Anthropologie

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Eric Marty, Professor and author of Le sexe des Modernes: Pensée du Neutre et théorie du genre discusses the historical context of gender theory with professors and authors Sandra Laugier and Denis Holier. Filmed on October 12, 2021

https://youtu.be/kgskUmPiGxA

L’argot de bureau : le « cowalking » réinvente la réunion en extérieur Par Jules Thomas in Le Monde du jour

« Le « cowalking » ou « walk and talk » consiste à se réunir en marchant en plein air. La pratique se pose comme une solution à la réunionite et à la sédentarité.

Il est 15 heures à Central Park (New York). Sans surprise, on y retrouve tous les clichés possibles : des parents avec leurs poussettes, des retraités sur des bancs, le gazouillis des oiseaux et… une meute de promeneurs en costard et tailleur. Ce ne sont pas des touristes, ils n’ont pas d’audioguide sur les oreilles. Ce ne sont pas non plus des joggeurs, malgré leur montre connectée bipant pour indiquer qu’ils ont dépassé le seuil des 10 000 pas aujourd’hui. Non, ce sont des salariés en réunion, en « cowalking » ou « walk and talk ».

Le cowalking, que l’on pourrait traduire par « réunion-promenade », se définit comme une alternative aux réunions traditionnelles, que seulement 52 % des salariés trouvent efficaces, selon une étude OpinionWay de 2017. Qu’elle s’éternise pour cause de monologue de Bernard, qui aime donner son avis sur tout, ou qu’elle devienne une sieste collective devant les 873 diapositives du dernier business plan, la réunion à l’ancienne est celle où l’on perd du temps. Le walk and talk est né aux Etats-Unis lors des conférences de Steve Jobs, le fondateur d’Apple.

L’objectif le plus clair est de rattraper le temps perdu : un cowalking digne de ce nom dure une demi-heure tout au plus, s’établit sur un circuit prédéfini et doit aboutir à une décision. La prise de notes étant périlleuse en mouvement, il faut garder l’essentiel, débattu en un ou deux kilomètres. Il ne s’agit pas de faire du « corandonning » , ni même du « comarathoning », au risque de perdre quelques salariés en route… selon leur condition physique. Le cowalking n’est pas non plus une pause-café qui s’éterniserait, avec une équipe qui accompagnerait à l’extérieur Stéphanie, cette manageuse qui fume toutes les deux heures.

Des vertus vantées par Aristote et Rousseau

Ce type de réunion se distingue souvent par la taille : son petit comité (entre deux et quatre personnes) est censé faciliter la discussion franche et effacer les liens hiérarchiques. Cela permet aussi de s’affranchir du manque de confidentialité de l’open space, où souvent les oreilles traînent. Pour des raisons logistiques, il est par ailleurs difficile d’envisager vingt personnes marchant au même niveau sur un trottoir, à moins de piétonniser le quartier.

Bien avant Steve Jobs, les philosophes de toutes les époques ont vanté les vertus de la déambulation. Aristote enseignait au lycée d’Athènes en marchant avec ses élèves, dans l’école « péripatéticienne », littéralement « qui aime se promener ». Plus tard, Jean-Jacques Rousseau découpait sa dernière œuvre, Les Rêveries du promeneur solitaire, en dix « promenades ». « La marche a quelque chose qui anime et avive mes idées : je ne puis presque penser quand je reste en place, développe-t-il à ce sujet dans Les Confessions. Il faut que mon corps soit en branle pour y mettre mon esprit. »

La pratique stimulerait donc la créativité : sur un pied d’égalité, en pleine émulation, chacun a son mot à dire. Le walk and talk est d’ailleurs une technique cinématographique popularisée par la série américaine A la Maison Blanche (1999-2006), qui voit souvent des personnages se parler en marchant d’un pas décidé dans les couloirs.

Cette mode vise enfin à lutter contre la sédentarité de l’employé de bureau, en se dépensant de manière utile. En cela, le cowalking rejoint le « walking desk », où le salarié travaille sur un tapis roulant comme un hamster dans sa roue, ou le « stand-up meeting », réunion debout pour éviter les avachissements.

Requinqué après sa promenade, le salarié serait prêt à retourner au bureau sans traîner des pieds. Reste à savoir si… ça marche.»

https://www.hao.nu/works/073_tree-ness-house/

https://zellercollection.com

About the Collection

I have been collecting British transfer-printed ceramics for 40 years. While all ceramic designs interest me, I chose to focus on patterns after the Chinese, often referred to as Chinoiserie.  This collection includes a wide variety of items made in different shapes and sizes and printed in one or more colors, or printed and painted in several colors. Most items were made to service the needs of 18th and 19th century households, whether for practical daily use or for decorative purposes.

loren zeller
Chinoiserie: Printed British Ceramics in the Chinese Style, 1750-1900 by Richard Halliday, PhD and Loren L. Zeller, PhD. Gomer Press, 2018.

In 2018, I co-authored with Dr. Richard Halliday, Chinoiserie: Printed British Ceramics in the Chinese Style, 1750-1900. This 416-page hardcover book reviews the evolution of the Chinoiserie style in British ceramics and includes 1,450 color images illustrating the important role the style played in Great Britain’s ceramic industry. One full chapter is dedicated to development of copper-plate engraving and its key role in the evolution of transfer-printed designs. This book includes a well-organized and illustrated catalogue of over 340 pages containing a detailed discussion of patterns in a wide range of colors and shapes. The items featured were carefully selected from private and museum collections and are representative of many aspects of material culture in the late 18th through the 19th centuries. An important addition to the book is a review of over 60 original Chinese export porcelain designs that were creatively adapted by the British ceramic factories. Many of the items in my collection are included. You can purchase this book at https://chinoiseriebook.com/

In Annales historiques de la Révolution française Année 1987 269-270 pp. 266-290

https://www.persee.fr/docAsPDF/ahrf_0003-4436_1987_num_269_1_4586.pdf

« Pourquoi étudier Montesquieu et en particulier sa conception du commerce ? La Révolution française a vu se développer toute une réflexion critique contre les théories et les applications du libéralisme économique. Il nous semblait intéressant de rechercher les sources de ces critiques, entre autres parmi les auteurs philosophes et économistes des Lumières, dont avaient pu s’inspirer les révolutionnaires.

J’avais constaté, lors de mes lectures d’ouvrages contemporains consacrés à la pensée économique du XVIIIe siècle, que ses auteurs étaient tous, grosso modo, (mis à part les égalitaristes utopiques comme Morelly) considérés comme des théoriciens de l’ordre éconoNoemi que libéral qui allait s’épanouir pendant les premières années de la Révolution et au XIXe siècle.

Or, la diversité des opinions et la vivacité des débats entre les économistes des années 1750-1780 contredisaient l’unanimité apparente qui leur est attribuée actuellement : on connaît les ouvrages qui opposent l’abbé Galiani aux Physiocrates, ceux de Graslin à l’abbé Baudeau, ceux de Morellet, de Dupont de Nemours, on se souvient des doutes proposés par Mably aux économistes libéraux et en particulier à Mercier de la Rivière, comme de la réfutation par Simon Linguet du système des philosophes économistes.

 

On pourrait multiplier les exemples de ces désaccords, de ces prises de becs, de ces ruptures ou de ces réconciliations qui caractérisent les discussions de cette période ; et l’on pourrait croire que ce foisonnement d’écrits était provoqué par l’apparition du mouvement physiocratique. Or, très vite, il nous est apparu que les divergences de pensée lui étaient bien antérieures : Mably insistait sur les différences qui opposaient les courants représentés par Vincent de Gournay et François Quesnay. Et Dupont de Nemours s’exclamait, vingt ans après la publication de L’Esprit des Lois que :

«L’époque de l’ébranlement général qui a déterminé tous les esprits à s’appliquer à l’étude de l’économie politique remonte à Mr de Montesquieu » (1) Ma vision d’alors de Montesquieu était celle d’un théoricien de la séparation des pouvoirs, d’un admirateur de la monarchie à l’anglaise tout en étant un parfait représentant d’une noblesse féodale accrochée à ses privilèges ; sans voir d’ailleurs en quoi cela pouvait être contradictoire !

La phrase de Dupont de Nemours, pleine de respect et d’admiration excita ma curiosité, d’autant plus que je n’avais guère rencontré Montesquieu dans les «Histoires » classiques des doctrines économiques.

Ma surprise fut plus grande encore lorsque j’ai lu un passage de la «Conspiration pour l’égalité » de Buonarroti. Là, il définissait le système d’égalité comme : «un ordre social qui soumet à la volonté du peuple les actions et les propriétés particulières, encourage les arts utiles à tous, proscrit ceux qui ne flattent que le petit nombre, développe la raison de chacun, substitue à la cupidité l’amour de la patrie et de la gloire, fait de tous les citoyens une seule et paisible famille, assujettit chacun à la volonté de tous, personne à celle d’un autre, et qui fut de tout temps l’objet des voeux secrets des vrais sages, et eut dans tous les siècles, d’illustres défenseurs : tels furent dans l’Antiquité, Minos, Platon, Lycurge et le législateur des chrétiens ; et dans les temps plus rapprochés de nous, Thomas Monis, Montesquieu et Mably.» (2)

Du coup, il nous semblait très important de relire Montesquieu et de voir en quoi, il avait, par ses écrits, provoqué des réflexions nouvelles sur l’économie politique, avant d’envisager d’approfondir toute analyse en ce domaine.

Montesquieu fut-il alors un précurseur ou du moins le déclencheur de la pensée physiocratique comme semble le dire Dupont de Nemours ? Eut-il au contraire une toute autre conception des rapports économiques, comme le sous-entend Buonarroti ?

Fut-il plutôt, comme le pense L. Althusser dans son Montesquieu, la politique et l’histoire, «un défenseur des libertés particulières de la classe féodale, de sa sûreté personnelle, des conditions de sa pérennité et de sa prétention de reprendre dans les organes du pouvoir la place dont l’histoire l’a frustrée » (3). Ou bien, constitua-t-il dans son oeuvre un creuset d’idées où ont puisé les futurs révolutionnaires, comme le pensent E. Cassirer et B. Groethuysen, grâce à sa méthode nouvelle qui permettait aux hommes de profiter de l’enseignement offert par la connaissance des faits historiques pour régler la vie sociale, l’améliorer, la modifier, bref, pour ne plus se borner à chercher ce qui est, mais ce qui doit être ?

La variété des opinions sur Montesquieu, tant à son époque que de nos jours, m’a poussée à me demander si les conceptions de l’école libérale étaient d’emblée établies au XVIIIe siècles ou si nous n’avons pas eu tendance à jeter un voile pudique sur tout ce qui contredisait cette idée ?

Et je me permets de poser la question suivante : revendiquer au XVIIIe siècle une plus grande liberté dans les échanges commerciaux (par la suppression des douanes, des corporations ou des compagnies de marchands) est-il le signe évident, la preuve pour nous, de l’appartenance à l’école libérale économique ? Suffit-il de condamner les monopoles, comme le feront les physiocrates et à leur suite les girondins et les montagnards, ne faut-il pas aussi déterminer si leurs théories économiques empêchent dans les faits la formation de monopoles, pour conclure à leur appartenance ou non au courant libéral économique ?

