REMEMBER NATURE. L’écriture végétale sur sobachoko. Work in progress

https://www.facebook.com/share/v/15vrYxYEZU/?mibextid=wwXIfr
Envoi : Gustav Metzger, Remember Nature, 4 novembre 2015, post it, empruntant le titre d’une vidéo où l’on voit l’artiste lancer cet appel que nous reprenons ici pour replacer notre étude de l’écriture végétale sur gobelets de porcelaine bleu et blanc, dans cette thématique de la nature à l’heure de l’anthropocène. des espèces animales et végétales disparaissent sous le coup des activités humaines.
« Bonjour, je suis Gustav Metzger. Je vous demande de participer à cet appel mondial pour une journée d’action pour se souvenir de la nature, le 4 novembre 2015. Nous faisons appel au monde de l’art dans toutes ses disciplines afin de prendre position contre l’effacement continu des espèces. C’est notre chance et notre devoir d’être actif dans ce contrat. Il n’y a pas d’autre choix que de suivre le chemin de l’éthique relié à l’esthétique. Nous vivons dans unep société étouffant sous les déchets. Notre tâche est de rappeler aux gens la richesse et la complexité de la nature et de faire tout notre possible pour la protéger, et, ce faisant, d’investir de nouveaux territoires qui sont intrinsèquement créatifs et bénéfiques pour notre monde. Nous vous invitons à répondre de manière créative à cet appel et à encourager les autres à y participer. L’objectif étant de créer un mouvement de masse à travers les arts face à l’extinction. Je vous remercie.»

Paris, rue Boucher, derrière le magasin Uniclo, au voisinage immédiat d’une porte empruntée par les employés du grand magasin Uniqlo, sur la Rue de Rivoli. Objet antithétique de nos sobachoko : Les gobelets en carton colorés, décorés, jetables… paradigme de l’hypertrophie de la culture du consommation à laquelle notre gobelet de porcelaine de terre argileuse de kaolin est confronté…

Valence 2024, sur terre. « A travers la région sinistrée, une cinquantaine de terrains permettent de rassembler les épaves des quelque 120 000 voitures détruites. La boue séchée a recouvert les jardins. Les commerces ont pratiquement tous disparu, seuls subsistent deux bars et un restaurant. «C’est simple, dit Nuria, tous les rez-de-chaussée sont détruits. 460 commerces et 2 100 logements. Réduits en bouillie, engloutis, avec au mieux des pans de murs ou leur squelette de poutres en acier.» Comme son atelier de céramique, en poussière, les quatre fours, soit au moins 50 000 euros envolés. «J’ai vu l’œuvre de ma vie partir dans un torrent de boue.» Terre contre terre…

Paris… Étienne Boissier, Le Parc, acrylique sur toile, 2024, comme un sentiment de la nature collectif, restreint à un état de contemplation simple mais ouvrant le monde des impressions sensibles*, comme cela se pratique dans les espaces policés des parcs des grandes métropoles. Cette peinture y participe, en discrétisant avec bonheur ses éléments, par l’art de la touche du pinceau.

* « Le monde des impressions ou des qualités sensibles, le vaste territoire de la mémoire involontaire ouvert au déchiffrement à la fois universel et individuel. » Deleuze, Proust et les signes

Le sentiment de la nature revisité. Marcantonio Raimondi, Le Jugement de Pâris. Autre attitude inclusive de l’être humain dans la nature. Dans un essai « Le Déjeuner sur l’herbe de Manet, fonction préfiguratrice des divinités élémentaires païennes pour l’évolution du sentiment moderne de la nature » (1929), Aby Warburg repère le modèle émancipateur de cette relation harmonieuse immanente être humain-nature, dans une gravure de la renaissance elle-même, issue d’un modèle grec, de Raimondi « le jugement de Paris » : on voit un groupe de 3 personnages affalés au sol, décontractés, deux semi-dieux-fleuves « qui incarnait dans la mythologie païenne la force naturelle telle qu’elle s’exerce dans les eaux calmes ou courante » et une nymphe. « Les trois divinités naturelles, […] n’ont «rien à se dire». « Elles se dressent d’elles-mêmes, tels des roseaux dans les eaux calmes, et la question de l’origine et de la destination s’est résolue à travers elles dans le processus de figuration. Jetés tous ensemble sur la rive, sans que rien n’indique qu’ils aient été portés l’un vers l’autre, les trois corps prennent place avec désinvolture dans l’espace luxuriant qui s’étend autour d’eux », indifférents indifférente à Jupiter en dieu de l’éclair, trônant au-dessus d’eux.

Manet, Le Déjeuner sur l’herbe, 1862. Les figures comparables à celle de la gravure de Raimondi appartiennent au monde l’art, mais la scène est appropriable par tout un chacun. Le titre de l’œuvre le dit simplement. [On devine un gobelet dans les plis du tissu bleu]… Aby Warburg clôt le texte : « Quoi qu’il en soit, le désir de nature, cet éternel supplément de l’homme pris dans les rets solides de la communauté sociale exige la satisfaction de son droit originel. Manet avait lu son Rousseau. »

Rousseau donc est aussi au plus près du terrain, il l’herborise et quid de cette activité paysagère si ce n’est la confection d’un herbier. À la fin de sa vie, 1778, il en définit la fonction imageante, vitalisante : «Maintenant que je ne peux plus courir ces heureuses contrées je n’ai qu’à ouvrir mon herbier et bientôt il m’y transporte. Les fragments des plantes que j’y ai cueillies suffisent pour me rappeler tout ce magnifique spectacle. Cet herbier est pour moi un journal d’herborisations qui me les fait recommencer avec un nouveau charme et produit l’effet d’un optique qui les peindroit derechef à mes yeux. » Ceci nous ouvre une voie d’accès idéale vers ces sobachoko nombreux dont les motifs bleus dessinés au pinceau, proposent un quasi répertoire de fragments de plante mises à plat sur la surface du tronc de cône et que l’on observe librement, soit en collection alignés sur des étagères ad hoc, soit de manière panoramique en manipulant le gobelet utilisé dans des rituels culinaires quotidiens. Ils produiraient donc, c’est notre thèse, cet effet d’optique qui nous peindrait « derechef » des réminiscences de promenades dans la nature, dans des jardins, dans des conditions atmosphériques récurrentes, climatiques (pluie, neige, vent). L’arabesque est le leitmotiv de leurs formes, c’est celui-là même des plantes qui poussent ainsi, tiges, fleurs et feuilles. Leur stylisation peut aller très loin jusqu’à une écriture où les motifs quittent le pictogramme pour devenir des caractères d’une écriture végétale inédite. « le motif est la nature vue dans sa meilleure lumière », disait très justement l’écrivain Yanagi Sôetsu (1889-1961)
Jean-Louis Boissier, Papyrus rudiments, Reconnaissance de signes*2017. Jean-Louis a dévoilé cette approche langagière végétale à la fois intraduisible et parlante dans cette piece. Les papyrus comportent des signes qui relèvent de leurs apparences mais qui renvoient plus fondamentalement à leurs architectures, à leurs croissances, à leurs comportements, à leurs échanges, signes d’articulations relationnelles. L’application #Ubiquité donne à exercer la reconnaissance et la collecte de ce code de façon à révéler les rudiments d’un infra langage graphique. À la lumière de cette révélation, je reviens ici sur la partie «écritures végétales », « arabesques » (Katakusa) et « personnages » de la collection des mille sobachoko.jp. On en vient donc à faire ici un herbier de motifs de plantes sur soba choko, à propos desquelles chacun chacune instaurera son récit personnel d’impressions sensibles, son interprétation cognitive assortie de références littéraires et artistiques. Nous nous contenterons ici de nommer ces plantes et d’en donner une vision botaniste et culturelle. Et de poser la question : De quoi demain sera-t-il fait. D’enfer ou de prés verts?                                                                                                                                     À développer ici : Corpus de sobachoko issu des catégories  écriture végétale arabesque personnage de sobachoko.jp. L’idée est de lâcher les pistes symbolique et religieuse. Retour vers la piste langagière universelle d’orientation dans l’espace, révélée par les choses au sens large dont les plantes. Le dessin du motif tracé au pinceau identifie la plante comme dans un herbier, en l’abstractisant parfois avec la violence des circonstances de la vie de cette plante (traductible en un  haïku, autre forme d’écriture végétale)  comme de l’état d’esprit du dessinateur lui-même, confronté à la nécessité d’un travail répétitif difficile.                 * Ce qui force à penser, c’est le signe. Le signe est l’objet d’une rencontre ; mais c’est précisément la contingence de la rencontre qui garantit la nécessité de ce qu’elle donne à penser. L’acte de penser ne découle pas d’une simple possibilité naturelle. Il est, au contraire, la seule création véritable. La création, c’est la genèse de l’acte de penser dans la pensée elle-même. Or cette genèse implique quelque chose qui fait violence à la pensée, qui l’arrache à sa stupeur naturelle, à ses possibilités seulement abstraites. Penser, c’est toujours interpréter, c’est-à-dire expliquer, développer, traduire un signe. Traduire, déchiffrer, développer sont la forme de la création pure. Il n’y a pas plus de significations explicites que d’idées claires. Il n’y a que des sens impliqués dans des signes ; et si la pensée a le pouvoir d’expliquer le signe, de le développer dans une Idée, c’est parce que l’Idée est déjà là dans le signe, à l’état enveloppé et enroulé, dans l’état obscur de ce qui force à penser. Nous ne cherchons la vérité que dans le temps, contraints et forcés. Le chercheur de vérité, c’est le jaloux qui surprend un signe mensonger sur le visage de l’aimé. C’est l’homme sensible, en tant qu’il rencontre la violence d’une impression. C’est le lecteur, c’est l’auditeur, en tant que l’œuvre d’art émet des signes qui le forcera peut-être à créer, comme l’appel du génie à d’autres génies. Les communications de l’amitié bavarde ne sont rien, face aux interprétations silencieuses d’un amant. La philosophie, avec toute sa méthode et sa bonne volonté, n’est rien face aux pressions secrètes de l’œuvre d’art. Toujours la création, comme la genèse de l’acte de penser, part des signes. L’œuvre d’art naît des signes autant qu’elle les fait naître ; le créateur est comme le jaloux, divin interprète qui surveille les signes auxquels la vérité se trahit. »   Autre rappel  utile à propos des trois mondes de signes définis par Deleuze: «1. le monde de la mondanité (monde de l’expérience corporelle et conversationnelle urbaine), « il n’y a pas de milieu qui émette, concentre autant de signes qui tiennent lieu d’action et de pensée, dans des espaces aussi réduits, à une vitesse aussi grande, et dont l’effet sur nous s’exprime dans une sorte d’exaltation nerveuse », monde nécessaire, le plus formateur pour l’apprentissage des signes.  2. « le cercle de l’amour, lieu télépathique des regards et de gestes intimes échangés, ouvrant sur une pluralité de mondes inconnus concentrés en chaque individu et donc indéfiniment indéchiffrables et donc éminemment attirants, mais dont le narrateur n’en est jamais qu’un objet indéfiniment. » 3. « le monde des impressions ou des qualités sensibles, le vaste territoire de la mémoire involontaire ouvert au déchiffrement à la fois universel et individuel cité plus haut. »                                                           Ultime référence rousseau/deleuzienne à propos de L’Émile ( manuel d’éducation) et des mille sobachoko de la collection observable: « Les deux pôles de l’œuvre philosophique de Rousseau sont l’Émile et le Contrat social. Le mal dans la société moderne, c’est que nous ne sommes plus ni homme privé ni citoyen : l’homme est devenu «homo œconomicus», c’est-à-dire «bourgeois», animé par l’argent. Les situations qui nous donnent intérêt à être méchants impliquent toujours des relations d’oppression, où l’homme entre en rapport avec l’homme pour obéir ou commander, maître ou esclave. L’Émile est la reconstitution de l’homme privé, le Contrat social, celle du citoyen. La première règle pédagogique de Rousseau est celle-ci: c’est en restaurant notre rapport naturel avec les choses que nous arriverons à nous former en tant qu’hommes privés, nous préservant ainsi des rapports artificiels trop humains qui nous donnent dès l’enfance une tendance dangereuse à commander. (Et c’est la même tendance qui nous fait esclave et qui nous fait tyran.) «En se faisant un droit d’être obéis, les enfants sortent de l’état de nature presque en naissant.» Le vrai redressement pédagogique consiste à subordonner le rapport des hommes au rapport de l’homme avec les choses. Le goût des choses est une constante de l’œuvre de Rousseau (les exercices de Francis Ponge ont quelque chose de rousseauiste). D’où la fameuse règle de l’Émile, qui n’exige que du muscle: ne jamais apporter les choses à l’enfant, mais porter l’enfant jusqu’aux choses. L’homme privé, c’est déjà celui qui, par son rapport avec les choses, a conjuré la situation infantile qui lui donne intérêt à être méchant. Mais le citoyen, c’est celui qui entre avec les hommes dans des rapports tels qu’il a précisément intérêt à être vertueux. Instaurer une situation objective actuelle où la justice et l’intérêt sont réconciliés, semble à Rousseau la tâche proprement politique. Et la vertu rejoint ici son sens le plus profond, qui renvoie à la détermination publique du citoyen. Deleuze

post scriptum

L’architecture japonaise n’est pas en reste pour nous faire découvrir des motifs végétaux, comme les entrelacs de tiges de bambou et de lianes (le végétal) des fenêtres des murs en pisé (la terre) des pavillons de la villa Katsura retrouvés tracés au pinceau sur les surfaces en porcelaine du sobachoko. Du végétal au géométrique.


Pour conclure, les fleurs finissent sur les robes. Hommage à ma mère Claudine, née le 10 février 1908 et disparue le 25 décembre 1998. Photo jlb 1972.

« le motif est la nature vue dans sa meilleure lumière », disait très justement l’écrivain Yanagi Sôetsu (1889-1961) [2].

La stabilité du gouvernement est entre les mains du gouvernement. À lui de donner suffisamment de motifs pour ne pas le censurer. Boris Vallaud dans Le Monde

Les substances per- et polyfluoroalkylées, des produits chimiques de synthèse, sont très répandues dans notre vie quotidienne comme dans les usages industriels. Alors que leur grande résistance les rend quasi indestructibles dans l’environnement, où elles sont massivement rejetées, leur toxicité est de plus en plus documentée. Elles contaminent tout l’humanité

ÔE Kenzaburô alias Kogito Chôkô : penser Chôkô

ÔE Kenzaburô alias Kogito Chôkô : penser Chôkô*

pastedGraphic.png
ÔE Kenzaburô, Adieu, mon livre!

