘cette séparation rigoureuse entre le poète et le non-poète ne m’apparaît pas possible’, écrit Hofmannstahl) qui permet de requalifier le discours de l’historien ou du philosophe comme une forme d’expression poétique; et une critique implicite de la philosophie du sujet […] »

Et encore la parole d’Hofmannstahl comme à l’adresse explicite de Mnémosyne.http://www.mediaartnet.org/works/mnemosyne/images/7/
« Étrangement, [le poète] habite dans la demeure du temps, sous l’escalier, lá où tous passent devant lui sans que personne n’y prête attention. […] C’est là qu’il demeure et il entend et voit sa femme et ses enfants monter et descendre l’escalier, parlant de lui comme d’un disparu, peut-être même d’un mort et pleurant sa mort. Mais à lui, il est imposé de ne pas se laisser reconnaître et il demeure sans être reconnu sous l’escalier de sa propre maison. »
Et encore:
Le poète ne saurait en effet passer devant aucune chose, si peu d’apparence qu’elle ait. Qu’il existe dans le monde une chose comme la morphine, et qu’il ait existé une fois une chose comme Athènes, Rome ou Carthage, et des marchés d’hommes, l’existence des rayons ultraviolets et les squelettes des animaux antédiluviens, cette poignée de faits et des myriades de faits semblables appartenant à tous les ordres de choses, sont toujours présents pour lui de quelque façon, sont quelque part dans l’obscurité à attendre et il lui faut compter avec eux . »

*Philippe-Alain Michaud. Sketches. Histoire de l’art, cinéma. Kargo et l’éclat. 2006. Pp. 20-21. Le texte de la conférence « Le poète et l’époque présente » figure dans Hugo von Hofmannstahl, Lettre de Lord Chandos et autres textes, Gallimard, 1992.

Aby Warburg. Introduction à Mnémosyne
«Introduire consciemment une distance entre soi-même et le monde extérieur, c’est ce que l’on peut sans doute désigner comme l’acte fondateur de la civilisation humaine; si l’espace ainsi ouvert devient le substrat d’une création artistique, alors les conditions sont réunies pour que cette conscience d’une distance devienne une fonction sociale permanente qui, rythmée par le va-et-vient pendulaire entre matière et Sophrosyne, dessine ce mouvement cyclique entre une cosmologie de l’image et une cosmologie du signe dont la capacité ou l’impuissance à orienter l’esprit ne signifie rien de moins que le destin de la culture humaine. L’artiste, balançant ainsi entre une conception religieuse et une conception mathématique du monde, trouve alors un secours singulier dans la mémoire, tant collective qu’individuelle : non pas qu’elle lui ouvre purement et simplement un espace de pensée, mais elle renforce aux pôles opposés du comportement psychique la tendance à la quiétude contemplative ou à la fureur orgiaque. L’inaliénable patrimoine héréditaire se trouve mobilisé sur le mode mnémonique, non pas cependant comme une force essentiellement protectrice : la violence déchaînée des passions et des terreurs du croyant bouleversé par l’expérience du mystère religieux se répercute dans l’œuvre d’art et en marque le style, de même que, de son côté, la science comptabilisante conserve et transmet la structure rythmique dans laquelle les monstres de l’imagination deviennent des maîtres de vie et des architectes de l’avenir. Pour éclairer les phases critiques de ce processus, il y aurait encore beaucoup à tirer de la connaissance de la fonction polaire qui fait osciller la création artistique entre l’imagination et la raison; on n’a pas pleinement exploité, en particulier, l’immense matériau documentaire qu’offrent à cet égard les images formées par l’homme. Entre l’action imaginaire et la contemplation conceptuelle prend place cette exploration tâtonnante de l’objet, suivie de sa réflexion plastique ou picturale, qu’on appelle l’acte artistique. Cette dualité d’une fonction qu’on peut décrire comme anti-chaotique – parce que la forme distingue et expose la réalité individuelle dans toute la netteté de ses contours – et de la fureur que la vue de l’idole créée et son culte suscitent dans le spectateur, cette dualité résulte de ces embarras de l’esprit qui devraient constituer l’objet véritable d’une science de la culture orientée vers l’histoire psychologique illustrée de l’espace qui sépare l’impulsion de l’action. Le processus de démonisation du vieux fonds héréditaire d’engrammes phobiques intègre dans sa langue gestuelle tout l’éventail des émotions humaines, depuis la prostration méditative jusqu’au cannibalisme sanguinaire, conférant même aux manifestations les plus ordinaires de la motricité humaine – la lutte, la marche, la course, la danse, la préhension – cette marge inquiétante que l’homme cultivé de la Renaissance, élevé sous la férule de l’Eglise médiévale, considérait comme une région interdite, où seuls peuvent évoluer les esprits impies livrés sans retenue à leur élan naturel.