C’est la démarche que je voulais opérer à propos de l’oeuvre de Montesquieu ; pour cela, il me fallait revenir aux textes mêmes, en leur posant un certain nombre de questions:

Quelle était la définition du commerce et de la liberté commerciale chez Montesquieu ? Dans quel cadre la concevait-il? Quel rôle donnait-il aux marchands et aux producteurs ? Limitait-il le droit de propriété et le profit ? Enfin, quel place attribuait-il à l’État dans les rapports économiques ?

En bon philosophe du XVIIIe siècle, Montesquieu semblait penser l’économie dans le cadre du politique : en effet, il affirme que «le commerce a du rapport avec la Constitution » (4) et qu’il varie selon la nature et les principes des gouvernements, qu’il est le reflet de l’organisation de l’État civil et politique. Il me fallait donc comprendre sa vision du politique pour comprendre celle de l’économique.

Il définit d’abord la nature des différents gouvernements, c’est-à-dire ce qui les fait être tels qu’ils sont : il en dégage trois ; les républiques (démocratiques ou aristocratiques), les monarchies et les gouvernements despotiques. Ensuite, il recherche les principes de ces gouvernements, c’est-à-dire ce qui les fait agir et les perpétue. Il en trouve trois : Le principe agissant des républiques est la vertu politique (celui qui fait exécuter les lois y est soumis lui-même). Le principe des monarchies est l’honneur ; il a ses règles et ses lois et contribue à borner la puissance du roi. Enfin le principe du despotisme est la crainte et l’obéissance.

Montesquieu considère que toutes les lois doivent être en rapport avec la constitution, c’est-à-dire qu’elles doivent être conformes à sa nature et à ses principes. Le rôle des gouvernants est de conserver ou de rétablir ces rapports, sans quoi les nations ne pourraient subsister très longtemps, leurs principes se corrompant au fil des temps. Pour retrouver ce qui a modelé la nature des divers gouvernements et la raison pour laquelle il faut s’y conformer, il faut, dit-il, remonter à l’époque où les hommes vivaient dans l’état de nature, et où l’on peut voir à l’oeuvre, les lois qui régissaient le monde intelligent comme tout le reste de l’univers.

Ces lois, universelles et invariables sont «les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses » (5). Antérieures à toutes lois positives, «ce sont les lois de la Nature, ainsi nommées parce qu’elles dérivent uniquement de la constitution de notre être. » (6)

La nature des gouvernements dérive donc des lois naturelles qui sont de deux sortes :

— Celles qui proviennent d’une raison primitive qui sert de référent à la pensée et permet de porter un jugement moral sur les lois positives : «Dire qu’il n’y a rien de juste ni d’injuste que ce qu’ordonnent ou défendent les lois positives c’est dire qu’avant qu’on eût tracé de cercle, tous les rayons n’étaient pas égaux. Il faut donc avouer des rapports d’équité antérieurs à la loi positive qui les établit. » (7)

— Celles qui découlent des sensations et des facultés de l’homme : dans l’état de nature, l’homme a le sentiment de sa faiblesse ; il est donc porté à la paix, c’est la première loi naturelle. Il a le sentiment de ses besoins ; il est poussé à conserver son être, ce qui constitue la deuxième loi naturelle. Une troisième consisterait en l’attirance des sexes. L’attrait des connaissances le pousse aussi à vivre en société. La sociabilité de l’homme est aussi une loi naturelle. Enfin, le sentiment religieux et la croyance en un être supérieur, créateur, des hommes est une loi fondamentale.

Mais le monde intelligent apparaît à Montesquieu moins bien gouverné que le monde physique. Il en voit la cause dans la contradiction même de la nature humaine : la caractéristique de l’homme est d’avoir à la fois une intelligence bornée et de disposer du libre arbitre, ce qui permet de violer les lois tout en les méconnaissant. Les lois naturelles ont elles aussi des effets contradictoires : elles portent l’homme à la paix et à la conservation de son être, mais elles le portent aussi à se rapprocher des autres et à s’y opposer : «Sitôt que les hommes sont en société, ils perdent le sentiment de leur faiblesse, l’égalité qui était entre eux cesse et l’état de guerre commence. » (8) Pour Montesquieu, l’entrée en société provoque donc l’état de guerre entre les hommes, car en se pliant aux préjugés, ils perdent leur raison primitive et le sentiment de leur nature.

Le rôle du sage, du législateur est de retrouver cette nature enfouie dans les préjugés et de reconstruire un gouvernement qui lui soit conforme :

«Je me croirais le plus heureux des mortels, si je pouvais faire que les hommes puissent se guérir de leurs préjugés. J’appelle ici, préjugés, non pas ce qui fait qu’on ignore de certaines choses, mais ce qui fait qu’on s’ignore soi-même. » (9) Il doit retrouver cette raison primitive, qui par son essence universelle et variable lui sert de critère commun pour rétablir l’équilibre entre les lois positives que les hommes se sont données (imparfaites à cause de leur intelligence bornée) et les lois antérieures qui dérivent de leur nature et qui ont été occultées.

«La loi, en général, est la raison humaine, en tant qu’elle gouverne tous les peuples de la terre ; et les lois politiques et civiles de chaque nation ne doivent être que les cas particuliers où s’applique cette raison humaine.» (10)

Le législateur doit réaliser le bonheur des hommes et il ne peut le faire qu’en pratiquant l’amour de l’humanité toute entière :

«C’est en cherchant à instruire les hommes que l’on peut pratiquer cette vertu générale qui comprend l’amour de tous. L’homme, cet être flexible, se pliant dans la société aux pensées et aux impressions des autres est également capable de connaître sa propre nature lorsqu’on la lui montre et d’en perdre le sentiment lorsqu’on la lui dérobe. » (11)

C’est donc la contradiction originelle de la nature humaine (tiraillée entre l’esprit de sociabilité qui jette en fait les hommes dans l’état de guerre et la raison primitive qui les pousse à la sagesse) que le législateur se doit de résoudre. C’est en respectant les lois naturelles, en restaurant la loi primitive que le législateur peut assurer la pérennité de son gouvernement, seul moyen de justifier et de légitimer son pouvoir.

C’est pourquoi, il est fondamental, pour lui, de connaître toutes les catégories de lois et de discerner les rapports qu’elles ont entre elles et avec le tout : «La sublimité de la pensée humaine consiste à savoir bien auquel de ces ordres de lois se rapportent principalement les choses sur lesquelles on doit statuer, et à ne point mettre de confusion dans les principes qui doivent gouverner les hommes. » (12)

Le législateur, quel que soit le domaine qu’il veut traiter doit avoir une vision globalisante des différents rapports qui régissent les sociétés, sous peine de tomber dans le monde de l’erreur et de l’opinion.

Cette analyse, peut-être un peu longue, du politique chez Montesquieu, me semblait nécessaire pour montrer que l’étude de sa conception du commerce passe forcément par le politique, qu’il l’intègre dans une vision d’ensemble et qu’il raisonne sur le commerce à partir de critères communs qui lui permettent de juger si telle loi commerviale est conforme ou non à telle constitution, conforme aux lois naturelles.

Sa vision du commerce varie donc en fonction du cadre dans lequel il pense l’économie. Ainsi, il définit trois sortes de commerces dérivant des trois formes de gouvernement :

— le commerce de luxe, prépondérant dans les monarchies instaurées dans les pays de taille moyenne et relativement fertiles. Ce commerce présuppose une certaine richesse intérieure dont témoigne la gloire du roi. Il vise avant tout la satisfaction des fantaisies et de l’orgueil de la nation. (13)

— le commerce d’économie, dominant dans les Républiques érigées dans des zones géographiquement cloisonnées et le plus souvent peu fertiles, si ce n’est stériles. Les peuples de ces républiques, ne pouvant obtenir leur subsistance de leurs terres, vont la tirer des autres nations, par le biais de leurs marchands. Ce commerce vise avant tout la satisfaction des besoins réels. (14)

— le commerce de conservation, réduit à un minimum d’échanges, il n’existe que dans les états despotiques où «l’on travaille plus à conserver qu’à acquérir» (15), où la richesse des terres est constamment menacée par les pillages et la terreur du despote.

Nous nous attacherons plus particulièrement à l’étude du commerce dans les républiques aristocratiques et dans les monarchies, qu’il compare sans cesse. La première question que l’on peut poser à Montesquieu, est, bien sûr, à quoi sert, selon lui, le commerce ?

Si une nation agit selon les principes et sa nature, l’esprit de commerce, dit-il, est bénéfique car il pousse les hommes à se respecter mutuellement :

«Le commerce guérit des préjugés destructeurs… Qu’on ne s’étonne point si nos moeurs sont moins féroces… Le commerce a fait que la connaissance des moeurs de toutes les nations a pénétré partout, on les a comparé entre elles, et il en a résulté de grands biens. » (16)

S’il rapproche les peuples, il rapproche aussi les États en diminuant les risques de guerre :

«L’effet naturel du commerce est de porter à la paix. Deux nations qui négocient ensemble se rendent réciproquement dépendantes : si l’une a intérêt d’acheter, l’autre a intérêt de vendre, et toutes les unions sont fondées sur des besoins mutuels. » (17)

Le commerce entre deux nations n’est pas conçu chez Montesquieu comme le pillage de l’une par l’autre, il ne vise pas la suprématie d’un seul, mais bien un rapport d’échanges basé sur des besoins et un respect mutuel. De plus, le commerce étendu à toutes les nations offre un autre avantage à ses yeux : celui d’établir une saine et réelle concurrence pour le plus grand bénéfice des consommateurs :

«C’est la concurrence qui met un juste prix aux marchandises et qui établit les vrais rapports entre elles.» (18)

La seconde question que l’on peut lui poser est de savoir si le commerce peut être en accord avec les principes de vertu ou d’honneur qui doivent régir les républiques et les monarchies ?

Montesquieu nous précise que «si l’esprit de commerce unit les nations, il n’unit pas de même les particuliers. Nous voyons que dans les pays (comme la Hollande) où l’on est affecté que de l’esprit de commerce, on trafique de toutes les actions humaines et de toutes les vertus morales : les plus petites choses, celles que l’humanité demande, s’y font ou s’y donnent pour de l’argent. » (19)

Si l’on donne toute latitude à l’esprit de commerce, il n’en résulte que des effets négatifs : la Nature humaine est bafouée. Il ne peut garantir à lui seul que les hommes respectent les principes ; bien au contraire, il les menace. C’est ce qu’il constate à son époque : l’esprit de commerce a remplacé les principes de vertu et d’honneur :

«Les politiques grecs qui vivaient dans le gouvernement populaire ne reconnaissaient d’autre force qui pût les soutenir que celle de la vertu. Ceux d’aujourd’hui ne nous parlent que de manufactures, de commerce, de finances, de richesses et de luxe même. » (20)

La vertu ou l’honneur oubliés, il n’y a plus de bornes à l’avarice, à l’appât du gain, à l’intérêt particulier et il en montre les conséquences :

«Ce qui était maxime, on l’appelle rigueur, ce qui était règle, on l’appelle gêne, ce qui était attention, on l’appelle crainte, c’est la frugalité qui y est l’avarice, et non pas le désir d’avoir. Autrefois, le bien des particuliers faisait le trésor public ; mais pour lors, le trésor public devient le patrimoine des particuliers. La République est une dépouille, et sa force n’est plus que le pouvoir de quelques citoyens et la licence de tous. » (21)

Dès lors que le principe agissant d’un gouvernement est corrompu, sa nature même l’est aussi. Il ne constitue plus la réunion de toutes les forces particulières, mais devient l’objet d’une minorité, celle de la richesse, qui détourne à son profit les ressources publiques et s’octroie un pouvoir abusif au détriment de l’intérêt général.