4e de couverture
«Tout comme les yeux de celui qui doit mourir, les yeux qui ont créé doivent aussi se fermer (T.S. Eliot). Retiré dans sa résidence [sa Maison-des-Bois], un romancier vieillissant Chôkô Kogito, [dont la vie ressemble beaucoup à celle de Ôe Kenzaburô] affronte avec un ami d’enfance Tsubaki Shigeru, architecte et homme d’action, sa propre disparition face à la destruction possible d’un monde auquel il appartient. Chôkô Kogito entreprend ainsi l’écriture d’un nouveau roman « à l’intérieur même de sa vie ». Dans cette maison propice à l’échange de vues et à la méditation, le romancier et ses invités parlent des ans qui s’accumulent, commentent ces compagnons de vie que sont Mishima et le poète T.S. Eliot, convoquent Céline, Beckett et Dostoïevski dans des digressions au cours desquelles s’échafaudent des théories romanesques aussi bien que politiques. « Je veux seulement tenter de réfléchir à la façon dont, en tant qu’écrivain, il m’est possible de vivre la fin de ma longue vie alors que je me trouve confronté à une grande catastrophe » (entretien avec Philippe Forest, La nrf-Du Japon). Ainsi s’écrit devant nous un roman surgi de l’inquiétude, de la possibilité de vivre poétiquement dans cette «Terre vaine» que prophétise le poète, sans cesse menacée, et dont la catastrophe de Fukushima est, pour l’écrivain, un signe [et l’attentat des tours de 2011, un objet de fixation pour l’engagement politique terroriste  de l’architecte]. Kogito  et Shigeru figurent les deux faces d’une même identité, l’intellectuel dans la cité, formant un pseudo-couple, notion empruntée à Beckett et Céline. «Le livre « se referme » (page 454) dans la chambre de Kogito Chôkô qui déclare à Shigeru, qu’il occupe ses journées dans un collationnement continu d’indices du désastre annoncé, des catastrophes à venir: une collecte continue de textes et d’images «trouvées», consignée  avec un logiciel ordinaire de traitement de texte/image sur son clavier d’ordinateur et formant un ensemble qu’il nomme Chôkô (étrange homonyme de l’objet formant collection: le (digital) Soba Choko de Jean-Louis Boissier.

Extraits de texte (de la page 454 à la page 476 page de fin du livre sur une très belle citation de T.S. Eliot * (qui ouvre déjà  le livre, page 10, première partie dont le titre est JE VEUX PLUTÔT ENTENDRE PARLER DE LA FOLIE DES VIEILLARDS)

page 454. «Tout ce que je produis avec mon traitement de texte, je le mets dans des caisses que je dispose sur les rayons de la bibliothèque. Le mari d’Asa, qui était directeur de collège, me fabrique des caisses en bois à intervalles réguliers.
— Et quel en est le contenu ?
— J’appelle l’ensemble Chôkô !
Chôkô? Tu écris ton autobiographie ?
Mon autobiographie?… Ah, bon! tu dis ça parce que pendant de longues années j’ai écrit en parlant continuellement de moi, n’est-ce pas ?… Mais maintenant, je me suis complètement débarrassé de la corvée de devoir parler de moi et ça ne m’intéresse plus du tout. Non, c’est une forme d’écriture que j’ai trouvée plus tard.
— Entendant ce chôkô, ton nom est la seule chose qui me soit venue à l’esprit! Il est vrai que, depuis l’incident, j’ai encore bien davantage coupé les ponts avec la langue japonaise. En fait, même les courriels que j’échange avec Mâ’chan et Neio sont en anglais..
— Depuis que j’ai reçu le fax de Maki me transmettant le message qui annonçait que tu viendrais me voir à Shikoku au retour de ta conférence de Bangkok, je réfléchis à la façon dont je pourrais t’expliquer cela! Par chôkô, j’entends d’abord l’anglais sign, une expression, une marque… ou l’anglais indication, un indice, une évidence, ou encore quelque chose indiquant la présence d’une maladie, a symptom si l’on veut, un augure, un présage annonçant une situation indésirable, détestable… ou encore une allusion à peine perceptible… ou enfin l’annonce d’une situation anormale, d’un signe, au sens de l’anglais stigma
(page 455) En ce moment, je ne lis plus de livres… Bon, il m’arrive de m’étendre sur mon lit et de regarder longuement avec mes jumelles de théâtre les titres alignés sur les rayons de la bibliothèque… Mais je ne lis que les journaux, plusieurs quotidiens japonais ainsi que le New York Times et Le Monde, et je les lis de la première à la dernière ligne.
Qu’est-ce que je cherche en procédant ainsi? Des chôkô, des signes! N’importe quoi qui corresponde à l’un des termes anglais que je t’ai énumérés: des signes, des indications, des indices, des évidences, des symptômes. Je cherche dans tous les articles, courts ou longs, des signes indiquant une situation anormale et je les note. C’est l’entreprise que je poursuis, et rien d’autre.
Que se passe-t-il dans ce monde où nous survivons encore? Tout d’abord au niveau de l’environnement, mais pas uniquement. Lorsque je faisais mes débuts d’écrivain, mes aînés me poussaient à écrire un roman total. C’est dans l’esprit de ce roman total que je recueille toutes sortes de choses, même les signes les plus infimes d’étrangeté, y compris dans la vie sociale, et que je les enregistre. Je note la date et le lieu, ainsi que le nom du témoin lorsqu’il est connu. Pas un seul jour ne passe sans que j’en trouve au moins deux ou trois !
Parfois, se produit un événement qui est ressenti comme crucial. Alors on assiste à une avalanche de commentaires énumérant les signes précurseurs et montrant le processus d’accumulation qui a mené à cette situation. Mais moi, ce que je fais, c’est de poursuivre la récolte de tous les infimes signes précurseurs avant que l’événement ne se produise. Au-delà, à l’horizon de leur amoncellement, se profile la voie qui va (page 456) vers le point de non-retour, la destruction complète, irréparable. Dans le cas du Japon des années 1920-1930, nous connaissons, toi et moi, de nombreux ouvrages qui retracent ce processus. Les signes annonciateurs que je décris veulent, à l’échelle mondiale, tracer à l’avance cette trajectoire.
— Alors comme ça, en publiant ces textes, tu as l’intention de te tailler une réputation de prophète?
— ÇA MÈNERAIT À QUOI DE FAIRE UNE CHOSE PAREILLE, HEIN?! fit Kogito d’une voix courroucée.
Vertement remis à sa place par son ami, Shigeru n’ajouta rien. Une attitude qui surprit Kogito, qui entreprit de se justifier:
— Comme je te l’ai déjà dit, c’est trop volumineux pour être publié. Même en les sortant en fascicules, il faudrait chaque fois trouver un collaborateur qui établisse un index démesuré, car moi je n’ai pas le temps de le faire. Je passe mes journées à trouver mes signes, puis à les mettre par écrit, et rien que cela me prend tout mon temps…
— Alors pour toi, Kogî, est-ce que cela veut dire que ton projet… ton plan… n’est réalisable qu’à travers ce travail… qu’en menant une telle entreprise?
Cette façon hésitante de s’exprimer était, elle aussi, inhabituelle chez Shigeru. Kogito eut alors honte de son accès de colère devant la réaction toute naturelle que son histoire de signes avait provoquée chez son ami.
Cela lui rappela à nouveau un autre moment de honte intense, celui éprouvé soixante ans auparavant dans cette même vallée vers laquelle ils roulaient en ce moment, quand il avait, chose que les enfants du village ne faisaient jamais, frappé Shigeru à la tête avec un caillou.
(page 457) Kogito était depuis un bon moment incapable de parler à un Shigeru qui, découragé par sa rebuffade parfaitement injuste, s’était assagi jusque dans sa conduite.
— Ton histoire n’est pas encore terminée, remarqua tranquillement Shigeru, mais d’après la forme des montagnes, on va arriver dans la vallée. Pendant qu’il fait encore jour, j’aimerais aller me recueillir devant les tombes… et aussi de profiter de l’occasion pour aller voir mon «arbre personnel».
Quand on en aura fini avec ça, j’aimerais que tu me montres tes caisses de signes. Rien qu’avec ça, je crois que je pourrai me faire une bonne idée des dimensions que cela prendra.