L’Atlas de « Mnémosyne », avec son matériel iconographique, veut illustrer ce processus que l’on pourrait décrire comme une tentative pour assimiler, à travers la représentation du mouvement vivant, un fonds de valeurs expressives préformées. « Mnémosyne », comme le révèlent les reproductions du présent Atlas, ne veut d’abord être qu’un inventaire des formes reçues de l’Antiquité qui ont marqué le style des œuvres de la Renaissance dans leur manière de représenter le mouvement vivant.

full
La bibliothèque Warburg, en ellipse, à Hambourg, Denkraum, (espace de pensée) et le Denkbild (image de pensée): l’Atlas Mnémosyne, feuillets d’album d’images disposées devant les livres.

Cette approche comparative devrait – particulièrement en l’absence de travaux préalables qui eussent rassemblé et systématisé les matériaux – se limiter à l’analyse de l’œuvre de quelques grands types d’artistes, et chercher en revanche à comprendre, par une réflexion socio- psychologique plus approfondie, la fonction significative que remplissent dans la technique spirituelle ces valeurs expressives conservées par la mémoire.
Dès 1905, l’auteur avait été conforté dans ses tentatives par la lecture du texte d’Osthoff sur la fonction supplétive dans la langue indo-germanique; il y était démontré, en résumé, que certains adjectifs ou certains verbes peuvent, dans leurs formes comparatives ou conjuguées, subir un changement de radical, sans que l’idée de l’identité énergétique de la qualité ou de l’action exprimées en souffrît; au contraire, bien que l’identité formelle du vocable de base eût de fait disparu, l’introduction de l’élément étranger ne faisait qu’intensifier la signification primitive.
On retrouve mutatis mutandis, un processus analogue dans le domaine de la langue gestuelle qui structure les œuvres d’art, quand on voit par exemple une Ménade grecque apparaître sous les traits de la Salomé dansante de la Bible, ou quand Ghirlandaio, pour représenter une servante apportant son panier de fruits, emprunte très délibérément le geste d’une Victoire figurée sur un arc de triomphe romain.
C’est dans la région des transes orgiaques collectives qu’il faut rechercher la frappe qui a imprimé dans la mémoire les formes expressives des émotions les plus profondes, pour autant qu’elles peuvent se traduire gestuellement, avec une intensité telles que ces engrammes d’une expérience passionnée survivent comme un patrimoine héréditaire gravé dans la mémoire, et déterminent exemplairement les contours que retrouve la main de l’artiste, quand les valeurs suprêmes du langage gestuel cherchent à prendre forme et à paraître au grand jour par la voie de la création artistique.»