Ayant fait ce constat, on peut alors demander à Montesquieu comment faire pour que les principes ne soient pas corrompus et que les lois du commerce demeurent en harmonie avec ces fameux principes ? Sa réponse réside dans les distinctions qu’il établit entre les différentes sortes de commerce et dans sa volonté de re-moraliser l’économie à travers le politique : pour chaque forme de gouvernement, il y a un principe qui règle dans tous les domaines, y compris le commerce, ce qui doit être et ce qui ne doit pas être.

C’est à travers ce critère commun que l’on peut dégager et comprendre les idées de Montesquieu sur la liberté commerciale, sur le profit, sur le rôle des marchands et par-dessus tout sur celui de l’État.

Nous allons voir tout d’abord qui doit pratiquer le commerce et de quelle manière. La réponse varie selon les formes de gouvernements envisagées.

Dans le commerce d’économie, prépondérant dans les républiques, les échanges ont pour but la satisfaction des besoins réels de la population qui ne peut pas vivre uniquement de ses propres ressources. Il est fondé sur «la pratique de gagner moins qu’aucune autre nation et de ne se dédommager qu’en gagnant continuellement.» (22) Il concerne un peuple de marchands qui ne font pas de gros profits mais dont le nombre compense la faiblesse des bénéfices.

Au contraire, le commerce de luxe implique de gros profits car ce commerce est irrégulier, et n’est pratiqué qu’en fonction des fantaisies de la nation. De plus, il ne concerne qu’un petit nombre de négociants. Cette différence quantitative explique la position de Montesquieu vis-à-vis des compagnies de marchands :

«Elles sont, dans les monarchies aussi suspectes aux marchands qu’elles leur paraissent sûres dans les états républicains. Les grandes entreprises de commerce ne sont donc pas pour les monarchies mais pour le gouvernement de plusieurs.» (23)

Car, insiste-t-il, «la nature de ces compagnies est de donner aux richesses particulières la force des richesses publiques. Mais dans ces états (monarchies) cette force ne peut se trouver que dans les mains du Prince. » (24)

Ces gros négociants, réunis dans les compagnies, auraient là, l’occasion de s’arroger un monopole commercial et financier, aux dépens des finances publiques. En revanche, les risques seraient beau¬ coup moins grands dans le commerce d’économie, car le nombre de marchands constituerait la garantie que les monopoles ne puissent se développer. Il va même plus loin :

«Je dis plus, les compagnies de négociants ne conviennent pas toujours dans les états où l’on fait le commerce d’économie, et si les affaires ne sont si grandes qu’elles soient au-dessus de la portée des particuliers, on fera mieux de ne point gêner par des privilèges exclu¬ sifs, la liberté du commerce. » (25)

Montesquieu porte le même jugement vis-à-vis des banques : elles sont utiles dans les républiques commerçantes pour faciliter la circu¬ lation des richesses, mais nocives dans les monarchies, car, instaurer des banques, «c’est supposer l’argent d’un côté et de l’autre la puis¬ sance. » (26) Le roi, possédant les deux n’a pas besoin des banques pour faire circuler les richesses.

C’est pour les mêmes raisons qu’il interdit au prince et à la noblesse le droit de commercer, car ils n’auraient aucune borne à leur pouvoir économique.

Et Montesquieu fait dire ceci à un roi vertueux et soucieux de son rôle : «qui pourra nous réprimer si nous faisons des monopoles ? Qui nous obligera de remplir nos engagements ? Ce commerce que nous faisons, les courtisans voudront le faire. Ils seront plus avides et plus injustes que nous. Le peuple a de la confiance en notre justice : il n’en n’a point en notre opulence : tants d’impôts qui font sa misère, sont des preuves certaines de la nôtre. » (27) Le roi représente l’intérêt général, il est le garant d’une certaine justice sociale. En commerçant, ou en en donnant le droit aux nobles, il outrepasserait ses droits et négligerait ses devoirs ; il ruinerait la monarchie et ses fondements.

Montesquieu nous offre, déjà ici, un aperçu de sa conception de la liberté commerciale qu’il subordonne à la vertu politique : c’est ce qui évite la constitution de monopoles commerciaux, qu’ils soient le fait des nobles ou du roi lui-même. C’est ce qui favorise un commerce pratiqué par des hommes indépendants de tout pouvoir politique et financier ; c’est ce qui préserve l’intérêt général qu’il soit représenté par un seul homme ou par plusieurs, en bornant la puissance de tous ceux qui détiennent une parcelle de pouvoir. C’est empêcher l’avène¬ ment d’un despotisme économique ; c’est éviter la corruption des principes.

Pour atteindre ce but, le rôle de l’État devient primordial ; c’est lui, en effet, qui doit imposer des règles au commerce, c’est lui qui établit la liberté du commerce :

«La liberté du commerce n’est pas une faculté accordée aux négo¬ ciants de faire ce qu’ils veulent. Ce serait bien plutôt sa servitude. Ce qui gène le commerçant ne gène pas pour autant le commerce. » (28)

Ainsi donc, la liberté du commerce, c’est la servitude du commerçant ! Elle consiste à faire respecter les lois commerciales édictées par l’État, en intégrant les négociants dans un système où l’intérêt de tous est réellement préservé :

«C’est dans les pays de la liberté que les négociations trouvent des contradictions sans nombre et il n’est jamais moins croisé par les lois que dans les pays de servitude. » (29)

Ici, Montesquieu joue sur les mots : pays de la liberté signifie pays de la liberté de faire ce que l’on veut, où l’intérêt particulier prime sur tout, et pays de la servitude signifie pays où le commerçant est soumis à une autre liberté, celle qui garantit l’intérêt général et le vrai commerce qu’il définit comme la liberté du commerce. Cette logique de raisonnement est à mettre en parallèle avec la distinction qu’il fait entre la liberté politique qui est «le droit de faire tout ce que les lois permettent de 1’ «indépendance » qui est «de faire tout ce que l’on veut » (30). Il semble bien qu’il applique le même raisonne¬ ment à la liberté commerciale ; et il ajoute :

«La liberté politique ne se trouve que dans les gouvernements modérés ; mais elle n’est pas toujours dans les gouvernements modérés ; elle n’y est que lorsqu’on n’abuse point du pouvoir… Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. » (31)

Ainsi, dans un gouvernement qui se veut modéré, la liberté com¬ merciale doit être subordonnée à la liberté politique, elle doit s’exercer dans les limites précises, fixées par la loi. La liberté commerciale revendiquée par les négociants, s’oppose à celle de Montesquieu. C’est à l’état de borner leurs actions. Dans ce domaine, le seul principe qui puisse tempérer les mauvais effets de l’esprit de commerce, c’est, je crois, ce qu’il appelle la vertu commerciale, critère commun aux répu¬ bliques comme aux monarchies, c’est-à-dire la vertu politique appliquée au commerce, seul moyen efficace à ses yeux pour préserver l’intérêt général et moraliser les rapports économiques entre les hommes. Nous donnerons quelques exemples des cas où s’exerce cette vertu commerciale : à propos des revenus de l’État, des richesses, du travail et de la propriété.

L’État, dit-il, a deux sources de revenus ; les impôts directs et indirects. Pour ces derniers, comme les douanes et les diverses taxes, le rôle de l’État dans un monarchie est délicat : il doit faciliter le commerce sans pour autant favoriser l’éclosion de monopoles :

«L’État doit être neutre entre sa douane et son commerce et qu’il fasse en sorte que ces deux choses ne se croisent pas et alors, on y jouit de la liberté du commerce.» (32)

Cette neutralité est en fait très active ; ce n’est ni un protectionnisme exacerbé avec des tarifs douaniers élevés étouffant les échanges, ni le recul ou la suppression de l’intervention de l’État. Elle consiste à garantir la véritable liberté commerciale, par un ensemble de lois, comme les tarifs modérés et variables selon les marchandises, la simplification des douanes et certaines lois prohibitives comme les pratique sagement l’Angleterre. (33) Elle doit agir pour supprimer tout ce qui entrave le commerce, mais non pas tout ce qui gène le commerçant. C’est le cas de la «finance» qui protège les intérêts d’une minorité :

«Elle détruit le commerce par ses injustices, par l’excès de ce qu’elle impose ; mais elle le détruit encore par les difficultés qu’elle fait naître et les formalités qu’elle exige. » (34)

Au lieu d’affermer les impôts, Montesquieu propose qu’on les mette en régie, comme en Angleterre (35), car ce système présente l’avantage de séparer les fortunes privées des finances publiques et de diminuer par conséquent les risques de monopoles financiers dans les monarchies.

Son raisonnement est le même vis-à-vis des impôts directs. Sa préoccupation principale, est comme on va le voir, de préserver l’intérêt général et de garantir le droit à l’existence de tous :

«Pour bien fixer les revenus de l’État, il faut avoir égard et aux nécessités de l’État et aux nécessités des citoyens. Il ne faut point prendre au peuple sur ses besoins réels, pour des besoins imaginaires de l’État. » (36)

Il ne faut point que les gouvernants établissent une confusion entre leurs intérêts personnels et ceux de l’État qui représente toute la population.

Les impôts doivent surtout être proportionnels aux besoins et non pas aux biens. Prenant en exemple le système pratiqué à Athènes, il explique :

«qu’on jugea que chacun avait un nécessaire physique égal ; que ce néces¬ saire ne devait point être taxé; que l’utile venait ensuite, et qu’il devait être taxé mais moins que le superflu. » (37)

De cette manière, le droit à l’existence est garanti, une sorte de minimum vital est assuré. N’est-ce pas dire que ce qui garantit la subsistance d’un homme est un bien inaliénable que l’on ne peut lui soustraire sous aucun prétexte ?