4 Kogito marchait devant Shigeru sur le sentier bordé à l’est d’une profonde forêt de cyprès du Japon et à l’ouest, de bambouseraies enjambant la vallée.
Bloquant l’horizon, un vieux Castanopsis déployait ses branches. Deux sépultures se dressaient dans l’espace obscur à ses pieds. Elles étaient en pierre naturelle, pratiquement de la même forme, recouvertes de la même mousse, et seule la fraîcheur de l’inscription gravée sur l’une d’elles les distinguait. C’était la tombe de la mère de Kogito, qui, lorsqu’elle avait édifié celle de sa propre mère, avait fait aligner la sienne pour que la mousse recouvre les deux pierres de façon identique.
— Votre caveau familial est en haut d’une pente d’où l’on embrasse l’ensemble de la vallée. Et là au fond, il y avait un sapin qui était, avais-tu décidé lorsque tu étais enfant, ton «arbre personnel»
[…]
(page 463)
5 Six mois après être venu s’installer dans la Maison-des-Bois, Kogito avait, tout en poursuivant son travail sur les signes annonciateurs, réarrangé la pièce qui lui servait de chambre à coucher et de bibliothèque. Des étagères couraient en continu sur les parois nord et ouest. Les parties centrales et supérieures étaient remplies des livres rapportés de Tôkyô, mais le tiers inférieur était réservé aux caisses dans lesquelles il classait ses signes. Ces fichiers étaient conçus de façon que les fiches imprimées sur du papier épais, les plus récentes au premier rang, soient facilement consultables. Les rayonnages abritant les livres étaient pleins, mais sinon il y avait largement de la place pour ses fiches, même s’il en écrivait encore pendant cinq ans.
— La forme de base de tes signes, ça rappelle celle des notes journalières, non? Rien qu’à voir la production de cette année, on comprend que ça couvre de nombreux domaines. Comme tu l’as dit, ça sera toute une histoire d’établir un index.
(page 464) — Pour le moment, en vue d’un index, je classe mes fiches par tranches de dix jours, et je note uniquement les sujets traités sur les cartons de séparation, mais ça ne fait qu’augmenter! Enfin, bon, ce n’est pas la place qui manque pour entreposer mes boîtes… Mais il ne s’agit pas seulement de les stocker, il faut aussi penser à en faciliter l’accès au lecteur, et c’est pour cela que j’ai voulu des rayonnages peu élevés.
— Quoi! Tu t’attends à ce que des gens viennent directement ici pour les lire?
— Evidemment ! Sinon, à quoi bon écrire ?
— Alors, dans ce cas, je peux comprendre ce que tu es en train de faire!
Shigeru, ayant sorti le contenu d’une subdivision, l’étala sur un espace libre devant les étagères pour l’examiner, puis, reclassant les fiches saisies à l’ordinateur, les remit dans leur boîte.
— Il n’y a pas que du texte, hein? Il y a aussi des passages avec des photos, comme un manuscrit illustré
Kogito enleva les lunettes de presbyte qu’il utilisait pour écrire et examina la feuille que lui montrait Shigeru.
— C’est un cliché qui a été pris par un photographe avec qui il m’était arrivé de travailler quand j’étais jeune; maintenant, il est free-lance et réalise des reportages dans le monde entier. Il m’a envoyé celui-ci pour me distraire dans ma vie de reclus… C’est un document très dur dont j’ai extrait ce signe.
Juste après la guerre, il y avait dans ce pays une masse de chômeurs. Alors, on en a envoyé comme émigrants en Amérique latine. Ça se passait quand nous avions à peine vingt ans. Cette photo montre l’état (page 465) actuel des terres qui avaient été attribuées aux émigrants en République dominicaine. Rien que des amas de cailloux, des blocs de pierre tellement gros que les gamins que nous étions n’auraient pu les jeter… Des terres épouvantables!
Et l’on dit que, lorsqu’ils se sont plaints que ces terres ne pouvaient être cultivées, le fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères leur aurait répondu qu’après trois ans ces pierres deviendraient des engrais! … Les premiers signes que j’ai réunis sont des déclarations de ce genre!
Des hommes ainsi abandonnés par leur pays ne peuvent s’en remettre. Ils sont irrémédiablement brisés. Mais pis encore, dans les signes que je relève, il y a aussi le fait que le jeune fonctionnaire ayant commis une telle déclaration est lui aussi brisé sans espoir de récupération! Shige, si tu regardes les rubriques PAROLES D’ÊTRES BRISÉS ou PAROLES D’ÊTRES AYANT RENONCÉ À SE REDRESSER, tu seras certainement d’accord avec moi!
— C’est parce que tu as en toi ce côté humaniste que le professeur Musumi t’a inculqué; je suis sûr que tu as parlé à Takeshi et Take’chan de ce type d’homme que tu appelles l’«étudiant aide-batelier», non? Est-ce que les deux choses ne sont pas liées?
— La critique humaniste de l’homme ne s’adresse-t-elle pas à ceux qui ne sont pas encore irrémédiablement brisés, à ceux qui ont encore la volonté de se redresser? Mais ce que je fais en enregistrant tous ces signes ne se situe pas sur ce plan.
Ce sont les paroles que profèrent des gens qui ont franchi la barrière, qui ont basculé du côté où l’on ne songe plus à lutter. La déclaration que je t’ai citée remonte à plus de cinquante ans, mais aujourd’hui (page 466) encore rien n’a changé et l’on dit toujours des choses semblables!
Mais toi, Kogi, tu prends personnellement tout ce qui se passe, de l’évolution de la société au dérèglement climatique, et tu en as fait des romans rédigés à la première personne, alors…
— Mais ce que je fais maintenant n’est pas un roman!… C’est encore plus personnel; tu vois, je note même des signes que je tire des lettres que m’envoie Neio! Quoique ces derniers, si quelqu’un avait envie de les lire, pourraient aussi être pris dans un sens positif.
Maintenant encore, Neio m’écrit pour parler de Takeshi et Take’chan. Si l’on pense à Take’chan, c’est un être irrémédiablement brisé, sans possibilité de retour. Il est en lui-même un signe. Pourtant, à travers les propos de Neio, un autre jeune, tout neuf, apparaît. Il a cependant en lui quelque chose qui fait qu’on ne peut éviter de penser qu’il devait finir détruit de cette manière!
— Oui, d’ailleurs Neio m’écrit à moi aussi en se mettant à la place de Takeshi et Take’chan. Elle est le médium de Takeshi, réfugié dans la clandestinité, et du défunt Take’chan. On a presque envie de dire qu’elle incarne les paroles sacrées du kotodama (esprit/âme/pouvoir/magie… des mots, du langage); croyance ancienne dans le pouvoir des mots, des noms, et dans l’efficacité que leur prononciation rituelle peut avoir). […]
(page 468) Pour la première fois, Kogito eut envie de dévoiler le fond de son cœur à Shigeru :
Les rayons des signes sont établis à une hauteur qui permette à n’importe quel enfant de treize ou (page 469) quatorze ans d’ouvrir les fichiers qui y sont disposés et d’en lire le contenu. Car ce sont eux justement les lecteurs que j’attends! Et la façon dont j’ai rédigé ces signes est conçue pour les interpeller, pour leur donner l’idée d’aller à l’encontre de toutes les annonces de destruction enregistrées dans mes signes.
Asa a dit que, même quand je ne serai plus là, elle laissera la porte ouverte pendant la journée, de façon que les enfants qui grandissent dans ces forêts puissent venir dans la Maison-des-Bois… Dans ma famille, les hommes ne vivent pas vieux, mais ma mère et ma grand-mère, elles, sont devenues centenaires, alors Asa pourra certainement remplir cette tâche encore longtemps… Je pense à des enfants qui, ayant feuilleté ces signes, se mettent à lire ceux qui leur semblent intéressants. J’entends par là que ce sont mes futurs lecteurs.
Dans ce cas, ne peut-on pas envisager que l’un de ces enfants se dresse de toutes ses forces contre tous les signes qu’il a lus et qu’il écrive un livre relatant ce qu’il aura continué de penser et de vivre? Alors ce garçon se décide à écrire. Il consacre d’abord sa vie à maîtriser l’art de le faire, puis il se met à écrire, voilà, c’est ça! Et alors, pourquoi ce livre n’obtiendrait-il pas des résultats concrets?
Quoique je poursuive quotidiennement ma rédaction des signes… et sur ce plan, je te ressemble quelque part… cela ne veut pas dire que je ne pense pas à un grand renversement!
— Si tu étais maintenant l’enfant que j’ai connu quand je suis arrivé de Shanghai dans ces forêts, alors, quoique enfant, tu lirais tous ces signes et, jusqu’à l’âge que tu as aujourd’hui, tu sortirais des ouvrages s’y opposant. Pour peu que tu aies dès le départ reçu une (page 470) éducation clairement orientée dans ce sens… Car tu faisais partie de ceux qui, une fois qu’ils ont commencé quelque chose, vont jusqu’au bout!
— Bien sûr, ce que je viens de te dire n’est qu’un rêve creux et bientôt j’entendrai, enseveli sous une montagne de signes, l’immense vacarme. Mais jusque-là, je poursuivrai ma tâche! Je n’ai d’ailleurs rien de mieux à faire…
[…]
(page 472) Kogi, tu es maintenant en train de rassembler les signes laissés par des gens définitivement brisés, des gens qui ont franchi le pas vers la zone de non-retour. Mais tu ne le fais pas pour être reconnu comme un prophète quand le monde sera anéanti. Car justement: «Ça mènerait à quoi de faire une chose pareille, hein ?! »
(page 473) Kogi, dans ces témoignages, tu cherches à trouver quelques indices pointant vers un renversement. Ton travail peut donner l’impression d’être inutile, mais tu le fais en espérant que, même si tu ne peux toi-même les discerner, la génération future qui lira tes documents saura, elle, comprendre ces signes!
Et dans ce cas, Kogi, ne compte pas sur ce que les lecteurs feront de tes signes une fois devenus vieux! Non, tu dois les encourager à se mettre à écrire pendant qu’ils sont encore jeunes, à commencer à agir pendant qu’ils sont encore jeunes! Le temps presse, à mon avis, il ne reste que quelques années, mais moi, je n’ai pas ta patience!
— Et toi, Shige, qu’en est-il de ton propre travail? demanda Kogito, se sentant, pour être franc, quelque peu dépité.
— Moi, tu sais, ça fait déjà longtemps que j’ai commencé! Et d’ici peu, je vais enfin arrêter de me cacher et, à Tôkyô ou San Diego, je pourrai regarder avec Takeshi qui sera apparu à mes côtés le grand écran de mon ordinateur. L’écran affichera une carte du monde aux contours tracés en fines lignes et sur laquelle s’allumeront un peu partout des petits points rouges! Ce sera l’annonce que, dans tous les coins, des gens ayant compris ma théorie du Build/Unbuild seront en train de mener des opérations de Unbuild, même si chacune d’entre elles est probablement à échelle réduite !
— Oui, pour autant que les forces massives de destruction… qu’il s’agisse de celles d’une seule puissance ou d’une alliance de plusieurs pays… n’aient pas déjà effacé les fins contours qui apparaissent sur ta carte du monde! lui renvoya Kogito. Car dans ce cas, je crois (page 474) que vous aurez du mal, Takeshi et toi, à trouver un lieu assez stable pour y placer votre ordinateur.
[…]
(page 476) — Encore une chose pendant que j’utilise ton traitement de texte. C’est une citation que j’ai préparée pour conclure la dernière fiche de tes signes quand la mort t’emportera.
Une créature comme toi, qui as passé ta vie à écrire des romans, est pourtant censée un jour ou l’autre donner une fin à son œuvre! Mais, au cas où tu entendrais l’immense vacarme avant d’avoir pu le faire, j’ai l’intention d’ajouter ces adieux sur la dernière page proprement tirée sur un épais papier.
Kogi! […] ce sont trois vers qui figurent entre ces deux passages que j’ai retenus. Le nous qui y apparaît renvoie à notre pseudo-couple.

* Les vieillards doivent être des explorateurs
Ici-et-là n’importe pas
Il nous faut toujours nous mouvoir
Au sein d’une autre intensité.

[On trouve aussi tout au long du livre, le vieillard qui reste Le jeune homme aux étranges côtés.]

* À propos de Chôkô Kogito, le personnage du roman de Kanzaburo Oe, « adieu mon livre »  j’ai trouvé l’explication dans un livre de Philippe Forest qui parle avec Oe de ce nom…
« À partir d’un certain moment, j’ai pris comme personnage principal et narrateur de plusieurs de mes romans successifs un écrivain du nom de Chôkô Kogito (c’est un personnage qui se superpose à moi en tant qu’écrivain). De plus, à l’intérieur des romans, ce personnage forme une « étrange paire » avec un autre personnage (ce que Fredric Jameson a appelé « pseudo-couple » à propos d’un roman de Beckett) et le roman progresse avec leurs discussions et leurs critiques réciproques.
Comme vous le savez, le japonais s’écrit avec des idéogrammes chinois (kanji) et des caractères phonétiques japonais (hiragana). Le patronyme de mon personnage, Chôkô, est un jeu sur les idéogrammes de mon propre nom Oé, « grande baie/eau »: Chôkô est une grande rivière chinoise, le Yang-Tsé-Kyang [et utilise le même idéogramme que le « é» de Ôé]. Le prénom Kogito vient du surnom Kogi qui m’était donné pendant ma jeunesse. Dans notre village au milieu de la forêt, mon grand-père avait ouvert une classe privée pour enseigner la littérature classique chinoise et, sur un mur de cette classe, était accroché un tableau avec les idéogrammes KO-GI (= interprétation ancienne) qui indiquent que dans ces études on s’intéresse au sens classique qu’avait le texte au moment où il a été écrit. L’étrange surnom de Kogi m’a été donné par jeu, parce que j’étais le petit-fils de celui qui avait affiché ce principe dans sa classe.

Comment cela s’est-il relié à Cogito? Lorsque j’étais à l’université, mon premier professeur français se moquait du fait que les Japonais ont traduit à l’ancienne (c’est-à-dire dans un style chinois classique) l’expression cogito ergo sum et la considèrent comme un précepte éthique. À nous, étudiants, il avait expliqué: « en ce moment vous pensez à votre petite amie, et vous savez que vous y pensez, donc vous existez, voilà, ça ne veut rien dire de plus. » Cela m’avait fortement impressionné et comme j’avais ensuite souvent repris cette anecdote à propos de cogito ergo sum, mes amis avaient fini par me surnommer Kogito. Voilà donc l’origine du nom Chôkô et du prénom Kogito.
Kogito raconte l’histoire dont il est le centre. J’ai repris une forme romanesque propre au roman moderne japonais, le Shishôsetsu (roman à la première personne) que j’ai transformée en m’appliquant à voir jusqu’à quel point je pouvais la remodeler. » Oe Kenzaburo

in Philippe Forest Oe Kenzaburo Légendes anciennes et nouvelles d’un romancier japonais, page 319-320

 

 

Clément Rosset, L’objet singulier. Lecture

Lecture de Clément Rosset, L’objet singulier – 1979, Les éditions de minuit

4e de couverture
L’objet absolument singulier est incapable de décliner son identité, puisqu’il n’est rien qui lui soit identique: il est à la fois unique et étrange, et pour la même raison. Tel est le monde dans son ensemble: «un être unilatéral dont le complément en miroir n’existe pas» (Ernst Mach). Et telle est la réalité en général, composée d’objets singuliers, ensemble indéterminé d’objets non identifiables. Objets proprement indescriptibles, mais d’autant plus évocateurs du réel que la description en est plus malaisée. Ainsi par exemple, les objets du rire, de la terreur, du désir, du cinéma, de la musique donnent-ils lieu à d’étranges et exemplaires appréhensions du réel. 

avertissement (page 9)
Je présente ici de manière assez succincte le résultat de recherches entreprises depuis plusieurs années —recherches d’ordre philosophique, n’impliquant à ce titre aucun intérêt d’ordre moral, politique ou social. Cette précision préliminaire est rendue utile par la confusion aujourd’hui fréquente entre les enjeux de la philosophie et ceux de l’histoire, et l’habituelle réduction qui s’ensuit des premiers aux seconds. Confusion qui entre déjà un peu, comme on le verra, dans mon sujet: l’intérêt moderne pour l’historicité du réel étant un indice parmi d’autres de la difficulté qu’on éprouve à prendre en considération le réel tout court. Cette peine n’est d’ailleurs pas sans excuses, le réel étant, de par sa constitution singulière, celle de toutes choses qui offre le moins de prise naturelle à la considération.

3. L’appréhension du réel
1. AMERTUME ET MODERNITÉ (page 92)
La précipitation, grande ennemie de la philosophie […] est peut-être, tout bien considéré, une condition sans doute fâcheuse mais absolument nécessaire de son efficacité et de son sérieux. Car il y a urgence à savoir si l’existence est ou non désirable, question dont la résolution marque en somme la fin de l’investigation philosophique. Urgence puisque la vie est courte et, en raison de sa propre constitution, ne peut attendre. La maladie et la mort me mettront bientôt hors d’état d’apprécier la découverte d’une raison de vivre, si excellente ou décisive soit-elle.
(page 93) Même lorsqu’on admet, selon un certain sillage kantien, que l’existence pourrait être bonne en droit, on n’en insiste que mieux sur le fait que, telle qu’elle existe actuellement et in concreto, l’existence est insatisfaisante et condamnable. Cette considération —que le réel n’est admissible que sous la réserve d’amendements— livre d’ailleurs l’essence de ce qui s’est donné, historiquement et religieusement, comme l’esprit de Réforme. […] Il serait fastidieux d’entreprendre le registre de l’ensemble de ces formes de pensée négatrice. Il suffit de remarquer que ces pensées modernes ont pour dénominateur commun de figurer autant de formes d’espoir déçu à l’égard du sens, c’est-à-dire notamment de l’histoire telle que la concevait Hegel. A partir de ce même désappointement, les points de vue évidemment diffèrent. Pour les uns, l’histoire hégélienne est déjà accomplie, en sorte qu’il ne reste plus qu’à s’ennuyer éternellement dans un monde qui a comme survécu à son achèvement et dans lequel il ne saurait désormais plus rien se passer. 

(page 98) Or il est une expérience qui témoigne d’une pensée sans arrière-pensée, d’une perception du réel se passant de toute référence à l’autre. Cette expérience est l’allégresse: soit une approbation de l’existence qui consiste à estimer, sinon contre du moins indépendamment de toute raison ou bien fondé, que le réel est «suffisant» —c’est-à-dire se suffisant à lui-même, et suffisant en outre à combler toute attente concevable de bonheur. Ce refus de toute alternative au réel n’a pas pour condition une reconnaissance de ce qui existe comme spécialement bon ou manifestement souhaitable; c’est au contraire la singularité spécifique de l’allégresse —singularité qui en fait peut-être le moteur de la vie le plus sûr parce que le plus secret— que d’allier le goût de l’existence à une claire perception de son caractère objectivement indésirable. L’allégresse est ainsi la marque —et la condition —d’une perception non métaphysique du réel, l’unique manifestation indiscutable d’une pensée sans arrière-pensée: étant apparemment le seul état d’esprit à la faveur duquel il soit loisible de se trouver dans cette disposition particulière qui consiste à ne désirer rien d’autre. Expérience remarquable en ce que l’autre n’y est pas convoqué, ni à titre de caution d’intelligibilité ni à tire de garantie affective. Si l’on tient que le réel est étranger à toute alternative et que le savoir consiste ainsi en une interminable exploration de sa propre singularité, il s’ensuit que l’allégresse apparaît comme une vertu intellectuelle par excellence, désignant non seulement une heureuse disposition d’humeur mais encore et surtout une exceptionnelle disposition d’esprit, je veux dire une extraordinaire aptitude au savoir. […]

(page 99) l’origine de toute religion, et la nature de sa bonté, que de vouloir épargner à l’homme l’épreuve du savoir (non par obscurantisme, comme le prétendent les esprits légers mais par pitié). On remarque ainsi que l’allégresse non seulement s’accommode du savoir mais encore est seule à s’en accommoder. D’où leur nécessaire et réciproque implication: l’allégresse sans le savoir , n’étant que fausse allégresse, le savoir sans l’allégresse que faux savoir. La première est par trop fragile, le second par trop limité. 

