Souleymane Bachir Diagne. Entretien

in Le Monde

Dans En quête d’Afrique(s) : Universalisme et pensée décoloniale paru en 2018 et écrit avec Jean-Loup Amselle, vous écrivez que l’Europe s’est construite sur « l’autodéfinition de soi comme naturel ». Elle aurait construit les « autres » en termes de « différences » et de « manques » par rapport à la norme qu’elle représentait. C’est ce que vous appelez l’« universalisme » par différenciation avec l’ « universel » qui se définit, quant à lui, par une visée et un horizon communs. Existe-t-il, dans l’universalisme, un complexe de domination proprement européen ? Résulte-t-il simplement d’un processus historique ou de quelque chose de plus essentiel ? Comment rattacher ce concept aux théories postcoloniales ?

Je ne crois pas que cette posture soit essentiellement européenne. Pour la bonne et simple raison que l’Europe ne s’est pas toujours définie de la manière dont le contexte colonial lui a permis de se redéfinir. L’idée, par exemple, que l’Europe serait par nature le continent de la philosophie, qui serait née d’un « miracle grec » et qui se serait poursuivie jusqu’à l’époque moderne, est une construction relativement récente. C’est le XIXème siècle qui a construit l’Europe comme une exception.

Avant cette date, le discours était différent. Roger Bacon, auteur médiéval, explique par exemple que la philosophie a parcouru plusieurs territoires et plusieurs langues, dont l’arabe. Il :considère d’ailleurs que la philosophie en arabe est plus importante que la philosophie en latin. De la même manière, les philosophes ont toujours considéré qu’ils avaient des choses à apprendre de la Chine. L’idée d’une Europe exceptionnelle qui commande que les autres s’européanisent quand elle-même n’a aucune raison de s’indianiser, de se siniser ou de s’africaniser, est une invention relativement récente, et je crois concomitante au colonialisme. L’Europe coloniale s’est construite comme une exception qui serait tout naturellement porteuse d’universalité et d’universalisme.

Mais, plus tard, les Romantiques prennent par exemple des positions assez étonnantes pour l’époque sur la question du voile ou des particularismes, qu’ils soient orientaux ou régionaux. Certains philosophes européens du XIXème siècle s’inscrivent donc en contradiction avec cette tradition…

Absolument. Le discours critique de l’universalisme qui se donne comme allant de soi est également intra-européen. Il est vrai que les Romantiques vont, par exemple, être plus attentifs aux langues et à leurs différences. Johann Gottfried von Herder développe l’idée selon laquelle les langues portent chacune un génie propre qui les rends équivalentes. Chaque langue humaine serait une perspective relativement unique sur l’humain et sur le monde. Le Romantisme est par définition porteur de cette machine de guerre contre l’universalisme qu’est le relativisme, dont l’objectif est d’apprendre à multiplier les perspectives.

Ma position, pour essayer de la définir, est précisément quelque chose qui se situerait entre un universalisme abstrait, sûr de soi et ne se questionnant pas, et le relativisme — dont je ne veux pas non plus. Je parlerais de « pluralisme ». C’est la raison pour laquelle j’essaye de tenir la position qui consiste à dire qu’il faut partir du pluriel. Ne pas accepter, pour prendre un exemple précis, qu’il y a des langues qui seraient par nature des langues incomplètes et qui ne mériteraient pas le nom de langue. Vous disiez que l’Europe a défini à un moment donné toutes les autres cultures au regard de leurs « manques ». L’exemple le plus évident est celui des langues. On a reproché aux langues africaines de « manquer » de concepts abstraits, de «manquer » de temps futurs — manque qui témoignerait de l’incapacité des Africains à se projeter dans l’avenir —, de surtout « manquer » du verbe « être ». Le verbe « être » a une importance considérable — on peut le comprendre —, car toute l’ontologie est construite sur la grammaire du verbe « être ».

Mais de là à dire que certaines langues « manquent de », cela n’a aucun sens. Aucune langue ne manque de quoi que ce soit. Toutes les langues sont complètes en tant qu’elles sont une expérience humaine du monde. Et donc décider qu’elles sont toutes situées sur une même ligne d’évolution et que si elles ne ressemblent pas aux langues indo-européennes, ça signifie qu’il leur manque ceci ou cela, voilà un modèle très précis d’universalisme. Or, le romantisme, et Herder précisément, remettent justement en question cet évolutionnisme et ce caractère unilinéaire.

Vous avez conçu une « théorie de la traduction » pour éclairer votre conception de l’universel. En quoi s’oppose-t-elle à l’universalisme ?

Maurice Merleau-Ponty et l’article « De Mauss à Claude Lévi-Strauss » qu’il écrit en 1960 dans La Nouvelle Revue Française ont été pour moi une révélation. Le philosophe explique que l’ère de « l’universel de surplomb » est terminée. Il met à mal l’idée qu’une région du monde, l’Europe, se tiendrait à la verticale de l’universel, et que cela lui donnerait ce caractère unique qui légitimerait, par exemple, l’envoi d’anthropologues dans le reste du monde pour connaître les autres. Quand Merleau-Ponty écrit que c’est terminé, il est en train de prendre toute la mesure de l’époque de décolonisation, de l’irruption du pluriel. Les cultures, les nations, les peuples, les langues remettent en question l’Europe comme seule scène de l’histoire universelle.