Il considère qu’il faut d’abord développer la prospérité inté¬ rieure d’une Nation avant d’envisager d’en tirer un bénéfice par une imposition plus lourde ;

«Les gens qui ne sont pauvres que parce qu’ils vivent dans un gouvernement dur, qui regarde leur champ moins comme le fondement de leur subsistance que comme un prétexte à la vexation ; ces gens là, dis-je, font peu d’enfants. Ils n’ont pas même leur nourriture ; comment pourraient-ils songer à la partager… C’est la facilité de parler, et l’impuissance d’examiner, qui ont fait dire que, plus les sujets étaient pauvres, plus les familles étaient nombreuses ; que plus on était chargé d’impôts, plus on se mettait en état de les payer : deux sophismes qui ont toujours perdu, et qui perdront à jamais les monarchies. » (38)

Il faut donc prendre en compte les revenus du peuple avant de fixer arbitrairement les impôts. Sinon, la monarchie se perd car la vertu ne commande plus les esprits :

«On n’appelle plus, parmi nous, un grand ministre, celui qui est le sage dispensateurs des revenus publics, mais celui qui est homme d’industrie et qui trouve, ce qu’on appelle des expédients. » (39)

Pour éviter tous ces inconvénients, Montesquieu conseille aussi de mettre les impôts directs en régie. Par ce moyen, l’État conserve son rôle de distributeur des richesses tout en respectant les besoins du peuple. La vertu commerciale protège l’État et la Nation de toutes les formes de despotisme économique :

«Par la régie, le Prince est maître de presser ou de retarder la levée des tributs ou suivant ses besoins ou suivant ceux de ses peuples. Par la régie, il épargne à l’État les profits immenses des fermiers qui l’apprauvrissent de mille manières. Par la régie, il épargne au peuple le spectacle des fortunes subites qui l’affiigent. Par la régie, l’argent levé passe par peu de mains ; il va directe¬ ment au prince et par conséquent revient plus promptement au peuple. Par la régie, le prince évite au peuple une infinité de mauvaises lois qu’exigent toujours de lui l’avarice importune des fermiers, qui montrent un avantage présent dans des réglements funestes pour l’avenir. Comme celui qui a de l’argent est toujours le maître de l’autre, le traitant se rend despotique sur le Prince même : il n’est pas législateur, mais il le force à donner des lois. » (40)

Les fermiers, par leur petit nombre et leur richesse fabuleuse peuvent exercer sur le roi un réel pouvoir économique au point de lui imposer des lois favorables à leurs intérêts, au mépris des principes de la monarchie qui doit garantir le droit à l’existence. L’État dans ces conditions, ne pourrait plus faire appliquer la vertu commerciale qui doit demeurer le référent suprême lors de l’élaboration des lois sur le commerce.

Pour la même raison, Montesquieu, déconseille, dans le cas des républiques aristocratiques, le recours systématique aux impôts directs, car ils risquent d’être détournés au profit de la noblesse :

«Il est surtout essentiel, dans l’aristocratie, que les nobles ne lèvent pas les tributs… car tous les particuliers seraient à la discrétion des gens d’affaires ; il n’y aurait point de tribunal supérieur qui les corrigeât. Ceux d’entre eux préposés pour ôter les abus, aimeraient mieux jouir des abus. Les nobles seraient comme les princes des États despotiques, qui confisquent les biens de qui il leur plaît. Bientôt les profits qu’on y ferait seraient regardés comme un patrimoine, que l’avarice étendrait à sa fantaisie. On ferait tomber les fermes ; on réduirait à rien les revenus publics… Il faut aussi que les lois leur défen¬ dent le commerce : des marchands si accrédités feraient toutes sortes de mono¬ poles. Le commerce est la profession des gens égaux. » (41)

Dans les républiques aristocratiques, les nobles disposent de tout le pouvoir politique. En levant les impôts, ils établiraient leur pouvoir économique. Montesquieu fait d’ailleurs ici, le portrait de la future «aristocratie des richesses » tant décriée sous la Révolution !

C’est pourquoi, dit-il, le pouvoir doit borner le pouvoir ; la puis¬ sance doit être d’un côté et l’argent de l’autre. Pour cette raison, il prône des impôts indirects : les marchands, par leur nombre, ne peuvent exercer de monopoles ni de pressions sur une république aristocratique. Bien au contraire, ils sont là, les garants de la liberté et de la prospérité :

«Le tribut naturel au gouvernement modéré est l’impôt sur les marchandises. Cet impôt étant réellement payé par l’acheteur, quoique le marchand l’avance, est un prêt qu’il a déjà fait à l’acheteur : ainsi, il faut regarder le négociant, et comme le débiteur général de l’État et comme le créancier de tous les particuliers. Il avance à l’État le droit que l’acheteur lui paiera quelque jour; et il a payé pour l’acheteur, le droit qu’il a payé pour la marchandise. On sent donc que plus le gouvernement est modéré, que plus l’esprit de liberté règne, que plus les fortunes ont de sûreté, plus il est facile au marchand d’avancer à l’État et de prêter aux particuliers des droits considérables. » (42)

Dans le commerce d’économie, les commerçants demeurent les débiteurs de l’État, alors que dans le commerce de luxe, ils ont les moyens d’en devenir les créanciers. Dans l’un, ils sont nombreux et indépendants de tout pouvoir politique ; dans l’autre, ils disposent des revenus publiques à leur profit.

Montesquieu avoue, là, je crois, sa préférence pour le commerce d’économie, lorsqu’il est pratiqué par un état modéré, lorsque le pou¬ voir borne le pouvoir. Dans ce cas, la vertu y garantit la primauté de l’intérêt général sur les intérêts particuliers. Il constate qu’en subor¬ donnant l’économie aux principes fondateurs on empêche l’avènement «d’une aristocratie des richesses » monopoliste, c’est-à-dire, en termes modernes, l’édification du marché de gros représentant les formes capitalistes de son époque et qui impliquait justement la disparition de cette subordination.

Voyons maintenant ses idées sur les richesses, le travail et la propriété, tout d’abord dans les monarchies. Il rappelle que dans cette forme de gouvernement, le commerce étant fondé sur le luxe, il l’est aussi sur l’inégalité sociale :

«Le luxe est toujours en proportion avec l’inégalité des fortunes. Si dans un État, les richesses sont également partagées, il n’y aura point de luxe, car il n’est fondé que sur les commodités qu’on se donne par le travail des autres. » (43)

L’idéal politique et économique de Montesquieu est la modération, c’est-à-dire, l’équilibre des pouvoirs afin que ceux qui le détiennent n’en abusent point. Les lois doivent être faites de manière que l’État, quelle que soit sa nature, garantisse l’intérêt général et le nécessaire physique à chacun, en conservant sa fonction primordiale de redistributeur des richesses.

Une monarchie pourrait être modérée si on y limitait aux particu¬ liers le droit de commercer, à l’exclusion du Roi et de la noblesse ; si l’on y supprimait les compagnies et les banques, si l’on y mettait les impôts en régie, bref si l’on agissait en sorte qu’il ne puisse y avoir de monopoles. Mais Montesquieu constate que ce n’est guère le cas dans la réalité ; il ne voit alors comme solution, qu’une sorte de fuite en avant :

«Si les riches n’y dépensent pas beaucoup, les pauvres mourront de faim, il faut même que les riches y dépensent à proportion de l’inégalité des fortunes… Les richesses particulières n’ont augmenté que parce qu’elles ont ôté à une partie des citoyens le nécessaire physique. Il faut donc qu’elle soit rendue. » (44)

Puisque la monarchie est fondée sur l’inégalité, sur le travail d’une majorité au profit d’une minorité, elle ne peut subsister que grâce à une consommation effrénée des plus riches pour garantir, au moins aux pauvres, des moyens de survivre. La circulation des richesses ne peut s’obtenir que par ce biais-là.

De même, il déconseille l’établissement de ports francs dans une monarchie car :

«Ils n’auraient d’autre effet que de soulager le luxe du poids des impôts. On se priverait de l’unique bien que ce luxe peut procurer, et du seul frein que, dans une constitution pareille, il puisse recevoir. » (45)

A mon sens, le commerce de luxe n’est guère prisé par Montes¬ quieu, et la raison en est claire à mes yeux : il est fondé sur l’inégalité sociale qui ne peut que croître car, comme il l’a constaté, on ne peut guère le limiter. Le luxe doit provoquer le luxe car c’est la seule manière de donner du travail aux pauvres dans un commerce pareil. Mais par contrecoup, cela accentue l’inégalité des richesses : le pou¬ voir n’y borne plus le pouvoir.

Cette contradiction qui est peut-être celle de l’économie libérale pose le problème de la réelle circulation des richesses : Montesquieu désire une certaine équité économique qui doit limiter le pouvoir éco¬ nomique des plus riches. Et c’est l’intérêt général qui commande à l’État de gouverner en ce sens. Son opinion vis-à-vis des rentes sur les dettes de l’État illustre bien sa conception :

«Quelques gens ont cru qu’il était bon qu’un État dût à lui même : ils ont pensé que cela multipliait les richesses en augmentant la circulation. Je crois qu’on a confondu un papier circulant représentant la monnaie ou un papier circulant qui est le signe des profits qu’une compagnie a fait ou fera sur le commerce avec un papier qui représente une dette. Les deux premiers sont très avantageux pour l’Etat, le dernier ne peut l’être. » (46)

Parmi les inconvénients qu’il relève, il signale celui-ci :

«On ôte les revenus véritables de l’État à ceux qui ont de l’activité et de l’industrie pour les gens oisifs, c’est-à-dire qu’on donne des commodités pour travailler à ceux qui ne travaillent pas, et des difficultés pour travailler à ceux qui travaillent. » (47)

Les rentes de cette nature ne permettent pas de répartir les richesses, elles assurent simplement leur transfert vers les plus fortunés, en appauvrissant et les producteurs et l’État. Au-delà d’une critique évidente du système établi par John Law dans les années 1720, Montesquieu montre là, une fois de plus, que les lois qui ne garan¬ tissent pas une redistribution des richesses dans toutes les classes, qui ne protègent pas le droit à l’existence, sont à bannir des gouvernements qui se veulent modérés.

Cette conception met aussi en lumière des préoccupations sociales nouvelles qui le différencient des théoriciens mercantilistes et libéraux, en particulier à propos du travail et de la propriété :

Les richesses d’une Nation sont constituées par les terres et les effets mobiliers. Ceux-ci, « comme l’argent, les lettres de change, les actions sur les compagnies, les vaisseaux, toutes les marchandises appartiennent au monde entier, qui dans ce rapport ne constitue qu’un seul État, dont toutes les sociétés sont les mem¬ bres : le peuple qui possède le plus de ces effets mobiliers de l’univers est le plus riche. Quelques états en ont une immense quantité ; ils les acquièrent chacun par leurs denrées, par le travail de leurs ouvriers, par leur industrie, par leurs découvertes, par le hasard même. » (48)

Les biens mobiliers, l’argent ne sont que le signe de la richesse d’une Nation, dont le fondement même est le travail de ses producteurs. En élargissant ainsi à tous l’appartenance à la Nation, sa vision du travail et de la propriété en est modifiée :

«Un homme n’est pas pauvre parce qu’il n’a rien, mais parce qu’il ne travaille pas. Celui qui n’a aucun bien et qui travaille est aussi à son aise que celui qui a cent écus de revenus sans travailler. Celui qui n’a rien et qui a un métier n’est pas plus pauvre que celui qui a dix arpents de terre en propre et qui doit les travailler pour subsister.» (49)

La Nation n’est pas réduite, chez Montesquieu, aux seuls proprié¬ taires, comme le feront les Physiocrates ; elle englobe aussi bien les petits paysans, les artisans que les salariés, car ils sont tous produc¬ teurs. Et ils doivent être d’autant plus nombreux, dit-il, que les propriétés foncières, dans une monarchie, sont inégalement réparties. Il faut donc que les «arts s’établissent », pour que les non-propriétaires puissent échanger le fruit de leur travail contre le surplus dégagé par les propriétaires. (50)

De cette manière, la circulation des richesses est acquise, les cultivateurs séparent de ce qu’ils produisent au-delà de leur capacité de consommation, et la subsistance du peuple est assurée.