2. DE L’ALLÉGRESSE
Aucun objet existant, ou susceptible d’exister, qui soit en état de demeurer objet d’intérêt, dès que s’en empare l’esprit critique. Je résume ici brièvement les raisons, déjà développées ailleurs, de ce diagnostic pessimiste, me limitant à ses deux principaux attendus. D’une part l’objet existant est sans différence (sa singularité l’identifie finalement à toute autre singularité, le vouant ainsi, lui comme toute autre chose, au statut d’objet quelconque); d’autre part il est sans durée (son existence temporelle, si longue puisse-t-elle être, lui interdit d’échapper à son sort, le néant) —au sens propre d’in-différent, pour manquer de différence—et dérisoire— pour manquer du temps nécessaire à une reconnaissance véritable, c’est-à-dire d’une durée sans limite. Il est donc essentiellement indésirable: non qu’il ne puisse être, comme il l’est sans cesse, objet de désir occasionnel, mais en ce sens qu’aucun désir réfléchi ne saurait, sans aveuglement ou réticence secrète, s’y arrêter.

(page 102) La tâche universelle, qui consiste à prendre en compte le réel, est la même pour tous. Mais la manière diffère à l’infini, oscillant entre les deux pôles théoriques, c’est-à-dire jamais tout à fait atteints, d’une parfaite prise en compte, où culmine l’allégresse, et d’une absolue dénégation, où échoue le dégoût de vivre. Tout joyeux est jusqu’à un certain point un sachant, et à proportion. De même tout triste est, jusqu’à un certain point, un non-sachant, et selon la même proportion. Il est douteux que l’ignorance soit la cause du mal, comme le disait Socrate en un sens purement intellectuel; il est en revanche certain que la méconnaissance est le signe le plus général du malheur. En étudiant le mécanisme du refoulement, la psychanalyse a eu le mérite de mettre à jour le lien qui relie l’expérience du malheur à l’incapacité de reconnaître le vrai. Le savoir est plutôt porte-bonheur, le non-savoir plutôt porte-malheur: annonçant généralement moins une ignorance à proprement parler qu’une impuissance à admettre son propre savoir. Un malheur n’est malheur qu’à proportion de l’incapacité où est la conscience de le reconnaître: ainsi le tragique de la mort, qui tient moins à son fait propre qu’à la réticence, opposée par tous les mourants, je veux dire tous les hommes en tant que mortels, d’en faire un objet de savoir. Inversement, l’intensité de l’allégresse peut se mesurer à la quantité de savoir tragique qu’elle implique.
Il serait toutefois forcé de tirer de ce qui précède la matière d’une définition de l’allégresse qui consisterait à faire de celle-ci un savoir éminemment tragique, une connaissance se résumant à la vision lucide du caractère tragique attaché à l’existence sous toutes ses formes, une fois reconnue comme à jamais indifférente et éphémère. L’allégresse implique un savoir tragique mais ne se confond pas avec lui. Elle ne connaît du tragique que dans la mesure où elle connaît du réel en général, dont le tragique n’est qu’une qualité parmi d’autres. On la définirait donc plus justement, en attendant une meilleure approximation, comme savoir du réel. Une
(page 103) telle définition reste évidemment insatisfaisante: non qu’on ait à s’émouvoir de la question qui consisterait à exiger une définition préalable du réel ici invoqué,—question à laquelle on répondrait que c’est justement ce dont connaît l’allégresse— mais parce qu’il existe un certain nombre de savoirs du réel qui apparaissent comme très différents de l’expérience de l’allégresse.

Ainsi l’expérience de l’ennui —par exemple, le spleen baudelairien— allie manifestement le savoir à la tristesse, et à une tristesse qui semble non seulement s’accommoder mais encore se nourrir de la reconnaissance du réel. De même l’ivrognerie qui, moyennant quelque excédent d’alcool, prend soudain conscience du caractère insolite de toute chose, notamment de son entourage, faisant ainsi à peu de frais une expérience que d’aucuns diraient ontologique: aventure qui toutefois ne débouche que rarement sur l’allégresse, se terminant généralement par un malaise dont font les frais les bancs d’un square ou d’un commissariat de police. Mais bien d’autres expériences peuvent, hors de toute allégresse, revendiquer une telle connaissance du réel. Ainsi la peur, seule épreuve violente et immédiate du réel à en croire l’épigraphe mise par Roland Barthes en tête d’une récente publication: soit une reconnaissance du réel forcée et panique, que n’accompagne aucune sorte de jubilation. Même reconnaissance du réel, immédiate et forcée dans le cas du rire; mais cette dernière, si elle ne constitue pas une jubilation à proprement parler, ne s’accompagne ni de panique ni de tristesse. Tout au contraire, l’épreuve du comique se marque principalement par un plaisir, intense et spécifique: plaisir à voir disparaître l’imaginaire, c’est-à-dire tout ce qui n’existe que par représentation ou convention, à l’issue d’une confrontation avec le réel où culmine l’effet comique. Le rire prend ainsi plaisir à l’élimination, en quelque sorte publique et officielle, de ce qui de toute façon n’était pas; mais il est difficile de déterminer ce qui le réjouit davantage, du triomphe du réel ou de la déconfiture de l’irréel. Il s’agit bien là d’une manière d’approuver le réel, mais liée au cas précis où ce dernier contrarie les manifestations immodérées de l’irréel. Que la condamnation de l’irréel, dans l’expérience comique, s’accompagne du plaisir est certainement un grand point en faveur du réel; mais pas un point décisif. Car c’est autre chose que d’ap-(page 104)plaudir à l’élimination de l’irréel, autre chose que d’applaudir à son remplacement par le réel.

Du dernier exemple invoqué, le rire, il ressort que l’allégresse n’est pas seulement un savoir du réel, mais implique en outre une approbation de ce qu’elle découvre à l’aide de ce savoir. Elle est un savoir aimant, plus approbateur du réel que ne l’est la reconnaissance par la voie du comique, qui se contente en somme de tirer à jour le réel et de trouver dans cette apparition, lorsqu’elle est impertinente, c’est-à-dire ne s’accorde pas avec le jeu des représentations auxquelles elle se trouve confrontée, un motif de réjouissance qui semble moins procéder de l’irruption d’un être véritable que de la dissipation des apparences qu’elle occasionne. […] le plaisir pris par le comique à dissiper le non-réel est l’indice d’un fort attachement à l’égard du réel. On a certainement raison de déceler dans l’humour et le comique en général, la marque d’un contentement et d’une approbation l’égard du réel; positivité dont l’ironie, revendicatrice et morale, figure une sorte d’envers négateur. […] Le comique et l’allégresse entendent également protéger le réel, en faire leur unique favori: mais le premier fonctionne, si l’on peut dire, sur le régime de l’amitié naissante, la seconde sur celui de l’amour confirmé.
Toutefois l’allégresse ne se confond pas plus avec l’amour qu’elle ne se confond avec le rire: témoignant d’une disposition approbatrice située elle-même au-delà de toutes les performances et possibilités de l’amour.

(page 106) Plus proche de l’allégresse apparaît l’amour ne se recommandant que d’un complément d’objet vague: ainsi les dispositions euphoriques que l’on désigne parfois par «amour de la vie» ou «amour de soi». Le plaisir de vivre, à le considérer généralement, c’est-à-dire indépendamment de telle ou telle des données particulières de la vie, s’il ne se confond pas tout à fait avec l’allégresse, en est cependant beaucoup plus proche que tout amour au sens classique. De même, l’amour de soi, si l’on entend par là, non un plaisir narcissique à observer sa propre particularité, mais le simple et général plaisir d’exister. On trouve de très beaux échos de cette jubilation fondamentale, source et condition de toute autre réjouissance, dans certains textes de la philosophie indienne archaïque, antérieure au bouddhisme et par conséquent étrangère à son influence négatrice; ainsi dans le passage de la Brhad-Aranyaka Upanisad: […]

Ce n’est pas par l’amour du pouvoir, qu’on chérit le pouvoir : c’est pour l’amour de soi qu’on chérit le pouvoir […]
(page 107) Ce n’est pas par l’amour des êtres qu’on chérit les êtres : c’est pour l’amour de soi qu’on chérit les êtres.

Pour en arriver enfin à l’allégresse proprement dite, on ne peut qu’essayer de la décrire, et faute de mieux, comme un amour dont le complément d’objet serait absolument indéterminé: non pas amour de la vie, ni de soi, mais simplement amour du réel. L’indétermination de ce complément d’objet est, il va s’en dire, exactement opposée au vague romantique: lequel renvoie à un éternel absent, alors que j’entends par réel ce qui est toujours et partout présent, au point précisément d’obséder et d’incommoder la conscience romantique, du spleen baudelairien à la nausée sartrienne. Du reste, le réel est moins une notion vague qu’une notion générale; et qui implique au surplus, comme on le verra, une très haute précision. Je rappellerai simplement ici, et à titre d’illustration, le célèbre poème dans lequel Mallarmé, présentant en quelque sorte son Art poétique, oppose très justement —encore qu’il se décide en faveur du plus mauvais choix— la précision du réel, à laquelle il répugne, à l’attrait du vague, auquel il aspire et voue l’entreprise littéraire:

Exclus-en si tu commences
Le réel parce que vil.
Le sens trop précis rature
Ta vague littérature.

3. LE SAVOIR AMOUREUX
La plupart des philosophes, de Platon à Hegel et Heidegger, présentent le réel comme problématique: ne pouvant être reçu comme tel, c’est-à-dire approuvé, qu’avec l’appoint d’une garantie extérieure, Idée, Histoire ou Etre. On dirait (page 108) que le réel est manchot, et que rien de bon ne saurait en être attendu tant qu’on n’aura pas récupéré le bras manquant. Cela, tel quel, n’a point de sens, point de raison: le réel peut bien advenir, il n’en sera pas pour autant reconnu. D’où l’habituelle besogne de la philosophie, son dur et perpétuel labeur: exhumer le sens caché, recomposer le puzzle, attendre, comme Hegel, la fin de l’Histoire qu’elle veuille bien confier au philosophe, in extremis, son fin mot. Sans doute le même Hegel entend-il vivre pleinement le réel, c’est-à-dire en son présent —«Ici est la rose, ici il faut danser», est-il recommandé dans la préface aux Principes de la philosophie du droit— ; mais il faut pour ce faire passer d’abord par une laborieuse «réconciliation» avec le réel, obtenue à l’issue d’interminables médiations conceptuelles. De quelle faute le réel est-il donc coupable qu’il faille ainsi le bouder, sauf à entreprendre, par la suite, de lentement se «réconcilier» avec lui? De quoi manque-t-il qui l’empêcherait d’être immédiatement reconnu, sans délai ni tergiversation? C’est là, on le sait, une immense question qui parcourt toute l’histoire de la philosophie, du moins de toutes les philosophies principalement affairées autour du problème du manque.

A cette histoire de la philosophie —de la philosophie triste pour cause de manque—, l’allégresse fait une opposition constante; opposition discrète, car se cantonnant généralement dans le champ de l’expérience quotidienne, encore qu’il lui arrive d’investir, de loin en loin, le terrain proprement philosophique: introduisant alors, dans la suite des dits philosophiques, l’intermède insolite d’une philosophie sans peine. L’allégresse est avant tout, non pas une cessation du manque (laquelle impliquerait une reconnaissance partielle de ce même manque), mais quelque chose qu’on peut décrire; encore que l’expression confine dangereusement à l’insignifiance en raison de son aspect tautologique , comme une absence de manque: soit le sentiment —pris ici au sens fort de savoir— que toutes les choses recherchées et apparemment manquantes sont en réalité présentes et données, ou encore que la finalité tant attendue est d’ors et déjà advenue, toute question adressée au réel pouvant recevoir, de ce réel même, une réponse satisfaisante. En sorte que c’est bien ici la rose, et maintenant qu’il faut danser: pas pour ce qu’en (page 109) dit Hegel, qui n’approuve le présent qu’à la condition de le rattacher à la totalité concrète, c’est-à-dire à la fin des temps, mais, et tout au contraire, en raison d’une indifférence au futur, dont il apparaît qu’il n’apportera rien qui ne soit, à qui veut en jouir, déjà « présent », dans le double sens du terme (donné et actuel). Car le réel, et tout ce qu’on peut en attendre, est justement déjà arrivé. L’absence de manque signifie qu’il n’y a pas de « ne pas »: c’est-à-dire que ce qui existe, épuisant toute possibilité d’existence, est à la fois parfait —pour ne manquer de rien —et essentiellement «convenable»— pour ne rien laisser à désirer, ni à relire. La statuaire grecque classique excelle, on l’a souvent répété, dans l’illustration de cette «convenance» du réel. […] A l’homme qui l’interroge au sujet du monde, Dieu n’aura jamais rien de meilleur à répondre que: le monde. Si on l’interrogeait au sujet de l’animal, il répondrait, tout aussi assurément: l’animal. Et, à toute autre question, de même. On peut naturellement s’interroger sur le bien fondé d’un tel questionnement, auquel reviennent sans cesse métaphysiques et religions. Si ce qui est à connaître est précisément ce qui s’étale sous mes yeux, il paraît superflu d’attendre, pour le prendre en considération, qu’un dieu (page 110) veuille bien me le signaler du doigt. Cette attente de confirmation n’est toutefois oiseuse qu’en apparence. Elle possède, bien évidemment, son utilité et sa fonction: de repousser l’urgence du réel, de tenir l’immédiat à distance, ne consentant à prendre connaissance du réel qu’à la condition de passer par le détour de sa duplication, de tenir en main un avis formel de copie conforme.