«Échantillonner le chaos. Aby Warburg et l’atlas photographique de la Grande Guerre»:
http://etudesphotographiques.revues.org/index3173.html

Extraits
«Or il était déjà question, dans ces analyses, de tout ce qui faisait, parallèlement, le cœur de la problématique warburgienne: à savoir une «psychologie historique» capable de discerner la raison (Warburg eût dit: les astra) des «pouvoirs de l’imagination» (les monstra) en temps de guerre, jusqu’à cette «mémoire collective» dont Marc Bloch évoquait le concept, non pas à partir de Warburg qu’il ignorait sans doute, mais de son compatriote et ami Maurice Halbwachs. Le parallélisme des attitudes de Marc Bloch et d’Aby Warburg face à la guerre a déjà fait l’objet d’une analyse serrée de la part d’Ulrich Raulff. Elle mériterait, un jour, d’être prolongée sur le terrain plus fondamental de la méthode, par exemple sur la question du comparatisme culturel et sur la teneur historique des images dont Marc Bloch partageait l’intérêt – sans jamais, il faut bien le dire, l’avoir développé systématiquement – avec l’école d’Aby Warburg.

L’auteur de Mnémosyne n’a, certes, jamais connu le fracas des bombes et l’horreur quotidienne des tranchées dont témoignent tant de «carnets de guerre» de cette époque (voir fig. 12-14). Mais il s’est, corps et âme, exposé à la guerre: dès le début du conflit, il a entièrement réorganisé le fonctionnement de sa recherche, de sa bibliothèque, en vue de comprendre la grande «psychomachie» des monstra et des astra qui se jouait sur un plan fondamental dont seule une «psycho-histoire», à ses yeux, était capable de rendre compte. Comme l’a bien montré Reinhart Koselleck, toute «mutation de l’expérience» engage un «changement de méthode» dans la pratique historienne elle-même. Mon hypothèse, on l’aura compris, est que ce changement – aux conséquences épistémologiques considérables – se sera incarné dans l’atlas Mnémosyne et dans les orientations théoriques que son invention mettait au jour.»

« Peut être la maladie mentale avait-elle donné à Aby Warburg une capacité nouvelle de scruter les abîmes des états « primitifs » dominés par la nécessité de vaincre les peurs ancestrales connues des civilisations  comme de chaque individu*. Il était certain, en tout cas, qu’à les décrire, il aurait retrouvé son équilibre. S’est-il sauvé? A-t-il guéri miraculeusement de sa schizophrénie, ou plus certainement, de son « état mixte maniacodépressif? » Il sort de la clinique le 12 août 1924. À son frère  Max, il écrit : « voilà un symptôme clair que ma nature veut encore une fois se tirer elle-même de ce marécage. » Robert Maggiori

* Aby Warburg : « Parfois, il me semble que j’essaie, comme psycho-historien, de déceler la schizophrénie du monde occidental à partir de ses images, et comme dans un réflexe autobiographique : d’un côté la nymphe extatique (maniaque) et de l’autre le douloureux Dieu fluvial (dépressif), comme les pôles entre lesquels l’homme sensible, donnant fidèlement forme à ses impressions, cherche son propre style dans l’acte créateur. L’antique jeu de contraste entre vie active et vie contemplative. »
Aby Warburg, Miroirs de faille, à Rome, avec Giordano Bruno et Édouard Manet, 1928-1929, presses du réel, 2011, p. 109.

Hervé Mazurel : « L’histoire ne s’arrête pas à la surface de notre individualité, mais s’inscrit aux tréfonds. Enfants, nous intériorisons le monde social à travers ce que nos parents ou l’école nous inculquent : des interdits, des valeurs, des conduites, des façons de penser, d’agir et de sentir… Tous ces legs, ces habitus hérités nous lient à la longue chaîne des générations. Aby Warburg, immense historien de l’art, disait qu’on restait lié par notre gestuelle ou nos façons de nous émouvoir à des femmes et des hommes de siècles très reculés. Aby Warburg voyait affleurer dans la culture napolitaine contemporaine une part des gestuelles très anciennes de l’Antiquité gréco-romaine. Soit des gestes, de salutation, d’hospitalité ou de deuil hérités dans la très longue durée que nous apprenons, reproduisons et transformons lentement sans le savoir. C’est une très belle idée, celle d’une histoire lente et silencieuse, qui nous travaille obscurément. L’histoire ainsi se fait corps. » in Libé du 3 octobre 2021

‹ Articles plus anciens