C’est pour cette raison qu’il ne voit pas d’un bon oeil le recours systématique aux machines :

«Ces machines, dont l’objet est d’abréger l’art, ne sont pas toujours utiles. Si un ouvrage est à un prix médiocre et qui convienne également à celui qui l’achète, et à l’ouvrier qui l’a fait ; les machines qui en simplifieraient la manu¬ facture, c’est-à-dire qui diminueraient le nombre des ouvriers, seraient perni¬ cieuses… » (51)

Montesquieu pose ici le problème du machinisme et de ses conséquences : il rompt l’équilibre entre production et consommation et ne profite pas forcément à ceux qui ne vivent que de leur travail. De même, il note le danger représenté par la multiplication des pâturages au détriment des terres à blé et qui par conséquent met en péril l’existence des hommes :

«En Angleterre, on s’est souvent plaint que l’augmentation des pâturages diminuait les habitants. La plupart des propriétaires des fonds de terres, dit Bumet, trouvant plus de profits en la vente de leur laine, que de leur blé, enfermèrent leurs possessions ; les communes qui mouraient de faim, se soulevèrent : on proposa une loi agraire ; le jeune roi écrivit même la dessus : on fit des proclamations contre ceux qui avaient renfermé leurs terres. » (52)

La recherche d’un profit, dès lors qu’elle menace l’existence des hommes, doit être limitée par l’État, semble penser Montesquieu, même quand il s’agit du droit de propriété. En réalité, il affirme là, le rôle fondamental de l’État : il doit garantir à chacun le droit au travail et à la subsistance :

«Quelques aumônes que l’on fait à un homme dans les rues ne remplissent pas les obligations de l’État qui doit à tous les citoyens une subsistance assurte, la nourriture, un vêtement convenable et un genre de vie qui ne soit pas contraire à sa santé. » (53)

La mendicité et le vagabondage sont la preuve, à ses yeux, que les hommes sont en état de guerre, que les lois de la ‘Nature ont été oubliées et que l’État ne remplit plus ses devoirs.

Revenons un instant à sa définition de l’État : selon lui, l’État est constitué de toutes les forces et de toutes les volontés particulières. La force générale peut être placée entre les mains de plusieurs ou d’un seul homme ; mais les lois politiques et civiles ne sont que les cas par¬ ticuliers où doit s’exercer la raison humaine qui gouverne tous les hommes. (54)

L’État représente donc tous les hommes sans distinction ; il doit se conformer à leur nature et respecter leurs droits qui en dérivent. Il ne peut donc pas privilégier les intérêts de certains au détriment du plus grand nombre. Montesquieu ne conçoit pas l’État comme une force au service d’une minorité, bien au contraire. Ainsi, garantir le «nécessaire physique » n’est pas seulement pour lui, de permettre à un homme de survivre pour renouveler sa force de travail, mais bien plus, de lui garantir une vie décente, respectable par lui-même et par les autres. Cela signifie que ses droits fondamentaux sont reconnus et respectés comme conditions sine qua non de l’établissement du bon¬ heur parmi les hommes.

Un dernier exemple illustrera ce profond respect de la personne humaine qui anime Montesquieu ; c’est celui de l’esclavage :

«L’esclavage est aussi opposé au droit civil qu’au droit naturel. Quelle loi civile pourrait empêcher un esclave de fuir, lui qui n’est point dans la société et que par conséquent aucune lois civiles ne concernent ? » (55)

Pour Montesquieu, l’esclavage est illégitime : l’esclave, exclu de la société, n’est pas concerné par ses lois ; il ne peut être assujetti par elles. Il est donc «rejeté » dans l’état de nature qui n’admet que des hommes libres et indépendants.

Montesquieu fustige Aristote qui tolère l’esclavage et lui rétorque que tout travail, même le plus rebutant peut-être fait sans y avoir recours, si l’on propose un salaire proportionnel à la peine (56). Il conclut en affirmant que l’esclavage dans les colonies n’est pas justifiable :

«Je ne sais si c’est l’esprit ou le cœur qui me dicte cet article-ci. Il n’y a peut-être pas de climat sur la terre où l’on ne pût engager au travail des hommes libres. Parce que les lois étaient mal faites, on a trouvé des hommes paresseux, parce que ces hommes étaient paresseux, on les a mis en escla¬ vage. » (57)

Les arguments climatiques et raciaux sont des prétextes fallacieux pour justifier l’esclavage. Ce sont les lois qui l’ont imposé aux hommes et elles sont l’oeuvre de certains qui y ont trouvé un intérêt. L’escla¬ vage n’est pas un penchant naturel chez l’homme, quelle que soit sa couleur :

«Ceux qui parlent le plus pour l’esclavage l’auraient le plus en horreur, et les hommes les plus misérables en auraient horreur de même. Le cri pour l’esclavage èst donc le cri du luxe et de la volupté, et non pas celui de l’amour de la félicité publique. Qui peut douter que chaque homme, en particulier, ne fût très content d’être le maître des biens, de l’honneur et de la vie des autres ; et que toutes ces passions ne se réveillassent d’abord à cette idée ? Dans ces choses, voulez-vous savoir si les désirs de chacun sont légitimes ? Examinez les désirs de tous. » (58)

Les intérêts particuliers ne sont légitimes que si, à la lumière de l’intérêt général, ils ne contredisent pas le droit à l’existence de tous les hommes.

L’esclavage ne sert que l’intérêt égoïste «de la partie riche et voluptueuse de la Nation ». Il est donc à bannir des gouvernements qui se veulent respectueux de leurs principes fondateurs. Une autre manière de concevoir les rapports humains est possible, croit-il, et il en donne pour preuve l’action des Jésuites au Paraguay, qui ont pro¬ posé une alternative à la colonisation de l’Amérique telle qu’elle se pratiquait à l’époque :

«Il est heureux pour elle (la société des Jésuites) d’avoir été la première qui ait montré, dans ces contrées, l’idée de la religion jointe à celle de l’huma¬ nité. En réparant les dévastations des espagnols, elle a commencé à guérir une des plus grandes plaies qu’ait encore reçues le genre humain… Elle a retiré du bois des peuples dispersés ; elle lem: a donné une subsistance assurée, elle les a vêtus et, quand elle n’aurait par là qu’augmenté l’industrie parmi les hommes, elle aurait beaucoup fait. Ceux qui voudront faire des institutions pareilles établiront la communauté des biens de la République de Platon, ce respect qu’il demandait pour les Dieux, cette séparation d’avec les étrangers pour la conser¬ vation des moeurs, et la cité faisant le commerce et non pas les citoyens ; ils donneront nos arts sans notre luxe, et nos besoins sans nos désirs. Ils proscriront l’argent, dont l’effet est de grossir la fortune des hommes au-delà des bornes que la Nature y avait mises, d’apprendre à conserver inutilement ce qu’on avait amassé de même, de multiplier à l’infini les désirs, et de suppléer à la Nature qui nous avait donné des moyens très bornés d’irriter nos passions, et de nous corrompre les uns les autres. » (59)

Au-delà de la controverse sur l’action et les motivations des Jésuites au Paraguay, qui divisa les opinions à cette époque comme de nos jours, (60) on retrouve dans cet éloge, les raisons pour lesquelles leur oeuvre apparaît digne de respect aux yeux de Montesquieu :

En établissant la communauté des biens, ils ont assuré travail, subsistance et vie décente aux indiens. Ils ont suivi les lois de la Nature qui ont défini les principes fondateurs de leur gouvernement. Les républiques prônant l’égalité des fortunes, ils ont donc supprimé le droit de propriété et celui de commercer aux particuliers. Le com¬ merce ne concerne que la cité, il est pratiqué en son nom et pour elle, c’est-à-dire au bénéfice de tous.

De cette manière, l’esprit de commerce et de luxe ne peut cor¬ rompre la Constitution qui peut demeurer conforme à la Nature. La cité toute entière peut alors jouir des bienfaits de la vie en société, sans en subir la conséquence habituelle : l’inégalité sociale. Ainsi, à l’apogée d’une époque de colonisation fondée sur l’esclavage, Montes¬ quieu remarque que deux systèmes économiques existent simultané¬ ment, et qu’à ses yeux, la civilisation semble être plutôt du côté des Jésuites que des espagnols et de leurs homologues.

L’idéal d’un certain équilibre des pouvoirs économiques et poli¬ tiques, s’incarne, chez Montesquieu, dans ce qu’il appelle les «gou¬ vernements modérés » s’ils sont dotés de lois, qui par leur nature empêchent tous les abus de pouvoir. La modération peut se trouver dans les divers gouvernements dès lors que le pouvoir y borne le pouvoir. Il constate simplement que les Républiques s’en sont rappro¬ chées plus souvent que les autres :

«Dans les Républiques où l’égalité n’est pas tout à fait perdue, l’esprit de commerce, de travail et de vertu, fait que chacun y peut et que chacun y veut vivre de son propre bien et que par conséquent, il y a peu de luxe. » (61)

Montesquieu montre là, de nouveau, sa préférence pour le «commerce d’économie». Mais celui-ci ne caractérise pas seulement le fonctionnement économique des Républiques, mais, tel qu’il le conçoit, le commerce dominé par l’esprit de modération. C’est la vertu appli¬ quée au travail et à la propriété. C’est ce qui permet d’atteindre l’équi¬ libre des pouvoirs ; c’est ce qui garantit l’existence de tous en satis¬ faisant les besoins réels de la population entière ; c’est le commerce subordonné à la vertu politique qui préserve l’intérêt général.

Sa vision spécifique du commerce qui rapproche les peuples en réduisant leurs préjugés réciproques et leur impose un respect mutuel, la valorisation du travail de chaque individu, comme ses positions vis-à-vis des compagnies de marchands et de la liberté commerciale illustre bien la rupture avec le mercantilisme rigide du XVIIe siècle.

Le commerce n’a plus pour but essentiel le pillage des autres nations pour la grandeur politique et militaire d’un Roi, mais bien la réalisation du bien-être général de la population au détriment des chi¬ mères d’un prince et consorts.

De même, ses préoccupations sociales qui l’amènent à subor¬ donner le commerce à l’intérêt général (n’oublions pas, la liberté du commerce, c’est la servitude du commerçant), même quand il s’agit du droit de propriété, montre que Montesquieu ne peut en aucun cas être assimilé au courant des futurs économistes libéraux, ni qu’il en fut un des précurseurs. Pour lui, les hommes possèdent des droits antérieurs à toute loi positive, qui découlent de leur nature même ; le rôle d’un législateur, quelle que soit la forme de son gouvernement, doit être de les préserver, de les respecter et de s’en servir comme référent lorsqu’il élabore des lois.

La différence fondamentale entre la pensée de Montesquieu et celle des économistes libéraux, comme François Quesnay, est le cadre dans lequel chacun pense l’économie. Montesquieu pense l’économie à travers le politique. Elle lui est subordonnée. Le politique a pour fonc¬ tion de préserver l’Esprit des Lois primitives et naturelles dans les lois positives que les hommes se sont données en entrant en société, y compris celles qui ont trait au commerce et à la propriété.