Or il se trouve que le réel —ainsi que je l’ai indiqué ailleurs, en y insistant suffisamment pour n’avoir pas à y revenir ici— est justement ce qui est sans double. C’est là sa haute précision, sa manière propre d’être précis: non de se laisser repérer à l’aide de mesures extérieures à lui, mais de se signaler comme seul de son espèce, inconnaissable donc sinon en tant que tel, et rien que tel. Toute attente de copie conforme implique ainsi une dénégation radicale du réel, un refus de ce que la réalité possède d’éminemment réel, c’est-à-dire son unicité: cachant une fin définitive de non recevoir sous l’apparence d’une mise en souffrance provisoire. La mise à plus tard de l’appréciation du réel recouvre un deuil profond: le sentiment lancinant que le monde est veuf de son double. L’appréciation immédiate du réel implique en revanche une adoption de l’unique, c’est-à-dire un abandon définitif de son autre. C’est en quoi une telle connaissance du réel peut être réputée amoureuse, pour aimer ce qui est à l’exclusion de tout ce qu’il n’est pas (le «ce qui est» s’étendant ici, il est vrai, à tout ce qui est, et non à tel objet élu), pour ne vouloir de ce qui est d’autre garant que lui-même. Tel est bien en effet l’amour, si l’on en croit Juliette dans Shakespeare:

Roméo: Madame, je jure par cette lune sacrée qui argente toutes ces cimes chargées de fruit!
Juliette: Oh, ne jure pas par la lune, l’inconstante lune dont le disque change, chaque mois, de peur que ton amour ne devienne aussi variable
Roméo: Par quoi dois-je jurer?
Juliette: Ne jure pas du tout; ou si tu le veux, jure par ton gracieux être, qui est le dieu de mon idolâtrie, et je te croirai.

Cette définition du réel, d’être ce qui est sans double, entraîne une définition parallèle de l’allégresse: d’être une réjouissance à l’égard du simple qui n’éprouve pas le besoin d’en appeler à l’autre pour en autoriser la jouissance, se contentant en somme du monde comme Juliette se contente de Roméo. A la considérer ainsi —en tant que savoir approbateur du réel—, l’allégresse consiste essentiellement en une élimination de l’autre et une disparition du double —soit en une approbation non narcissique de ce qui n’est pas autre, c’est-à-dire de tout ce qui existe, justement saisi comme à jamais préférable à ce qui n’est ni présent ni ici.

Clément Rosset, Le Réel et son double, essai sur l’illusion. Lecture

Lecture de Clément Rosset, Le Réel et son double, essai sur l’illusion,Gallimard, 1984, Paris. Sur les concepts de réel, réalité, événement, objet et autres notions et définitions soulignés en rose dans le cours du texte.

4e de couverture
Rien de plus fragile que la faculté humaine d’admettre la réalité, d’accepter sans réserve l’impérieuse prérogative du réel. Cette faculté se trouve si souvent prise en défaut qu’il semble raisonnable d’imaginer qu’elle n’implique pas la reconnaissance d’un droit imprescriptible —celui du réel à être perçu— mais figure plutôt une sorte de tolérance, conditionnelle et provisoire. Le réel n’est généralement admis que sous certaines conditions et seulement jusqu’à un certain point: s’il abuse et se montre déplaisant, la tolérance est suspendue. Un arrêt de perception met alors la conscience à l’abri de tout spectacle indésirable. Quant au réel, s’il insiste et tient absolument à être perçu, il pourra toujours aller se faire voir ailleurs. Car dans l’illusion, c’est-à-dire la forme la plus courante de mise à l’écart du réel, il n’y a pas à signaler de refus de perception à proprement parler. La chose n’y est pas niée: seulement déplacée, mise ailleurs.
Cet essai vise à illustrer le lien entre l’illusion et le double, à montrer que la structure fondamentale de l’illusion n’est autre que la structure paradoxale du double. Paradoxale, car la notion de double implique en elle-même un paradoxe: d’être à la fois elle-même et l’autre.

1. L’illusion oraculaire: l’événement et son double

(page 26) Or on sait que l’homme, s’il possède le privilège de penser, n’a pas reçu le don d’ubiquité intellectuelle: il pense quelque chose à un moment donné, et rien d’autre à ce moment-là.

(page 42) Il est temps de reconnaître enfin dans cet «autre événement» —«attendu» peut-être mais ni pensé ni imaginé—  que l’événement réel a biffé en s’accomplissant, la structure fondamentale du double.

(page 46) Quand aux événements réellement arrivés, ils sont comme des singeries de ce réel; et l’ensemble des événements réels  apparaît ainsi comme une vaste caricature de la réalité. C’est en sens que la vie n’est qu’un songe, une fable mensongère, ou encore une histoire racontée par un idiot, comme le dit Macbeth. Le sentiment d’être dupé par la réalité —qui exprime la plus générale des histoires d’oracles—, d’être constamment trompé par ce faux réel qui se substitue in extremis au véritable réel, qu’on n’a jamais vu et qui n’aura jamais lieu, ce sentiment d’être joué pourrait être rendu par l’expression populaire selon laquelle certaines réalités, certains actes, ne sont, précisément «pas de jeu». (pages 48-49) On pourra remarquer sur ce point que la réalisation d’un événement, non pas prédit par un oracle, mais simplement prévu par le bon sens, observant la conjoncture et une ensemble de signes avant-coureurs, est toujours surprenante dans le sens où l’oracle peut surprendre: c’est-à-dire que la surprise, dans les deux cas, se résume à ce que A est bien A et non pas B. Tel est le tour du destin, comme celui de la prévision raisonnable, que de faire s’escamoter le double de l’unique. On annonce un matin, à la radio, que M. le président est au plus mal; annoncée dans la soirée, la mort du président surprend (c’était donc bien cela, A était donc bien A). C’est d’ailleurs en raison de cette nature toujours surprenante de l’événement que la notion de gestion, suggérée par les oracles, prend un sens réel et universel. 

(pages 50) En somme, la profondeur et la vérité de la parole oraculaire sont moins de prédire le futur que de dire la nécessité asphyxiante du présent, le caractère inéluctable de ce qui arrive maintenant. La prédiction à l’avance a valeur surtout symbolique: simple projection dans le temps de ce qui attend l’homme à chaque instant de sa vie présente. A tout moment, il aura affaire à cela, et à rien d’autre: que la circonstance soit gaie ou triste, qu’il triomphe ou qu’il meure, il est de toute façon acculé. Pas d’échappatoire —pas de double: c’est cela qu’annonçait l’oracle à l’avance, et avec raison. «On n’échappe pas au destin» signifie tout simplement qu’on n’échappe pas au réel. Ce qui est et ne peut (page51) pas ne pas être. C’est à peu près ce que dit Lady Macbeth  à son époux, autre illustre victime de la littérature oraculaire: What is done is done. Ce qui existe est à jamais univoque: les doubles se dissipent à l’orée du réel, par enchantement ou par malédiction, selon que l’événement est favorable ou défavorable. Ne reste que l’événement coïncidant avec lui-même, comme à la fin de Macbeth, […]
Avant de se lancer dans un dernier combat contre son propre destin, c’est-à-dire contre lui-même, Macbeth prononce les paroles fameuses: «La vie est une histoire racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, qui ne signifie rien». La pensée du chaos et de l’insignifiance prend ainsi le dessus au moment du contact avec le réel. C’est que jusqu’à l’instant ultime Macbeth, comme d’ailleurs tout homme, par exemple à l’heure de la mort, s’attend à ce que A diffère un tant soit peu de A, que l’événement ne soit pas exactement ce qu’il est. La coïncidence du réel (page 52) avec lui-même, qui est d’un certain point de vue la simplicité même, la version la plus limpide du réel, apparaît comme l’absurdité majeure aux yeux de l’illusionné, c’est-à-dire de celui qui, jusqu’à la fin, a misé sur la grâce du double. Un réel qui n’est que le réel et rien d’autre, est insignifiant, absurde, «idiot», comme le dit Macbeth. Macbeth a d’ailleurs raison, sur ce point au moins: la réalité est effectivement idiote. Car avant de signifier imbécile, idiot signifie simple, particulier, unique de son espèce. Telle est bien la réalité, et l’ensemble des événements qui la composent : simple, particulière, unique — idiotès—, «idiote».
Cette idiotie de la réalité est d’ailleurs un fait reconnu depuis toujours par les métaphysiciens, qui répètent que le «sens» du réel ne saurait se trouver ici, mais bien ailleurs. La dialectique métaphysique est fondamentalement une dialectique de l’ici et de l’ailleurs, d’un ici dont on doute ou qu’on récuse et d’un ailleurs dont on escompte le salut. Décidément, A ne saurait se réduire à A: ici doit s’éclairer d’un ailleurs. «L’Asie a maintes fois pressenti que le problème capital de l’homme est de saisir ‘autre chose’», écrit par exemple André (page 53) Malraux, faisant écho au mot romantique de Wagner dans les Wesendonk-Lieder: « Notre monde n’est point ici. » Ce n’est plus un double de l’événement qui est alors requis, mais un double de la réalité en général, un «autre monde» appelé à rendre compte de ce monde-ci qui resterait à jamais idiot, à le considérer tel qu’en lui-même.
L’illusion oraculaire —dédoublement de l’événement— trouve ici un champ d’expression plus vaste que le dédoublement du réel en général: dans l’illusion métaphysique. 

II L’illusion métaphysique : le monde et son double

(page 55) La duplication du réel, qui constitue la structure oraculaire de tout événement, constitue également, considérée d’un autre point de vue, la structure fondamentale du discours métaphysique, de Platon à nos jours. Selon cette structure métaphysique, le réel immédiat n’est admis et compris que pour autant qu’il peut être considéré comme l’expression d’un autre réel, qui seul lui confère son sens et sa réalité.

(page 56) Cette structure de la réitération, où l’autre occupe la place du réel, ce monde-ci à la place du double, n’est autre, encore une fois, que la structure même de l’oracle: le réel qui s’offre immédiatement est une doublure, comme l’événement qui a véritablement lieu est une imposture.  Il double le Réel, comme la réalisation de l’oracle est venue «doubler» l’événement attendu. Peut-être cette impression d’avoir été «doublé» constitue-t-elle non seulement la structure métaphysique, mais encore l’illusion philosophique par excellence. On remarquera en effet qu’elle est présente au sein même de philosophies qui prétendent récuser toute métaphysique, par exemple chez Marx, qui s’efforce de repérer dans le réel apparent la loi Réelle qui en explique à la fois le sens et le devenir, en une démarche donc doublement oraculaire (à la duplication du visible et de l’invisible, qui prétend faire le partage entre un Faux et un Vrai, s’ajoute ici la prédiction, l’annonce du (page 57) futur. C’est toutefois dans l’œuvre de Platon que cette parenté structurale entre philosophie oraculaire et philosophie tout court apparaît le plus manifestement. Le mythe de la caverne, celui d’Er le Pamphylien, la théorie de la réminiscence sont les expressions les plus précises de ce thème de la duplication de l’unique qui fait du platonisme une philosophie d’essence oraculaire. 

(page 61) Comme toute manifestation oraculaire, la pensée métaphysique se fonde sur un refus, comme instinctif, de l’immédiat, celui-ci soupçonné d’être en quelque sorte l’autre de lui-même, ou la doublure d’une autre réalité. On pourrait dire que c’est la notion même d’immédiateté qui apparaît ici comme truquée: on se méfie de l’immédiat précisément parce qu’on doute qu’il soit bien l’immédiat. Cet immédiat-ci se donne comme premier: mais ne serait-il pas plutôt second? Telle est peut-être l’origine de cette défiance ancestrale à l’égard du «premier», dont Talleyrand livre un  écho significatif lorsqu’il dit qu’il faut se méfier du premier mouvement, «car c’est en général le bon». Une analyse de ce mot profond révèle qu’on se défie de son premier mouvement, qu’on ne le prend pas pour le «bon», précisément parce qu’on se refuse à le prendre pour le «premier»: n’est-ce pas déjà une «élaboration secondaire», n’ai-je pas laissé à mon intelligence le temps de se (page 62) laisser surprendre par telle ou telle interprétation trompeuse, émanant de mon désir et image donc de la réalité telle que je préfèrerais qu’elle soit, non de la réalité elle-même? C’est probablement dans cette direction qu’il faut chercher l’origine de toutes les manifestations d’interdit pesant sur les premières expériences: car un Noli me tangere interdit à l’homme le contact aveuglant avec le réel de la première fois, comme il est montré dans La vie est un songe de Calderon, qui est la tragédie du refus de l’immédiat, de l’impossibilité d’accéder à l’immédiateté. La réalité humaine semble ne pouvoir commencer qu’avec la «seconde fois». Une mesure pour rien : telle est la devise de cette vie au second degré, qui amène l’agriculteur à sacrifier le premier boisseau de sa récolte, les jeunes Romains à faire à Jupiter le sacrifice de leurs première barbe, les époux carthaginois à sacrifier leur premier enfant en l’honneur du dieu Baal. Le réel ne commence qu’au deuxième coup, qui est la vérité de la vie humaine, marquée du coin du double; quand au premier coup, qui ne double rien, c’est précisément un coup pour rien. Pour être réel, en somme, selon la définition de la réalité d’ici-bas, double d’un (page 63) inaccessible Réel, il faut copier quelque chose; or ce n’est jamais le cas du premier coup, qui ne copie rien: il ne reste donc qu’à l’abandonner aux dieux, seuls dignes de vivre sous le signe de l’unique, seuls capables de connaître la joie du premier. En quoi Talleyrand a bien raison de dire que le premier était le bon: mais si bon qu’il n’est bon que pour les dieux, dont il définit la part.
Privée d’immédiateté, la réalité humaine est, tout naturellement, également privée de présent. Ce qui signifie que l’homme est privé de la réalité tout court, si l’on en croit là-dessus les stoïciens, dont un des points forts fut d’affirmer que la réalité se conjuguait au seul présent. Mais le présent serait par trop inquiétant s’il n’était qu’immédiat et premier: il n’est abordable que par le biais de la re-présentation, selon une structure itérative qui l’assimile à un passé ou à un futur à la faveur d’un léger décalage qui en érode l’insoutenable vigueur et n’en permet l’assimilation que sous les espèces d’un double plus digeste que l’original dans sa crudité première. D’où la nécessité d’un certain cœfficient d’«inattention à la vie» , au sein même de la perception attentive et utile; (page 64) c’est seulement lorsque s’exagère cette part d’inattention que se produisent les phénomènes de paramnésie (fausse reconnaissance, sentiment du déjà vu), tels que les décrit Bergson dans l’étude citée plus haut: «Brusquement, tandis qu’on assiste un spectacle ou qu’on prend part à un entretien, la conviction surgit qu’on a déjà vu ce qu’on voit, déjà entendu ce qu’on entend, déjà prononcé les phrases qu’on prononce —qu’on était là, à la même place, dans les mêmes dispositions, sentant, percevant, pensant et voulant les mêmes choses—, enfin qu’on revit jusque dans le moindre détail quelques instants de sa vie passée. L’illusion est parfois si complète qu’à tout moment, pendant qu’elle dure, on se croit sur le point de prédire ce qui va arriver: comment ne le saurait-on pas déjà, puisqu’on sent qu’on va l’avoir su? Il n’est pas rare qu’on aperçoive alors le monde extérieur sous un aspect singulier, comme dans un rêve; on devient étranger à soi-même, tout prêt de se dédoubler et d’assister en simple spectateur à ce qu’on dit et à ce qu’on fait.» (in L’Energie spirituelle)
Bergson soit dans ces sortes d’illusions des (page 65) «souvenirs du présent» qui redoublent anormalement la perception actuelle: «Le souvenir évoqué est un souvenir suspendu dans l’air, sans point d’appui dans le passé. Il ne correspond à aucune expérience antérieure. On le sait; on en est convaincu, et cette conviction n’est pas l’effet d’un raisonnement: elle est immédiate. Elle se confond avec le sentiment que le souvenir évoqué doit être simplement un duplicata de la perception actuelle. Est-ce alors un ‘souvenir du présent’? Si l’on ne le dit pas, c’est sans doute que l’expression paraîtrait contradictoire, qu’on ne conçoit pas le souvenir autrement que comme une répétition du passé, qu’on n’admet pas qu’une répétition puisse porter la marque du passé indépendamment de ce qu’elle représente, enfin qu’on est théoricien sans le savoir, et qu’on tient tout souvenir pour postérieur à la perception qu’il reproduit. Mais on dit quelque chose d’approchant, on parle d’un passé que nul intervalle ne séparerait du présent: ‘J’ai senti se produire en moi une sorte de déclenchement qui a supprimé tout le passé entre cette minute d’autrefois et la minute où j’étais’. (F. Gregh) (page 66) Là est bien, en effet, la caractéristique du phénomène.» L’analyse de Bergson consiste à faire de cette illusion un phénomène de déconnexion semi-morbide, un abandon à ce «souvenir de luxe» qu’est le souvenir du présent, alors que seuls sont utiles, à la perception actuelle, certains souvenirs du passé. Il y a probablement quelque chose de plus général, et de plus normal, dans ce phénomène de double perception: non pas seulement une distraction momentanée à l’égard du présent, caractérisant « la forme la plus inoffensive de l’inattention à la vie», mais bien une dénégation du présent, déjà sensible dans toute perception normale. Il est à noter que cette dénégation du présent qui relègue celui-ci dans le passé (ou le met au contraire, au futur) intervient parfois dans des circonstances qui ne prêtent précisément à aucune «inattention»: lorsque l’heure est grave, et que le présent devient soudain ouvertement inassimilable. Le rejet automatique du présent dans le passé ou dans le futur est le plus souvent le fait d’un sujet qui ne pense pas à autre chose venant accaparer son attention, mais est (page 67) au contraire fasciné par la chose même, présente, dont il tente désespérément de se distraire, et n’y réussit qu’en la reléguant, comme par magie, dans un passé ou un futur proche, peu importe où ni quand pourvu que la chose ne soit plus au présent ni ici —anywhere out of the world, comme dit Baudelaire. Un double, par pitié, semble chercher le sujet que le présent étouffe: lequel double trouve sa place naturelle un peu avant ou un peu après.

(page 68) Le passé ou le futur seront toujours là pour gommer l’imperceptible et insupportable éclat du présent. C’est d’ailleurs en ce sens qu’une certaine philosophie peut aider à vivre: elle gomme le réel au profit de la représentation. Et c’est toujours en ce sens que Montaigne décrit le caractère à jamais indigeste du réel, qui fait le bénéfice des souvenirs comme des prévisions: «Notable exemple de la forcenée curiosité  de notre nature, s’amusant à préoccuper les choses futures, comme si elle n’avait pas assez à faire à digérer les présentes.» (Essais I, chap. XI, Des prognostications)
Mettre l’immédiateté à l’écart, la rapporter à un autre monde qui en possède la clef, à la fois du point de vue de sa signification et du point de vue de sa réalité, telle est dont l’entreprise métaphysique par excellence. Les versions de cet autre monde peuvent varier; sa fonction —écarter l’immédiat— demeure (page 69) toujours la même: la fonction oraculaire, qui duplique l’événement, faisant de ce dernier l’image d’un autre événement dont elle ne figure qu’une imitation plus ou moins réussie, car plus ou moins truquée. Il arrive toutefois, un peu comme dans l’exemple des deux Cratyle, que l’imitation soit si bien réussie qu’elle en vient à ne plus pouvoir se distinguer de son original, en sorte que l’autre monde n’est autre que ce monde-ci, sans qu’on renonce pour autant à l’idée selon laquelle ce monde-ci demeure bien la copie de cet autre monde, lequel n’en diffère pourtant en rien.

(page 70) Il faut donc distinguer non pas deux mondes, mais bien trois: en premier lieu le monde des apparences sensibles, en deuxième lieu le monde suprasensible considéré en tant qu’il est différent du monde sensible («premier monde suprasensible»), en troisième et dernier lieu ce même monde suprasensible, mais considéré cette fois en tant qu’il coïncide finalement avec le monde premier des apparences («deuxième monde suprasensible»). Ce troisième monde, qui prend le contrepied du second en ce qu’il annule la différence que celui-ci prétendait instituer entre lui-même et le monde sensible, mais ne se (page 71) confond pas pour autant avec le monde immédiat (ce dernier étant incapable de se «penser», pour n’avoir pas encore parcouru l’itinéraire de sa mise en doute radicale —métaphysique— et du retour à lui-même), est ce que Hegel appelle le «monde renversé»: c’est-à-dire un double de l’unique qui serait justement l’unique lui-même, mais seulement au retour d’une galipette qui n’aurait accompli le tour métaphysique que pour mieux ramener au point de départ. Tour qui n’est pas sans bénéfice: car on était parti des apparences sensibles, simple écorce du réel; alors que, une fois terminée la galipette, on retombe sur «l’intérieur ou le fond des choses». On découvre alors que le sensible n’est autre que la concrétisation progressive de l’au-delà suprasensible, dont il constitue ce que Hegel appelle le «remplissement» —tout comme le double, selon la structure oraculaire, peut être considéré comme la «réalisation», le «remplissement» de l’unique. En convient Hegel: «Mais l’Intérieur ou l’au-delà suprasensible a pris naissance, il provient du phénomène, et le phénomène est sa médiation ou encore le phénomène est son essence, et en fait son remplissement. Le suprasensible est le sensible (page 72) et le perçu posés comme ils sont en vérité; mais la vérité du sensible et du perçu est d’être phénomène. Le suprasensible est donc le phénomène comme phénomène»; […]
En d’autres termes, ce monde-ci est l’autre d’un autre monde qui est justement le même (page 73) que ce monde-ci: car cet itinéraire mystérieux au cours duquel le phénomène se médiatise soi-même en soi-même pour devenir manifestation de l’essence, n’est autre que le chemin qui conduit de A à A en passant par A. […] «La grande ruse, disait Hegel dans une note personnelle, c’est que les choses soient comme elles sont […] L’essence de l’essence est de se manifester et la manifestation est manifestation de l’essence.» […]

(page 77) chez Lacan, la dénégation constante, d’allure inévitablement maniaque: le pénis est le phallus pour autant qu’il n’est pas lui, et vice versa; l’être n’est pas l’être, ou plutôt ne l’est que  pour autant qu’il n’est pas lui; le blanc n’est le noir que pour autant qu’il ne l’est pas, ou alors ne l’est que dans la mesure où le noir est justement le blanc.
Ces considérations jettent une lueur intéressante sur la structure psychologique de ce que, (page 78) depuis la seconde moitié du XIXe siècle, on appelle en France, le chichi. Le chichi se caractérise d’abord, bien entendu, par un goût de la complication, qui traduit lui-même un dégoût du simple. Mais il faut comprendre le double sens de ce refus du simple, dût-il sembler qu’on tombe ainsi soi-même dans le travers qu’on prétend étudier de l’extérieur. En un premier lieu, le dégoût du simple exprime seulement un goût de la complication: à l’attitude simple on préfère la manœuvre compliquée, même si le but visé est le même, et qu’on se prépare d’ailleurs à le manquer par cet excès de complication. Mais en un second sens, qui n’élimine pas le premier mais au contraire l’approfondit et l’élucide, le dégoût du simple désigne un effroi face à l’unique, un éloignement face à la chose même: le goût de la complication exprimant d’abord un besoin de la duplication, nécessaire à l’assomption en dérobade d’un réel dont l’unicité crue est instinctivement pressentie comme indigeste. Ainsi entendu, ce refus du simple permet de comprendre pourquoi les «précieuses» font des «chichis»: moins pour briller dans le monde que pour atténuer la brillance du réel, dont l’éclat les blesse par son intolérable unicité. La chose n’est tolérable (page 79) que médiatisée, dédoublée: il n’est rien ici-bas qui puisse se prendre ainsi «de but en blanc».

(page 82) L’itinéraire nervalien est ici l’inverse de l’itinéraire métaphysique: Nerval ne biffe pas le présent au bénéfice du passé ou du futur, mais, tout au contraire, biffe le passé et le futur au bénéfice du présent, qui se trouve ainsi enrichi, ou mieux «rempli» comme dirait Hegel, de tout ce qui a eu lieu et de tout ce qui aura jamais lieu. Ce sens de la duplication aboutit donc non pas à une échappée de l’ici vers l’ailleurs, mais au contraire à une (page 83) convergence quasi magique de tout ailleurs vers l’ici. Cette convergence, entrevue par Nerval à la fin de sa vie, définit l’état de grâce. D’où le caractère bienheureux de la duplication nervalienne dans les Chimères qui, loin de priver le présent de sa réalité propre, lui ajoute au contraire la série infinie des réalités autres. Le présent est, à chaque instant, l’addition de tous les présents; cette expression de «présent» devant s’entendre ici dans son double sens de don de l’instant (don de ce présent-ci) et d’offrande absolue (don de tout «présent », c’est à dire de toute durée). Et le retour final à l’immobilité, à cet unique qui vient sceller, à la fin de Delfica, la série de tous les instants passés dans le seul instant présent, n’oublie aucune réalité. Il les affirme au contraire toutes à la fois, car il rapporte dans ses bagages la totalité de tout ce qui est, sera et a été, dotant ainsi chaque instant de la vie de toute la richesse de l’éternité:

La connais-tu, Dafné, cette ancienne romance,
Au pied du sycomore, ou sous les lauriers blancs,
Sous l’olivier, le myrte, ou les saules tremblants,
Cette chanson d’amour qui toujours recommence?…
Reconnais-tu le Temple au péristyle immense,
Et les citrons amers où s’imprimaient tes dents,
Et la grotte, fatale aux hôtes imprudents,
Où du dragon vaincu dort l’antique semence ?…
Ils reviendront, ces dieux que tu pleures toujours !
Le temps va ramener l’ordre des anciens jours
Le temps a tressailli d’un souffle prophétique…
Cependant la sibylle au visage latin
Est endormie encore sous l’arc de Constantin
— Et rien n’a dérangé le sévère portique.

Sois ami du présent qui passe: le futur et le passé te seront donnés par surcroît.

III L’illusion psychologique : l’homme et son double

1 « JE EST UN AUTRE »
(page 87) Le double —au sens du dédoublement de la personnalité— n’est d’ailleurs pas lié à la seule expression littéraire: il est aussi à son affaire dans la peinture, dont il constitue même un thème essentiel et décisif du point de vue psychologique, s’il est vrai, comme on a pu le soutenir, que tout peintre a pour mission fondamentale de réussir ou de manquer son «autoportrait» (cela à l’occasion de n’importe quel genre de peinture, et en l’absence même de toute tentative de se faire figurer lui-même sur la toile).

(page 94) Le vrai malheur, dans le dédoublement de la personnalité, est au fond de ne jamais pouvoir vraiment se dédoubler: le double manque à celui que le double hante. L’assomption du moi par le moi a ainsi pour condition fondamentale le renoncement au double, l’abandon du projet de faire (page 95) saisir moi par moi en une contradictoire duplication de l’unique: en quoi la réussite psychologique de l’autoportrait, chez le peintre, implique l’abandon de l’autoportrait lui-même; comme chez Vermeer dont un des profonds secrets fut de se représenter de dos, dans le célèbre Atelier.
La «blessure narcissique», qui fait la fortune de ce qu’on appelle un tempérament d’acteur, est ici: dans un doute quant à soi, dont ne libère qu’une garantie réitérée de l’autre, en l’occurence le public.