Pourquoi ? Parce que Montesquieu a reconnu que l’homme possède des droits imprescriptibles que l’État se doit de protéger. Le premier, dont tous les autres découlent, est le droit à l’existence ; chaque homme doit avoir une subsistance assurée, donc un travail.

Or, Montesquieu a constaté que laisser une totale liberté d’action à l’esprit du commerce et de luxe empêche la réalisation de cet objec¬ tif, car cela conduit à l’inégalité sociale, (n’oublions pas : «les richesses particulières n’ont augmenté qu’en ôtant à certains le néces¬ saire physique »). La liberté illimitée du droit de propriété permet à une minorité d’exercer un pouvoir économique sur le reste de la

Nation. De plus, l’argent a force de loi : ceux qui détiennent le pou¬ voir économique peuvent rapidement contrôler la puissance politique si aucune borne ne leur est opposée. La liberté illimitée du commerce aboutit au despotisme social. C’est donc à l’État, représentant des forces politiques, qu’incombe la tâche de limiter le pouvoir écono¬ mique, afin de préserver la cohérence du corps social en conciliant les intérêts divergents de ses membres.

Quesnay, au contraire, pense que le politique dérive de l’écono¬ mie. Il veut démontrer l’existence d’un ordre économique naturel, antérieur à toute loi positive, auquel est subordonné le politique et dont découle l’ordre social.

Son raisonnement est fondé sur l’idée que les intérêts individuels ne s’opposent pas à long terme, qu’ils sont au contraire similaires, car ils visent tous ce qu’il appelle «la jouissance maximale ». Son ordre économique naturel est l’ordre voulu par Dieu et dévoyé par les passions des hommes (leurs intérêts immédiats divergents). Le rôle de l’économiste est de les remettre dans le droit chemin, de les raisonner, de les convaincre qu’ils ont tous le même objectif :

«La science est… la condition essentielle de l’institution régulière des sociétés et de l’ordre qui assure la prospérité des Nations, et qui prescrit à toute puissance humaine, l’observation des lois établies par l’Auteur de la Nature, pour assujettir tous les hommes à la raison, les contenir dans leurs devoirs et leur assurer la jouissance des biens qu’il leur a destinés pour satisfaire leurs besoins. » (62)

Le rôle du législateur économiste, selon Quesnay, est donc de maintenir l’ordre économique naturel, par le biais des lois positives. Celles-ci ont pour fonction de rappeler aux hommes leur devoir qui consiste à laisser fonctionner librement les lois naturelles du com¬ merce, comme le sont les lois de l’offre et de la demande et la liberté illimitée du commerce. Cette conception suppose le respect d’un droit particulier, considéré par lui, comme un droit naturel : le droit illimité de propriété. Il s’ensuit aussi qu’il faut limiter l’intervention de l’État dans les échanges et qu’il faut admettre que le politique, oeuvre des hommes, se plie aux exigences de l’économie naturelle, oeuvre de Dieu.

Ainsi, de par le rôle attribué par Montesquieu à l’État, garant des droits naturels et garde-fou des principes, je crois que l’on peut conclure à deux conceptions diamétralement opposées et affirmer qu’il avait parfaitement conscience des inconvénients et des dangers d’une économie à tendance capitaliste telle qu’elle évoluait à son époque.

La pensée de Montesquieu ne peut être assimilée au mercanti¬ lisme et encore moins au libéralisme économique ; ces deux formes n’étant que deux stades différents d’une même pensée cherchant à théoriser l’évolution économique des sociétés vers le capitalisme.

Mais si Montesquieu n’appartient à aucun de ces courants, cer¬ tains me diront qu’il pourrait être l’expression rénovée du paternalisme économique royal : le Roi étant un Père pour ses sujets, il serait natu¬ rel qu’il leur doive travail et subsistance. Je crois que limiter sa pensée à ce seul aspect serait trop réducteur. Il serait bon d’ailleurs de mesurer la réalité de cette fameuse politique paternaliste au xvme siècle, quand on constate avec S. Kaplan, combien les agents de la monarchie, jusqu’au Roi lui-même seront confrontés aux accusations de plus en plus nombreuses de complot de famine. (63)

Il est certain que Montesquieu fut considéré par ses contempo¬ rains et successeurs comme l’initiateur d’un vaste débat d’idées sur l’économie politique. Je crois qu’il leur offrait une vision nouvelle des choses et non pas seulement une résurgence rajeunie du paternalisme économique royal. La pensée de Montesquieu témoignerait plutôt d’un courant autre, spécifique à cette période charnière qu’est le xvme siècle, qui n’était pas moulée dans le modèle économique capitaliste.

Sa conception ne pourrait-elle pas être rapprochée de ce que l’historien anglais E. P. Thompson appelle «économie morale », c’est-à-dire ime vision de l’économie qui se réfère à ime notion de consensus entre le peuple et l’État, dans la défense des intérêts généraux ; où le politique n’est pas dissocié de l’économie, mais au contraire intervient pour limiter le pouvoir de ceux qui s’arrogent le monopole des marchés et des prix ?

Cette conception ne s’est-elle pas justement affinée à cette époque précise où le pouvoir royal, avec ses compromissions, n’offrait plus de garanties suffisantes au peuple dans la défense de son droit à l’existence, et où la disparition d’une certaine morale dans la vie économique entamait largement ce fameux consensus ? Montesquieu n’a-t-il pas donné des arguments à ceux qui, après lui, tenteront de théoriser la résistance populaire à l’instauration et à la généralisation du capitalisme, et qui envisagèrent une société fondée sur un droit de propriété limité et borné par le droit à l’existence qui s’opposait fondamentalement au droit illimité de propriété ?

C’est ce que pense E. Cassirer, lorsqu’il considère que le but de l’œuvre de Montesquieu n’est pas seulement de décrire les formes et les types de constitution, mais surtout de reconstruire les régimes politiques à partir des forces qui les constituent, et il affirme :

«Il est nécessaire de connaître ces forces pour les faire aboutir à leur véritable but, pour montrer de quelle façon et par quels moyens elles peuvent être utlisées pour l’instauration d’une constitution réalisant l’exigence de la plus grande liberté possible. Une telle liberté n’est possible, selon la démonstra¬ tion de Montesquieu que dans le cas où toute force particulière est limitée et contrainte par une force opposée. La célèbre doctrine de la division des pou¬ voirs n’est rien d’autre que le développement conséquent et l’application concrète de cette pensée fondamentale.» (64)

La plus grande liberté n’est accessible que si les pouvoirs se bornent réciproquement. E. Cassirer, comme B. Groethuysen dans sa Philosophie de la Révolution française (65), pense que Montesquieu a donné aux hommes une méthode d’analyse pour comprendre les sociétés, y découvrir les rapports de pouvoir, et les faire évoluer en fonction d’un référent universel qui implique que tous les principes de vie sociale et économique soient subordonnés au politique, à la vertu politique, c’est-à-dire, au droit naturel qui a présidé à la nais¬ sance des sociétés.

C’est ce qui expliquerait pourquoi des philosophes ont continué à se référer à la pensée de Montesquieu, à y puiser des arguments en faveur du droit à l’existence, en faveur du changement et de la révolution même.

L’historien, chez lui, a apporté aux hommes une méthode d’analyse pour comprendre le désordre apparent des diverses formes de gouvernements et leur évolution.

Le philosophe leur a fourni un critère commun, un jugement moral et politique sur les multiples lois de chaque pays : la Loi Naturelle (-antérieure aux lois positives qui ne sont que le reflet des préjugés des hommes). C’est ce critère commun qui permet d’établir la frontière entre ce qui doit et ce qui ne doit pas être.

Les apports cumulés de l’historien et du philosophe Montesquieu ont donc donné à ses successeurs les moyens de dépasser les contenus de classe qu’on pouvait déceler dans son œuvre, d’utiliser sa «science politique » pour «moraliser » l’économie, pour tenter de construire un projet de société différent, de concevoir de nouveaux rapports fondés sur les droits de l’homme qui puissent rétablir la dignité humaine.

Je terminerai en citant un paragraphe de l’éloge historique de l’abbé de Mably, fait par l’abbé Brizard, en 1787, devant l’Académie royale des inscriptions et Belles Lettres qui illustre bien la pérennité des idées de Montesquieu :

«Mais si les lois de la Nature sont oubliées, si les droits de l’homme sont foulés au pied, ils n’en sont pas moins imprescriptibles ; et de temps à autres quelques philosophes, stipulant pour l’espèce humaine, ont élevé la voix ; et protestant contre la surprise, l’oppres¬ sion et la violence ont attesté la première des lois, celle qui est anté-riure à toutes les autres : ainsi de nos jours ont fait le sage Locke, Montesquieu, Beccaria, le citoyen de Genève et l’abbé de Mably.

Ils ont réclamé les droits sacrés de la Nature ; et pour me servir d’une expression déjà consacrée, le genre humain avait perdu ses titres et ils les ont retrouvés. Ils les ont lus sur le front de l’homme, et mieux encore au fond de son coeur où ils étaient inscrits en caractères indélébiles : on peut les obscurcir, mais jamais les effacer.» (66) »

Valérie Bertrand.

(1) Cité dans G. Weulersse, Le mouvement physiocratique en France, 1756-1770, Paris, 1910, t. 1, p. 27. Nous savons maintenant grâce à la thèse très remarquable de S. Meysson-nier, La genèse de la pensée libérale en France au XVIIIe siècle (ronéotypé), 1987, Paris, que le débat dont il est question remonte à Boisguilbert, Melon, Dutot et quelques autres.

(2) Buonarroti, La conspiration pour l’égalité, 1928, rééd. Paris, 1957, t. 1, p. 27.

(3) Paris, 1959

(4) L’esprit des lois, Livre XX, chapitre IV.

(5) L’esprit des lois, livre I, chap. I.

(6) L’esprit des lois, Livre I, chap. II.

(7) L’esprit des lois, Livre I, chap. I.

(8) L’esprit des lois, Livre I, chap. III.

(9) L’esprit des lois, préface, p. 116.

(10) L’esprit des lois, Livre 1, chap. III.

(11) L’esprit des lois, préface, p. 116.

(12) L’esprit des lois, Livre XXVI, chap. I.

(13) L’esprit des lois, Livre XX, chap. IV.

(14) L’esprit des lois, Livre XX, chap. IV.

(15) L’esprit des lois, Livre XX, chap. IV.

(16) L’esprit des lois, Livre XX, chap. I.

(17) L’esprit des lois, Livre XX, chap. II.

(18) L’esprit des lois, Livre XX, chap. IX.

(19) L’esprit des lois, Livre XX, chap. II.

(20) L’esprit des lois, Livre II, chap. III.

(21) L’esprit des lois, Livre III, chap. Ill (souligné par nous V. B.).

(22) L’esprit des lois, Livre XX, chap. IV.

(23) L’esprit des lois, Livre XX, chap. IV.

(24) L’esprit des lois, Livre XX, chap. X.

(25) L’esprit des lois, Livre XX, chap. X.