3 L’ABANDON DU DOUBLE ET LE RETOUR A SOI
(page 110) Une des caractéristiques de l’art de Vermeer —comme peut-être de tout art, parvenu à un certain degré de noblesse— est de peindre les choses, et non des événements. Le monde que perçoit Vermeer n’est pas celui, muet à jamais, des événements insignifiants, mais celui de la matière, éternellement riche et vivante. L’anecdotique, pourrait-on dire, y a chassé l’anecdotique: le hasard d’un moment de la journée, dans une pièce où rien d’important ne se passe, apparaît comme l’essentiel (page 111) d’un réel dont les événements apparemment notables constituent au contraire la part accessoire. De ce réel saisi par Vermeer le moi est absent, car le moi n’est qu’un événement parmi d’autres, comme eux muet et comme eux insignifiant. Il n’y a d’ailleurs pas d’autoportrait de Vermeer, et la biographie du peintre tient en dix lignes anodines. Cependant Vermeer semble bien s’être peint une fois, par un jeu de double miroir: dans cette toile sans nom précis, aujourd’hui appelée L’Atelier. Mais de dos, comme un peintre quelconque, qui pourrait être n’importe quelle autre personne occupée à sa toile. Rien, dans le costume, la taille, l’attitude du peintre, qui puisse être regardé comme signe distinctif, rien donc qui fasse état d’une complaisance quelconque du peintre à l’égard de sa propre personne. Dans le même temps cet Atelier —comme toutes les toiles de Vermeer— semble riche d’un bonheur d’exister qui irradie de toutes parts et saisit d’emblée le spectateur, et qui témoigne d’une jubilation perpétuelle au spectacle des choses: à en juger par cet instant de bonheur, on se persuade aisément que celui qui a fait cela, s’il (p.112) n’a fixé dans sa toile qu’un seul moment de sa joie, en eût fait volontiers autant de l’instant d’avant comme de l’instant d’après. Seul le temps lui a manqué pour célébrer tous les instants et toutes les choses.
Il serait certainement exagéré de faire dériver cette joie du seul abandon de sa propre spécificité, de cette découverte que le moi, en tant qu’être singulier, n’intéresse non seulement personne d’autre, mais pas non plus moi-même, qui n’ai qu’avantage à me passer de mon image. Cette indifférence à soi-même est ici plutôt effet que cause: elle signale une béatitude plutôt qu’elle ne la provoque. Mais le lien entre la jouissance de la vie et l’indifférence à soi n’en est pas moins ici manifeste. Le peintre de L’Atelier a en quelque sorte rendu visible l’invisible: il y a peint son absence, mieux rendue ainsi que s’il s’était simplement contenté de renoncer à toute forme d’autoportrait. Quand rien n’est dit, il est toujours possible d’imaginer quelque arrière-pensée. Tel n’est pas le cas ici: car le rien y est dit en toutes lettres et s’étale, bien en vue, sur la toile. Sinon le rien, du moins un très peu, un rien de notable.
Ce que peint Vermeer dans son Atelier, (page 113), considéré d’un autre point de vue, est également l’indice d’une plénitude, qui explique l’atmosphère sereine et jubilatoire de l’œuvre. Cette plénitude est celle-là même que connaît Candelas à la fin de L’Amour sorcier: la réconciliation de soi avec soi, qui a pour condition l’exorcisme du double. Renoncer à se peindre de face équivaut à renoncer à l’idée que le soi puisse être perçu dans une réplique qui permette au sujet de se saisir lui-même. Le double, qui autoriserait cette saisie, signifierait aussi le meurtre du sujet et le renoncement à soi, perpétuellement dessaisi de lui-même au profit d’un double fantomatique et cruel. […] C’est pourquoi l’assomption jubilatoire de soi-même, la présence véritable de soi à soi, implique nécessairement le renoncement au spectacle de sa propre image. Car l’image, ici, tue le modèle. Et c’est au fond l’erreur mortelle du narcissisme que de vouloir non pas s’aimer soi-même avec excès, mais au contraire, au moment de choisir entre soi-même et son double, de donner la préférence à l’image. Le narcissique (page 114) souffre de ne pas s’aimer: il n’aime que sa représentation. S’aimer d’amour vrai implique une indifférence à toutes ses propres copies, telles qu’elles peuvent apparaître à autrui et, par le biais d’autrui, si j’y prête trop attention, à moi-même. Tel est le misérable secret de Narcisse: une attention exagérée à l’autre. C’est d’ailleurs pourquoi il est incapable d’aimer personne, ni l’autre ni lui-même, l’amour étant une affaire trop importante pour qu’on commette à autrui le soin d’en débattre. Que t’importe si je t’aime, disait Goethe; cela ne vaut que si l’on accorde implicitement que l’assentiment d’autrui est également facultatif dans l’amour que l’on porte à soi-même: que t’importe si je m’aime.
Le peintre de L’Atelier est déjà libéré du fardeau dont se débarrasse Candelas à la fin de L’Amour Sorcier: celui de l’image de soi. Fuite du double, abandon de son image, au profit de soi en tant que tel, c’est-à-dire en tant qu’invisible, inappréciable, et aimable à la seule aveuglette, comme il est de jeu en tout amour.
L’obsession du double, dans la littérature romantique, trahit curieusement un souci exactement opposé. La perte du double, du reflet, (page 115) de l’ombre, n’est pas ici libération, mais effet maléfique: l’homme qui a perdu son reflet, comme entre cent autres, le héros d’un célèbre conte d’Hoffmann, n’est pas un homme sauvé mais bien un homme perdu. […] L’angoissé romantique apparaît donc —du moins dans tous les écrits mettant en scène le double— comme essentiellement défiant à son propre endroit: il lui faut à tout prix un témoignage extérieur, quelque chose de tangible et de visible, pour le réconcilier avec lui-même. Tout seul, il n’est rien. Si un double ne le garantit plus dans son être, il cesse d’exister.
(
page 116) On fera remarquer à cet angoissé qu’il trouvera le reflet qu’il cherche de lui-même non pas dans un miroir ou dans un duplicata fidèle, mais dans des documents légaux qui établissent son identité. Piètre confirmation, répondra-t-il, car il veut une image de chair et d’os, non une présomption d’être reposant sur des papiers conventionnels, à la fois périssables et falsifiables à plaisir. Mais c’est là trop demander: car la seule image un peu solide qu’on puisse s’offrir de soi-même réside précisément dans ces documents, et dans eux seuls. Les sophistes grecs avaient, semble-t-il, assez profondément compris que seule l’institution — et non une hypothétique nature— est en mesure de donner corps et existence à ce que Platon et Aristote concevront comme des «substances»: l’individu sera social ou ne sera pas; c’est la société, et ses conventions, qui rendront possible le phénomène de l’individualité. Ce qui garantit l’identité est et a toujours été un acte public: un extrait de naissance, une carte d’identité, les témoignages concordants de la concierge et des voisins. La personne humaine, conçue comme singularité, n’est ainsi perceptible à elle-même qu’en tant que «personne morale» au sens juridique du terme: c’est-à- (page 117) dire non comme une substance délimitable et définissable, mais comme une entité institutionnelle que garantit l’état-civil, et rien que l’état-civil. Cela veut dire que la personne humaine n’existe que sur le papier, dans tous les sens de l’expression: elle existe bien, mais «sur le papier», elle n’est appréciable de l’extérieur que théoriquement, comme possibilité plus ou moins plausible. Il est facile de reconnaître les limites de cette plausibilité à l’occasion de multiples expériences: chaque fois que, à la suite d’un incident ou d’une crise quelconques, on se trouve hors d’état d’établir son identité. Il est inutile, si l’on est sans papiers, de crier qu’on est soi-même: cela ne dit rien à personne, comme le montre une scènette de Courteline…. [stop!]

Seth Siegelaub. The Stuff That Matters. Une philosophie…

in Frieze Magazine issue 148 – 01 JUN 1972
https://www.frieze.com/article/stuff-that%C2%A0matters
The Stuff That Matters: Textiles Collected by Seth Siegelaub for the CSROT, 2012, installation view. *

« Les choses qui comptent »
(traduction Google)
Siegelaub est un personnage rare et anachronique : un polymathe des temps modernes qui a été, pendant 50 ans, galeriste-impresario, éditeur, bibliographe et collectionneur. Les textiles, et plus particulièrement leur histoire écrite, suscitent chez lui un intérêt constant depuis les années 1960 et, sous le nom de Centre for Social Research on Old Textiles (CSROT), il a constitué une bibliothèque d’objets et de livres depuis près de 30 ans. « The Stuff That Matters: Textiles Collected by Seth Siegelaub for the CSROT » comprenait 200 objets de cette collection de 650 textiles anciens et 7 000 livres sur le sujet, eux-mêmes catalogués dans une vaste bibliographie qu’il a publiée en 1997 sous le titre Bibliographica Textilia Historiae. Siegelaub et les commissaires de l’exposition – Sara Martinetti, Alice Motard et le directeur de Raven Row, Alex Sainsbury – ont regroupé les textiles avec une bibliographique minutieuse par période ou par fonction. La conception générale de l’exposition a été réalisée par 6a Architects, qui a créé de vastes vitrines blanches et d’autres parerga élégantes, mais on sentait clairement l’engagement personnel de Siegelaub envers son sujet, à la fois à travers les pages jaunies portant ses notes et croquis manuscrits et les annotations imprimées tout au long de l’exposition. Les objets tissés étaient entrecoupés d’extraits de livres qui éclairent leurs divers contextes commerciaux, méthodes de fabrication et statuts culturels – l’arrière-plan devenant le premier plan. Des soieries fleuries du XVIIIe siècle étaient par exemple disposées à côté de traités comme The Useful Arts Employed in the Production of Clothing (1851) de John W. Parker, dont le diagramme montrant « les chapeaux de nos ancêtres » trouvait un parallèle dans une galerie voisine de coiffes tribales d’Afrique, d’Asie et d’Océanie.

L’exposition mettait l’accent sur le rôle des textiles et des textes fragmentaires en tant que métonymies évocatrices, représentant des lieux et des temps irrécupérables. Une multitude de termes spécialisés parsemaient les étiquettes, pour lesquelles un glossaire était fourni : des chasubles (c’est-à-dire des vêtements liturgiques) « en damas de soie et passementerie » étaient accrochées en rang, suggérant la garde-robe des chevaliers. L’abondance des tissus commençait à ressembler à une corne d’abondance élégante, semblable aux parures imaginées par Oscar Wilde comme appartenant à Dorian Gray – en fait, Wilde a plus ou moins emprunté ces descriptions à des livres comme ceux que Siegelaub a collectionnés. Si l’amour de Dorian pour les objets était celui d’un esthète, le projet de Siegelaub est résolument celui de replacer les textiles dans un contexte historique (la collection elle-même est issue du projet plus vaste de la bibliographie). Dans le catalogue, il observe avec amertume que la collection de textiles pour elle-même est aussi « bourgeoise et ‘apolitique’ qu’on peut l’imaginer ».La mise en scène de cette exposition à Raven Row reflète l’éclectisme intellectuel de Siegelaub : sa propre galerie new-yorkaise, qui n’eut qu’une existence éphémère dans les années 1960, vendait des tapis orientaux aux côtés de l’art conceptuel et, comme le raconte Clare Browne (conservatrice des textiles au V&A) dans son essai de catalogue, l’exposition évoque l’histoire de Spitalfields. Le bâtiment de la galerie, qui se trouve dans ce quartier, abritait autrefois des boutiques de marchands de soie, et le quartier environnant était le cœur du commerce de la soie en Grande-Bretagne. De plus, l’archivage méticuleux de Siegelaub témoigne d’une attitude sérielle proche de la méthodologie des artistes conceptuels qu’il défendait à la fin des années 1960. Cela rappelle également son utilisation de la page imprimée comme lieu d’exposition dans des projets désormais légendaires tels que le Xerox Book (1968), pour lequel sept artistes (dont Carl Andre, Robert Barry et Lawrence Weiner) ont été invités à contribuer à une œuvre sous la forme de 25 pages consécutives reproduites par photocopieur; un « catalogue-exposition » équivalent comprenant des textes de six critiques a été publié dans une édition de Studio International en 1970. Malgré le départ de Siegelaub du monde de l’art en 1972, qui est devenu un cliché biographique apparenté à l’abandon de l’art par Marcel Duchamp pour les échecs, ses entreprises ultérieures (qui comprennent une base de données de littérature sur les écrits marxistes et socialistes) restent philosophiquement affiliées au conceptualisme.Tout comme dans l’art conceptuel, les objets eux-mêmes ne représentent que rarement l’histoire entière, renvoyant à des actions qui les dépassent, les textiles et les livres de « The Stuff That Matters » parviennent à présenter des tranches indicielles – des aperçus poignants et abrégés – d’autres sociétés. Ces éléments se rassemblent pour former un enregistrement culturel collectif ou ce que le classiciste Charles Segal, à propos du mythe, décrit de manière mémorable comme un « mégatexte » cumulatif. » JAMES CAHILL 

* Sara Martinetti est la curatrice de l’exposition. https://www.dfk-paris.org/fr/person/sara-martinetti-2991.html
« chercheuse en anthropologie, histoire et théorie des arts. Sa thèse de doctorat, dirigée par Béatrice Fraenkel et soutenue en 2020 à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), est intitulée I never write, I just do’. Pratiques de l’écrit et enjeux théoriques du travail de Seth Siegelaub dans l’art conceptuel, le militantisme et l’érudition. Autour du même complexe thématique, elle a conçu deux expositions accompagnées de catalogues, The Stuff That Matters. Textiles Collected by Seth Siegelaub for the CSROT (Raven Row, 2012) et Seth Siegelaub. Beyond Conceptual Art (Amsterdam, Stedelijk Museum, 2015-2016 ; Cologne, Walther König, 2015), et l’anthologie Seth Siegelaub. “Better Read Than Dead”, Writings and Interviews, 1964-2013 (Walther König, 2020). »

L’exposition Seth Siegelaub : Beyond Conceptual Art est le premier aperçu global de la vie polyvalente de Seth Siegelaub. Dans ce mini-documentaire, Leontine Coelewij, commissaire de l’exposition, nous propose une introduction à la vie de Seth Siegelaub en tant que conservateur, collectionneur, chercheur, publiciste et bibliographe. Jan Dibbets parle de Seth Siegelaub en tant que conservateur et pionnier dans le domaine de l’art conceptuel. Le professeur de communication internationale Cees Hamelink nous parle du travail de Seth en tant que chercheur politique et de son intérêt pour les médias de masse et la littérature de gauche sur la communication. L’une des convictions de Seth en tant que conservateur était que les expositions ne devaient pas seulement avoir lieu dans un musée, mais qu’elles pouvaient également être présentées sous forme de catalogues, de symposiums et d’affiches. Irma Boom, conceptrice du catalogue de l’exposition, décrit l’idée de Seth du livre comme une exposition. Et enfin, la compagne de Seth, Marja Bloem, parle de leur énorme collection de textiles non occidentaux tissés à la main.

de la porcelaine bleu et blanc

Des artefacts de la porcelaine chinoise bleu et blanc, ont participé des échanges commerciaux intenses entre la Chine, les pays d’Asie, du Moyen-Orient et de l’Europe, dès le 9e siècle. Ils se placent, parmi les « marchandises » vendues, échangées, au même titre que les métaux précieux, les bijoux, les épices, les textiles, les esclaves. Des esthétiques du bleu et blanc propres à des objets de vaisselle existent internationalement. L’arrivée de la porcelaine bleu et blanc chinoise va créer une coexistence de styles. Ce qui est prisé, c’est la qualité du blanc de la porcelaine chinoise. Quant à la qualité artistique des motifs peints au bleu de cobalt mais pas seulement, la Chine n’en est pas la dépositaire particulière, loin de là, elle préfère les blancs purs, et ce n’est qu’au fil des demandes particulières, au fil des années, faites par les pays étrangers aux artisans chinois, qu’elle le deviendra, reconnue internationalement, aux côtés de celle du Japon.