(26) L’esprit des lois, Livre XX, chap. X.

(27) L’esprit des lois, Livre XX, chap. XIX.

(28) L’esprit des lois, Livre XX, chap. XII (souligné par nous V. B.).

(29) L’esprit des lois, Livre XX, chap. XII.

(30) L’esprit des lois, Livre XI, chap. IV.

(31) L’esprit des lois, Livre XI, chap. IV.

(32) L’esprit des lois, Livre XX, chap. XIII.

(33) L’esprit des lois, Livre XX, chap. XII.

(34) L’esprit des lois, Livre XX, chap. XIII.

(35) L’esprit des lois, Livre XX, chap. II.

(36) L’esprit des lois, Livre XIII, chap. I.

(37) L’esprit de lois, Livre XIII, chap. VII et chap. XIX.

(38) L’esprit des lois, Livre XXIII, chap. XI.

(39) L’esprit des lois, Livre XIII, chap. VII et chap. XIX.

(40) L’esprit des lois, Livre XII, chap. XV.

(41) L’esprit des lois, Livre V, chap. Vili. <42) L’esprit des lois, Livre XIII, chap. XIV.

(43) L’esprit des lois, Livre VII, chap. I.

(44) L’esprit des lois, Livre VII, chap. IV.

(45) L’esprit des lois, Livre XX, chap. XI.

(46) L’esprit des lois, Livre XXII, chap. XVII.

(47) L’esprit des lois, Livre XXII, chap. XVII.

(48) L’esprit des lois, Livre XX, chap. XXIII.

(49) L’esprit des lois, Livre XXIII, chap. XXIX.

(50) L’esprit des lois, Livre XXIII, chap. XV.

(51) L’esprit des lois, Livre XXIII, chap. XV.

(52) L’esprit des lois, Livre XXIII, chap. XIV.

(53) L’esprit des lois, Livre XXIII, chap. XIV.

(54) L’esprit des lois, Livre I, chap. III.

(55) L’esprit des lois, Livre XV, Chap. IX.

(56) L’esprit des lois, Livre XV, chap. IX.

(57) L’esprit des lois, Livre XV, chap. Vili.

(58) L’esprit des lois, Livre XV, chap. IX.

(59) L’esprit des lois, Livre IV, chap. VII.

(60) Cf. les nombreuses réactions divergentes à la sortie du film MISSION de R. Joffé, 1986.

(61) L’esprit des lois, Livre VII, chap. II.

(62) François Quesnay, Despotisme de la Chine, in F. Quesnay et la Physiocratie, T. 2, p. 923, Paris, I.N.E.D., 1958.

(63) S. Kaplan, Le complot de famine : histoire d’une rumeur au XVIIIe siècle, Cahiers des Annales, Colin, Paris, 1982.

(64) E. Cassirer, La philosophie des Lumières, 1932, trad. Brionne, G. Monfort, 1982, p. 54 (souligné par nous V. B.).

(65) B. Groethuysen, Philosophie de la révolution française, Paris, 1956, rééd., Gonthier, 1966.

(66) Mably, Œuvres complètes, tome I, p. 38 et 39, édition de 1791.

1920. Kafka s’en explique dans ses « conversations » avec Gustav Janouch.[…] « Chacun vit derrière des barreaux qu’il transporte avec lui. Voilà pourquoi tant de livres parlent aujourd’hui d’animaux. Cela exprime la nostalgie d’une vie libre, naturelle. Mais la vie naturelle, pour les hommes, c’est la vie d’homme. Seulement on ne le voit pas. On ne veut pas le voir. L’existence humaine est trop pénible, c’est pourquoi on veut s’en débarrasser, au moins par l’imagination. »

Quelques deux siècles et demi plus tôt, La Fontaine ne disait pas autre chose dans sa préface à ses Fables choisies mises en vers, si ce n’est qu’il y ajoutait une moralité dont Kafka nous dispense. « […] Les propriétés des animaux et leurs divers caractères y sont exprimés; par conséquent les nôtres aussi, puisque nous sommes l’abrégé de ce qu’il y a de bon et de mauvais dans les créatures irraisonnables. […] »

Jean-Pierre Verdet in Préface à Le Terrier, p. 11, folio bilingue.

http://www.alicerawsthorn.com

2021

talks and debats

Women in Design
Vitra Design Museum, Wiel-am-Rhein, Germany – by Zoom
18 November 2021
Here We Are! is an exhibition of the Vitra Design Museum dedicated to the stories of women in design since 1900. Alice will participate in a panel on the gender politics of design with the exhibition’s curator Viviane Stapmanns and the designer and curator Matylda Krzykowski.
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Design as an Attitude

Brunei Design Week, Brunei – by Zoom
16 September 2021
Design as an Attitude is the theme of Brunei Design Week 2021, which is organised by the University of Brunei Darussalam. Alice will give the keynote lecture on the opening day of BD2021 to discuss the impact of attitudinal design on current practice and future possibilities.
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http://designweek.com.bn/index.html

The Design Week 2021 (DW21)is an annual event organised by the Faculty of Arts and Social Sciences, Universiti Brunei Darussalam in collaboration with industry professionals in Brunei, with the objective to discuss the importance of design practice in the development of the creative industries and other economic sectors of local, regional and global economy. The event will be held from 16 to 26 September 2021.

Departing from the bold statement “design is not a profession but an attitude” by László Moholy-Nagy in his book entitled “Vision in Motion” (1947), we take design practice as a response to a world of intense economic, social, political, cultural and ecological instability. Design cannot be governed by profit and development at all cost. Design must be driven by global welfare, promote equity, inclusion, and proactively present solutions for global problems such as social crises, environmental issues, access to education, and dysfunctional systems.

Design practice increasingly uses digital resources but never overlooks human interaction, socialisation and direct dialogue in an environment of tolerance, acceptance, mutual respect and understanding.

The Design Week will focus on four main areas:
Sustainable Design. Discusses the ecological balance between innovation and the environment and presents proposals towards sustainable lifestyles.
Creative/Smart Cities. Explores the integration of digital technologies and the transformation of urban spaces.
Cultural Identity. Analyses the impact of design in the preservation and safeguarding of cultural traditions, values and traditional knowledge.
Future of Design Work. Inquires into the rise of new modalities of design practice and the integration of design products and services across different economic sectors.

Paris, l’hôpital Robert-Debré veut « réparer » les mineurs isolés. Par Juliette Bénézit, Zineb Dryef in Le Monde du jour

« Alors que le nombre de mineurs isolés, souvent étrangers, ne cesse de croître dans la capitale, ce centre pédiatrique du 19e arrondissement développe une stratégie de suivi et d’aide pour tenter de les soustraire à l’emprise des réseaux de drogue et de prostitution.

Il y a d’abord eu le premier. A l’été 2016. Un tout petit. Overdose. Et un deuxième, un troisième… Puis ils se sont mis à affluer par dizaines aux urgences de l’hôpital parisien Robert-Debré, le plus grand centre pédiatrique d’Ile-de-France. Des étrangers de moins de 18 ans, venus seuls en France et désignés par l’administration sous l’acronyme MNA, « mineur non accompagné », ramassés dans les quartiers alentour par des pompiers, inconscients ou blessés. Luigi Titomanlio, le responsable des urgences, se souvient de leur état à leur arrivée : « poly-intoxiqués », « comateux » et parfois « très agressifs ».

Confrontés à cette situation, les urgentistes sollicitent l’aide de leurs collègues pédopsychiatres. Leur chef, le professeur Richard Delorme, décide alors de laisser carte blanche, en interne, à l’équipe spécialisée en addictologie pour les enfants et les adolescents. « Il a fallu imaginer une nouvelle façon de les prendre en charge », raconte la psychiatre Emmanuelle Peyret, chef de cette unité. Celle-ci découvre « des enfants rendus à l’état sauvage, qui se défoncent pour supporter l’insupportable » et n’ont plus confiance en personne.

Un éducateur, François-Henry Guillot, est mobilisé, ainsi qu’une interne en pédiatrie, Marie Parreillet. Avec la docteure Peyret, ils deviennent les principaux interlocuteurs de ces quelque 200 patients, âgés de 9 à 18 ans – parfois davantage. « Ils se déclarent mineurs, on les prend en charge comme des mineurs, rappelle Marie Parreillet. Notre mission, c’est de réparer ces enfants, pas de trancher sur leur âge. »

Ce travail de longue haleine, qui confine parfois à la mission impossible, les confronte aux réalités du monde des MNA. Mi-mars, l’un d’eux a perdu connaissance en pleine rue ; il avait avalé six comprimés de Lyrica, un puissant antidouleur. D’après ses papiers, il avait 15 ans. M. Guillot lui en donne quatre de moins. « Il était tout petit », décrit-il. Dans un accès de violence, il a dû être attaché. Il a refusé de parler aux soignants avant d’admettre, du bout des lèvres, habiter « chez un mec à La Chapelle ».

En décembre 2020, un autre jeune, confié à l’aide sociale à l’enfance (ASE) des Yvelines, avait lui aussi été transporté aux urgences de Robert-Debré. Son corps était couvert de plaies à vif, et d’autres, plus anciennes. Ce soir-là, François-Henry Guillot lui a rendu visite dans sa chambre. « Il suçait son pouce en regardant Gulli », se souvient l’éducateur. Puis il a fugué. Personne n’a retrouvé sa trace.

Lina, Algérienne, a 15 ans. Orientée vers cet hôpital par l’association France terre d’asile après avoir été renvoyée d’un foyer, cette ado toute menue a été signalée comme victime potentielle d’un réseau de prostitution. La première fois que nous la rencontrons, au mois de février, elle parle de se soigner et de retourner à l’école. Mais, deux semaines plus tard, quand elle revient à l’hôpital, elle présente des traces de scarification sur les avant-bras et des brûlures de cigarettes sur les mains.

« Se substituer à leur dealeur »

La semaine suivante, la voici de nouveau à Robert-Debré, les cheveux lissés, le visage maquillé, mais de mauvaise humeur. Ses jambes tremblent, elle triture les cordelettes de sa doudoune. Les deux soignants s’inquiètent : elle semble en manque. Depuis quelques semaines pourtant, elle paraissait sevrée du Rivotril, un antiépileptique qui, consommé à hautes doses, désinhibe ces jeunes.

« J’en reprends parce que je n’arrive plus à dormir », commence-t-elle. Mais, si elle en a, cela suppose qu’elle est retournée en acheter à la sauvette du côté de Barbès. « Pourquoi tu ne prends pas ton Lyrica ? », l’interrogent les soignants.

Pour ces jeunes dépendants, l’une des méthodes de sevrage proposée est de leur prescrire du Lyrica en réduisant les doses au fur et à mesure. « L’idée est de se substituer à leur dealeur et de les ramener petit à petit vers le droit commun », détaille la docteure Peyret. Certains tentent bien d’arracher aux soignants des ordonnances pour du Rivotril, mais leur réponse est ferme : c’est non. Car la priorité est précisément de les faire décrocher définitivement de ce produit, plus dangereux que le Lyrica.

Lina, malgré son ordonnance, n’a pas réussi à obtenir son anxiolytique : « La pharmacienne ne veut pas m’en vendre ! » Les soignants ont vérifié auprès de la pharmacienne en question : le produit était en rupture de stock. Une catastrophe pour ces ados qui pourraient être tentés de s’en procurer dans la rue. Ce jour-là, il a fallu plus d’une heure pour convaincre Lina de ne pas retourner à Barbès.

A Robert-Debré, les consultations s’enchaînent. Hicham, d’origine algérienne, vient ici depuis septembre 2020, lui aussi pour une surconsommation de médicaments. Il est logé par l’ASE dans un hôtel du 17e arrondissement. « Tu te sens triste ? », lui demande François-Henry Guillot. « Comment vous le savez ? », répond en souriant l’adolescent. D’après les médecins, ces patients très particuliers sont tous atteints de stress post-traumatique sévère, lié à l’exil et à leur vie dans la rue.

« Créer une alliance »

Quand il est appelé dans leurs chambres par les urgentistes pour tenter d’établir un dialogue, l’éducateur répète les mêmes gestes : baisser la lumière, se présenter, parler à voix basse, en utilisant Google Translate pour parvenir à communiquer avec eux et surtout s’agenouiller. « Je ne dois pas être en surplomb, même physiquement. » Il insiste : « On les regarde comme des enfants victimes, pas comme des délinquants. Et ce n’est pas une posture naïve : c’est le seul moyen de les garder. » Car tous ces soins sont dispensés en ambulatoire : le jeune, une fois sorti des urgences, n’est pas hospitalisé, mais il a des rendez-vous réguliers avec l’« addicto ».

Pour les faire revenir, les soignants improvisent beaucoup. Avant le Covid-19, il leur arrivait de les emmener boire un café ou un thé en face de l’hôpital. « Même ceux qui finissent leurs joints dans la salle d’attente, on ne les vire pas. On leur demande de fumer dehors », décrit Marie Parreillet. Une fois, François-Henry Guillot a offert un pot de sauce pimentée à Yedo, un petit Ivoirien qui jugeait la cuisine française trop fade. « C’était un moyen de le faire parler de ce qu’il mangeait là-bas, donc de sa vie. » Et Yedo a parlé. « On sort du cadre, c’est évident, mais l’approche classique ne fonctionne pas avec eux », poursuit François-Henry Guillot.

L’enjeu : réussir à « créer une alliance » et à faire de ce lieu un espace de répit. Ainsi, ils reviendront et se livreront peu à peu. Tout cela, les équipes de l’unité « addicto » l’ont appris sur le tas, puis en échangeant avec les acteurs institutionnels qui aiguillent ces jeunes vers elles : la protection judiciaire de la jeunesse, le secteur éducatif auprès des mineurs non accompagnés, la section des mineurs du parquet de Paris et les associations de terrain (Hors la rue, CASP, France terre d’asile…).

Depuis deux ans, tous les quinze jours, tous se retrouvent à la mairie du 18e arrondissement pour des réunions consacrées aux « mineurs en errance ». Une convention, signée le 13 janvier, a consacré ce partenariat de la Ville avec l’hôpital. « L’idée est de rendre nos outils reproductibles dans les hôpitaux de l’AP-HP [Assistance publique-Hôpitaux de Paris] confrontés aux mêmes difficultés », précise François-Henry Guillot.

« Des silences qui ne trompent pas »

L’une des principales est celle des fugues depuis les urgences. Trois ans après, tout le service parle encore de ce gamin de 13 ans qui s’est extubé avant de s’enfuir, pieds nus et en pyjama. Quand ils disparaissent ainsi, l’hôpital informe systématiquement le parquet, car il y a suspicion de traite des êtres humains. Ils en sont convaincus : ces mineurs sont pris dans des réseaux de trafic de drogue et/ou de prostitution. « A 13 ans, on ne deale pas de sa propre initiative, explique François-Henry Guillot. A 13 ans, on n’a pas de relations sexuelles avec un majeur qui vous héberge par hasard. Il y a des regards et des silences qui ne trompent pas. Et il y a ce qu’ils finissent par raconter. »

L’un des outils mis en place par l’équipe, « la procédure d’urgence vitale sanitaire », est né du cas d’un garçon de 14 ans qui, après s’être enfui des urgences orthopédiques, est revenu deux jours après avec la jambe hypertrophiée et une forte fièvre. Les médecins lui ont dit que sans une opération et une hospitalisation d’au moins trois jours il risquait de perdre sa jambe, voire de mourir. Dans sa chambre, il s’impatientait, fumait cigarette sur cigarette : pas le temps de rester là, trop de choses à faire. « Et il est parti, poursuit M. Guillot. Ça a sidéré tout le monde. C’est là qu’on a pensé à l’alerte sanitaire avec la Mairie de Paris, les associations et le parquet. »Désormais, quand un patient fugue ainsi, une alerte est diffusée dans tous les hôpitaux, commissariats et associations parisiennes. L’ado qui risquait de perdre sa jambe a été récupéré à temps par la police et opéré avec succès.

Omar, venu du Maroc, a fêté ses 17 ans à la mi-mai. Il a les cheveux bouclés, les yeux vifs. Face aux soignants, il dresse le bilan des derniers mois, parle de ses projets ralentis par le Covid-19 – trouver un patron, poursuivre sa formation de plombier et retourner à la pêche, sa nouvelle passion. A l’entendre, « tout se passe bien » dans le foyer du nord-ouest de la France où il a été placé. Il a une petite copine qui l’a invité dans sa famille pour le déjeuner de Noël, un moment joyeux ; il a découvert (et pas vraiment aimé) les huîtres.

« Mauvais souvenirs »

Son passage aux urgences de Robert-Debré remonte à 2019. Il avait pris une balle dans le genou, près du métro Barbès. Il ne parlait pas un mot de français, se comportait en petit caïd accro à tout : Lyrica, Rivotril, cannabis, cocaïne. Après avoir quitté le Maroc « à 12 ou 13 ans », il avait vécu de vols dans le 18e arrondissement. Le profil type de ceux qui disparaissent après un passage à l’hôpital. Mais sa blessure était grave. « C’est terrible à dire, mais les patients avec lesquels on parvient à établir une relation sont souvent ceux ayant subi un gros pépin, donc une prise en charge longue aux urgences », explique l’éducateur.

Omar est resté un mois à l’hôpital. Et le voici cette fois en consultation, pour voir où il en est. En venant, il est passé en métro par Barbès. « Qu’est-ce que ça t’a fait de passer par là ? », demande François-Henry Guillot. « Rien, assure Omar. J’ai entendu : “Cigarettes, cigarettes” devant le métro et j’ai mis mes écouteurs à fond. » « Ce sont des mauvais souvenirs », conclut l’ado. L’éducateur a beau lui répéter : « Tout ça n’est pas de ta faute », il répond : « En vrai de vrai, si, c’était de ma faute. Quand t’es dans la rue, avec ton joint et tes yeux explosés, que t’es habillé comme un clochard… Les gens qui donnent les conseils, ils vont pas venir te voir, ils vont avoir peur. Il y a que les gens qui vendent de la drogue ou qui vont gagner des choses sur toi qui vont venir te voir. »

Même si l’activité est difficile, chronophage et intense – les jeunes appellent à toute heure, ne reviennent pas ou se trompent de jour de rendez-vous –, ces soignants ne feraient rien d’autre au monde. Ils sont très heureux de la nouvelle vie d’Omar, d’Iyad, qui entame un CAP cuisine, de la petite Lina, presque sevrée au Lyrica et qui a compris qu’il lui fallait quitter Paris. Et de celle de tous les autres. Ils disent : « Ces gamins sont notre avenir. »» Juliette Bénézit, Zineb Dryef

White Cube (French subtitles) from Renzo Martens on Vimeo.

GLOBAL LAUNCH WHITE CUBE

15 institutions sur 4 continents
Dates: 24 mars – 15 mai 2021

Cette VOD s’inscrit dans le cadre du lancement mondial de White Cube.
Au cours de cet événement de quatre semaines, le film est projeté quotidiennement sur les murs blancs du White Cube à Lusanga, le bâtiment qui figure dans le film. Des principales institutions artistiques du monde entier organisent une série de projections en direct et des débats sur les implications du projet.
Dans le cadre de cet événement de quatre semaines, White Cube est diffusé ici pour 5,00 $.
Nous vous invitons à participer aux visites de musées virtuels et aux webinars à Lusanga et à travers le monde. Le lancement mondial dure jusqu’au 24 avril.

Les institutions participantes comprennent le National Museum (Kinshasa), le KW Institute for Contemporary Art (Berlin), SCCA (Tamale), African Artists’ Foundation (Lagos), VAC (Moscou), Van Abbemuseum (Eindhoven), Wiels (Bruxelles), ICA (Londres), Mori Art Museum (Tokyo), Picha (Lubumbashi), MPavilion (Melbourne), MACAN (Jakarta), Sharjah Art Foundation,The Africa Institute (Sharjah) et White Cube (Lusanga).

Les dates et d’autres participants seront annoncés sur notre site Web: humanactivities.org

À propos de White Cube
Dans White Cube, les travailleurs congolais des plantations ont créé un nouveau précédent. Ils ont réussi à coopter le concept du «White Cube» pour racheter leurs terres à des sociétés de plantation internationales et les sécuriser pour les générations futures.

De la violence du système de plantation à l’esthétique du ‘white cube’, le film propose une preuve de concept: les musées peuvent devenir décolonisés et inclusifs, mais seulement à la condition que les bénéfices accumulés autour du musée reviennent aux ouvriers des plantations dont la main-d’œuvre a financé – et dans certains cas continue de financier – les fondements mêmes de ces institutions.

White Cube est la suite d’ Enjoy Poverty, le film de Martens de 2008. Le film suit le Cercle d’Art des Travailleurs de Plantation Congolaise (CATPC), une coopérative de travailleurs de plantation basée sur une ancienne plantation Unilever à Lusanga, en République démocratique du Congo. Le film documente le succès de la CATPC à mettre fin au système destructeur de la monoculture sur leurs terres.

«Terre ou art. Si je devais choisir, je choisirais les deux. Mais si je ne devais vraiment en choisir qu’un, je choisirais le terrain. Où puis-je installer ma chaise et commencer à faire de l’art, si je ne suis pas propriétaire du terrain? »
Matthieu Kasiama, CATPC.

Après une tentative échouée en solo de l’artiste Renzo Martens pour résoudre les inégalités par une auto-réflexion critique, ce groupe de travailleurs des plantations utilise les privilèges associés au ‘white cube’ pour récupérer la terre qui leur a été volée. Des fondations historiques dans le travail de plantation sous contrat de géants du monde de l’art tels que la Tate Modern, le Van Abbemuseum et le Ludwig Museum’s aux quartiers embourgeoisés autour de ces musées, des salles de conseil d’Unilever aux plantations épuisées du Congo, le film définit un nouveau paradigme. White Cube ne se contente plus d’un simple examen, il propose un changement de paradigme : des solutions pratiques pour une économie inclusive et égalitaire.

White Cube est un film réalisé par Renzo Martens en collaboration avec la CATPC. CATPC utilise les revenus de cette VOD pour racheter ses terres.

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