Bol, Irak, Bassorah, période abasside (750-1258). Faïence, décor peint à l’oxyde de cobalt. «L’apparition d’épaisses glaçures blanches opaques dans les premières céramiques produites dans la région de Bassorah peut refléter l’importation de vaisselle blanche de la dynastie Tang à cette époque. L’utilisation du bleu de cobalt sur ce bol pour définir le pourtour et le mot (ghibta) (bonheur) inscrit au centre dénote-t-il un partage esthétique entre les empires Tang et Abbassides? La question de savoir quelle culture a été la première à utiliser ce minerai reste controversée. Le cobalt se trouve à la fois dans le nord de l’Iran et dans la péninsule arabique.»

Assiette à bord festonné, dynastie Song (960-1127), porcelaine avec glaçure ivoire (Dingware). Destinée à la Cour, pour les cérémonies bouddhistes, elle a été faite d’après un modèle en argent.

Bouteille, Dynastie Yuan (1271-1378) (fin 13e siècle-début 14e) Qingbai ware. Porcelaine avec des décorations gravées sous glaçure céladon. Le lotus, motif récurrent en Chine, introduit avec le bouddhisme est symbole de pureté. L’imagerie peut être empruntée à l’Inde de l’est et au Tibet au 13e et 14e siècle.

Bouteille avec étang de lotus, Dynastie Yuan ( 1271-1378), milieu du 14e siècle). Porcelaine peinte avec bleu de cobalt sous une glaçure transparente (Jingdezhen), de même tradition que la précédente. «  Le changement vers la céramique bleue et blanc arrive pendant le 14e siècle, sous la dynastie mongole. La demande de porcelaines avec décor cobalt, est stimulée à la fois par le goût des Mongols, et la demande, dans les pays islamiques. Le bleu et blanc à la fin du 14e siècle est le type de céramique le plus demandé dans le pays et à l’étranger. Jingdezhen devient le centre de production principal jusqu’à ce que les Japonais commencent à en faire au début du 17e siècle.»

Bol avec de jeunes garçons dans un jardin, Dynastie Ming (1378-1644), période Jiajing (1522-1566). Porcelaine peinte au cobalt sous glaçure transparente, Jingdezhen. Le thème est celui des défilés de jeunes étudiants.

Boîte avec les Immortels taoïstes, Dynastie Ming (1378-1644), période Jiajing (1522-1566). Porcelaine peinte au cobalt sous glaçure transparente, Jingdezhen. Sorte de procession sur le couvercle de la boîte. Shoulao, le dieu de la longévité, et les huit immortels est un thème populaire dans l’art chinois. Chaque groupe est séparé par un rocher, un bosquet de bambou, une grotte qui conduit au royaume de l’immortalité. Une femme apparaît, He Xiangu, qui danse, associée aux femmes aux foyers. C’est une boîte rituelle.

Plat en forme du Mont Fuji, avec des daims et des cerfs, Dynastie Ming (1368-1644) période Tianqi (1621-1627). Porcelaine peinte au cobalt sous glaçure transparente, Jingdezhen. « Les trois pointes arrondies du plat reprennent la forme du Mont Fuji, associées à un paysage de collines, des arbres en fleur printaniers. L’inscription mu soi yu ju, lu ma you you, (divaguant, vivant parmi les arbres et les rochers et errant avec des cerfs et des chevaux), fait référence à Mencius. Un motif de tissage de panier est peint sur les côtés du plat. »

Plat avec des oies et un étang de lotus, Dynastie Ming (1368-1644), période Wanli (1573-1620). Porcelaine peinte au cobalt sous glaçure transparente. « Deux oies sous des buissons de fleurs sont sur un promontoire au centre du plat. Huit grands et huit petits panneaux occupent l’aile du plat, qui est séparé de la scène intérieure par une bordure festonnée. Des pêches alternent avec des symboles qui font allusion au succès futur, tels que des feuilles et des fleurs attachées avec des rubans et des glands sur les plus grands panneaux, et des nœuds de bon augure sur les plus petits. Le relâchement dans le rendu de la peinture et l’organisation de la scène en un médaillon central entouré de panneaux rayonnants identifient ce plat comme de style kraak. » Cette porcelaine d’exportation, a pris le nom en néerlandais « caraak » (caraques) des vaisseaux portugais et espagnols qui furent les premiers à transporter ce type de porcelaines bleu et blanc vers l’Europe dès la seconde moitié du 16e siècle.

Assiette avec une dame à l’ombrelle, Dynastie Qing (1644-1911), Jingdezhen.
 « Bien que cette grande assiette ait été fabriquée et peinte en Chine, la charmante scène d’une femme regardant des oiseaux aquatiques a été conçue aux Pays Bas par Cornelis Pronk (1661-1759), peintre et dessinateur chargé en 1734 par la Dutch East India Company de créer quatre scènes pour des assiettes qui seraient produites en Chine pour être vendues en Europe. Le plat chinois suit de près la conception hollandaise.» On peut y voir l’annonce du style Transition.

Bouteille à anses, Florence, seconde moitié du XVIe siècle, porcelaine tendre, à l’imitation de la Chine.« C’est par le Moyen-Orient et la route des épices et de la soirie que les premières porcelaines chinoises bleu et blanc arrivent en Europe, via l’Italie. Le grand-duc de Toscane encourage les recherches d’un petit atelier qui produit quelques pièces destinées à des cadeaux diplomatiques. Dans cette production se faisait sentir l’influence des céramiques turques d’Iznik.»

Pot à pharmacie, Égypte ou Syrie, 14e siècle. Pâte siliceuse engobée, décor sous glaçure transparente. « Ce pot est un exemple de l’art sous la dynastie mamelouke, contemporain des premières importations de porcelaine chinoise bleu et blanc, que les potiers tentent d’imiter. L’inscription dit :  » Je suis libre dans mon éloignement et mes tourments; je ne mérite point de blâme; auprès de mes proches réside mon âme. » Une autre interprétation y voit une référence à l’impuissance, laissant penser que le pot était destiné à recevoir un remède contre ce mal. »

Pichet, Iznik ou Kütahya (Turquie), vers 1520, pâte siliceuse, engobe, décor peint sous glaçure transparente. « La Turquie ottomane dès le début du 16e siècle, produit une céramique raffinée, qui tente d’égaler les porcelaines chinoises. Son décor est proche d’une lampe de mosquée. Le décor est dessiné en réserve.  »

Bouteille à l’échanson, Iran, seconde moitié du 17e siècle, pâte siliceuse, décor peint sous glaçure transparente. « Sous les Safavides (1501-1736), certaines pièces de céramique tentent de rivaliser avec la porcelaine bleu et blanc chinoise. La pâte siliceuse est riche en fritte. Le trait du dessin est fait à l’oxyde de manganèse. Le style du personnage de saqui (échanson) s’inspire de l’art du miniaturiste Reza Abbasi (1565-1635). »

« À la suite des conquêtes portugaises de Goa et de Malacca en 1510 et 1511, les premières relations commerciales du Portugal avec la Chine sont établies. Les porcelaines prennent le chemin de Lisbonne. Source d’inspiration pour les faïenciers lisboètes, ces artefacts sont à l’origine d’un mélange des esthétiques dans la production de vaisselles ou d’azuelos. »

Documents rassemblés par L.T.

*

Sources, trois ouvrages ci-dessous :

Denise Patry Leidy, Chinese Ceramics, The Metropolitan Museum of art, New York, 2015

Un firmament de porcelaines, De la Chine à l’Europe, Mnaag, Paris, 2019

Étienne Blondeau, Les routes bleues – Périples d’une couleur de la Chine à la Méditerranée, Musée national Adrien Dubouché – Limoges / Cité de la céramique – Sèvres et Limoges, Les Ardents Éditeurs, 2014, Limoges

motifs géométriques les plus anciens

MOTIFS GÉOMÉTRIQUES D’ORNEMENTATION AU MIDDLE STONE AGE* DE L’AFRIQUE DU SUD

* L’expression Middle Stone Age, en abrégé MSA, désigne un ensemble d’industries lithiques préhistoriques trouvées en Afrique australe et orientale, plus ou moins contemporaines des industries du Paléolithique moyen, vers 350 000 ans environ AP — avant le présent — et s’achève vers 45 000 ans AP identifiées en Afrique du Nord, en Europe et en Asie.

Sources : « An abstract drawing from the 73,000-year-old levels at Blombos Cave, South Africa Christopher S. Henshilwood, Francesco d’Errico, Karen L. van Niekerk, Laure Dayet, Alain Queffelec & Luca Pollarolo » publié dans la revue Nature.

 https://www.hominides.com/html/actualites/dessin-ocre-traces-73000-ans-blombos-1267.php

Le premier dessin au crayon d’ocre : 73 000 ans (Middle Stone Age)


Photo : D’Errico / Henshilwood / Nature.

« Un éclat de silicium présente des traits dessinés avec un crayon d’ocre. Ce petit tracé a été trouvé en 2015 dans la grotte de Blombos, Afrique du Sud. C’est un motif hachuré, composé de neuf fines lignes d’ocre dessinées à la surface d’un petit morceau de roche siliceuse. La pièce est donc au moins 30 000 ans plus vieille que les précédents dessins abstraits ou figuratifs connus auparavant. Elle a été retrouvée dans une strate de 73 000 ans BP dans laquelle les chercheurs extrayaient par ailleurs du matériel lithique. Le défi méthodologique majeur consistait à prouver que ces lignes avaient été délibérément dessinées par des humains. C’est pour cette raison que les chercheurs ont pris presque 3 ans entre la découverte du dessin (2015) et la publication (2018). Les équipes ont travaillé sur la composition des matériaux avec une analyse chimique des pigments. En utilisant des méthodes d’archéologie expérimentale, les chercheurs ont essayé de reproduire les mêmes lignes avec différentes techniques. Ils ont testé des fragments d’ocres différents, avec une pointe ou avec une arête, et ont également appliqué différentes dilutions aqueuses de poudre d’ocre. En utilisant des techniques d’analyse microscopique, chimique et tribologique (friction et usure), ils ont comparé leurs dessins à l’original. Leurs résultats confirment que les lignes ont été intentionnellement dessinées avec un outil ocre pointu sur une surface d’abord lissée par frottement. Ce motif constitue ainsi le premier dessin connu, qui rejoint la gravure sur bloc d’ocre déjà retrouvée à Blombos et datée de 75 000 ans. » La communication a été publiée dans la revue Naturepar une équipe internationale qui regroupe des chercheurs des unités de recherche PACEA (CNRS / Université de Bordeaux / Ministère de la Culture) et TRACES (CNRS / Université de Toulouse-Jean Jaurès / Ministère de la Culture).

La gravure sur bloc d’ocre déjà retrouvée à Blombos et datée de 75 000 ans 


Classes River, Bomblos 100-71 ka

Des signes gravés il y a 500 000 ans. Quelques lignes gravées sur un coquillage 


Photo : Wim Lustenhouwer, Vrije Universiteit

« En 2007, Stephen Munro était un étudiant diplômé en archéologie. Alors qu’il étudiait quelques coquilles de Java, en Indonésie, il a eu le choc de sa vie : il a constaté que l’une des coquilles avait un motif de lignes en zig-zag gravé à la surface. En utilisant la microscopie, l’archéologue Francesco d’Errico (Université de Bordeaux) a montré que les marques avaient été réalisées en une seule session à l’aide d’un outil tranchant. 

Les coquillages fossilisés se trouvaient dans une collection du musée depuis un certain temps. Ils provenaient du site de Trinil à Java en Indonésie et avaient été découverts par Eugène Dubois en 1891. L’équipe, composée de 21 chercheurs (Université libre d’Amsterdam), a analysé les coquilles et les sédiments associés. Le motif géométrique gravé sur l’une des coquilles était totalement inattendu. Il faut noter que pour faire ressortir les lignes gravées il faut que la lumière se présente sous un angle particulier. Les chercheurs ont daté les sédiments d’où ont été extraits les coquilles et ont estimé que leur âge se situe entre – 430 000 et – 540 000 années à l’aide de deux méthode de datation différentes (Argon et thermoluminescence).

Il y a 500 000 ans (datation du coquillage), Homo sapiens n’existait pas encore. En Indonésie, une espèce était présente, Homo Erectus. Cette espèce d’hominidé vivait depuis 1,9 millions d’années. Originaires d’Afrique, les Homo erectus se sont répandus vers la Géorgie, l’Inde, le Sri Lanka, la Chine et Java. On peut donc penser que cet Homo erectus à Java utilisait ces coquilles de moules d’eau douce comme outils il y a un demi-million d’années, et qu’il gravait parfois ces « outils » de motifs géométriques.  « Jusqu’à cette découverte, on supposait que des gravures comparables n’avaient été faites que par des hommes modernes (Homo sapiens) en Afrique, il y a environ 100.000 ans », explique l’auteur principal de l’étude, José Joordens (Faculté d’Archéologie à l’Université de Leiden).

http://www.nature.com/nature/journal/vaop/ncurrent/full/nature13962.html

Coquilles d’œuf d’autruche gravées

Une catégorie d’ornementation MSA se présente sous la forme de coquille d’œuf d’autruche incisée. Certains fragments incisés dans le MSA d’Apollo 11, Namibie, ont une coloration rouge (Wendt 1972 ; Vogelsang 1998 : 84). Les coquilles d’œufs d’autruche gravées de Howiesons Poort sont les plus connues, elles font partie de la collection abondante de Diepkloof, dans le Western Cape (Parkington et al. 2005 ; Texier et al. 2010, 2013).
Figure 3 : 1–6 : Les motifs en forme d’échelle sont les plus courants et constituent la plus ancienne des gravures en couches de Governor à Ester. D’autres comprennent des lignes profondément gravées, droites, sous-parallèles, une grille hachurée, des lignes courbes et sous-parallèles et un motif de courbure inversée. Le Howiesons Poort de Klipdrift, dans la région sud du Cap en Afrique du Sud, compte 95 morceaux de coquille d’œuf d’autruche gravés d’une variété de motifs géométriques (Henshilwood et al. 2014).
Figure 3 : 7-12 : Les dessins sont similaires à ceux de Diepkloof et comprennent des hachures croisées et des lignes sous-parallèles, mais excluent le motif de lignes d’intersection sous-parallèles. Un nouveau motif à Klipdrift comprend un motif hachuré en forme de losange différent de la grille hachurée à Diepkloof (Henshilwood et al. 2014).

 


Carte de l’Afrique du Sud montrant l’emplacement du complexe de la grotte Klipdrift et d’autres sites MSA. Henshilwood et al., 2014.

Documents rassemblés par L.T.