« L’Amérique a été découverte en 1492 » : il n’y a pas de phrase plus absurde. Merleau-Ponty, en dénonçant «l’universel de surplomb », est le premier me semble-t-il à avoir exprimé de manière aussi claire ce que signifie cette irruption du pluriel. Désormais, plus personne n’est autorisé à décréter « je suis l’universel, ralliez-vous à mon panache blanc ». En revanche, si on ne renonce pas à l’universel, cela veut dire qu’il va falloir le chercher dans cette nouvelle situation de pluralité. Et il va falloir le chercher tous ensemble, comme notre horizon commun. Certaines personnes me demandent : « mais pourquoi, diantre, te faut-il l’universel ? ». La dernière fois que j’ai vu Édouard Glissant, il m’avait invité à donner une conférence à l’Institut du Tout-Monde et avait trouvé que j’étais bien trop impatient d’aller vers l’universel. Cette question : « pourquoi est-ce que c’est l’universel qu’il te faut ? » est la question qu’il m’a posée.

En parlant d’Édouard Glissant, comment distinguez-vous d’ailleurs « l’universel » de son concept de « Tout-Monde » ?

Je crois qu’il y a des choses chez Glissant qui vont dans le sens de ce que je dis. D’un texte à l’autre, les définitions du Tout-Monde sont différentes. Selon le propos qu’il tient, le Tout-Monde ressemble quelque peu à ce que je viens de définir comme horizon commun, notamment quand il dit « j’écris en présence de toutes les langues du monde ». Je suis d’accord avec l’idée selon laquelle, quand j’utilise une langue, j’ai conscience qu’elle est une parmi plusieurs mais que, par ailleurs, les langues du monde, sont autant de perspectives sur l’humain. Toutes éclairent cette condition commune qui est la nôtre. En revanche, les mots que l’on multiplie de nos jours, « pluriversel », « diversel », etc., pour aller contre l’universel, je ne comprends pas bien.

Votre propos peut faire écho à une expérience de pensée formulée par Ali Benmaklouf dans La force des raisons. Il évoque deux explorateurs qui, chacun de leur côté, découvrent une montagne. Le premier, qui explore le versant nord, apprend qu’elle s’appelle « Afla ». Le second, parcourant le versant sud, apprend qu’elle est désignée par le terme « Ateb ». Quand les deux individus se retrouvent ensuite, ils décident de choisir l’un des deux noms pour désigner le mont. Selon le philosophe, cette commodité d’usage n’en est pas moins un renoncement à « la richesse anthropologique, liée à la diversité des expressions et à la diversité des langues  ». Les deux termes désignent en effet des expériences différentes, une vision enneigée du mont d’un côté, rocailleux de l’autre. Est-ce à cet appauvrissement que vous tentez de répondre ?

Oui, et je vais continuer à citer mon fameux texte de Merleau-Ponty. Il affirme que l’universel « horizontal », à rechercher ensemble, est une pure métaphore. En effet, on ne sait pas très bien quelle réalité cet universel recouvre. Mais il ajoute qu’il s’agit d’un processus similaire à celui d’apprendre une langue à partir de la sienne propre. Et c’est de là que me vient le modèle des langues et de la traduction : l’idée qu’avoir une visée commune est similaire à l’apprentissage d’une autre langue. Apprendre une langue nécessite d’avoir bien conscience que la traduction n’est pas une solution miracle qui va aboutir à une transparence réciproque. Dans la traduction elle-même il y a de l’intraduisible, de l’irréductible. On n’arrive jamais à une traduction parfaite qui assurerait que les deux mots utilisés pour désigner le sommet de la montagne recouvrent la même réalité. L’indétermination de la traduction, énoncé par Merleau-Ponty comme phénoménologue, est également développée par le logicien Willard Van Orman Quine dans son article « Deux dogmes de l’empirisme ».

L’intraduisible fait partie de la rencontre, de la traduction. Cet intraduisible sauvegarde l’idée d’opacité développée par Glissant. L’opacité est nécessaire contre la phagocytose. L’opacité met justement à mal la posture qui consiste à dire « je vous envoie mes anthropologues, ils vont non seulement vous comprendre mais vous rendre clairs à vous-même ». Cette opacité ne s’oppose pas à la relation, elle est au contraire condition de la relation. On le voit également dans l’amour. Si vous voulez à tout prix traverser l’esprit et les recoins de la personne aimée, vous détruirez votre couple. C’est une invasion.

C’est également ce que dit Emmanuel Levinas quand il affirme la nécessité de libérer un espace à autrui…

Exactement. Vous construisez votre relation à partir de l’espace d’autrui, de l’opacité de l’autre, de l’intraduisibilité de l’autre aussi. Voilà, au fond, à quoi me sert ce modèle de la traduction. « De Mauss à Claude Lévi-Strauss » a été important pour moi car il m’a permis de prendre la mesure de ce qu’est l’universel. Je lis actuellement Plaidoyer pour l’universel de mon ami Francis Wolff. Il reprend une critique renouvelée qui consiste à affirmer qu’il y avait de l’universel et que les postcoloniaux l’ont mis à mal en introduisant du relativisme. Le risque serait d’arriver à un point où l’on ne va plus communiquer, où chacun va affirmer son identité, étroitement définie. Étant un homme noir d’1m80, j’aurais une expérience que vous ne comprendriez jamais.

Mais pourquoi considérer qu’il y avait de l’universel sans problème et que ce seraient les postcoloniaux qui auraient introduit une pluralité ? Ma position consiste à dire qu’au contraire, c’est maintenant que tout le monde est assis autour d’une même table dans l’équivalence totale que la question de l’universel se pose. L’idée que l’universel était acquis, qu’il aurait été agressé et qu’il faudrait maintenant le défendre est totalement folle. Je dirais personnellement, dans une formule un peu provocatrice : « il n’y a jamais encore eu d’universel, c’est le moment de l’inventer ».

Dans son livre Morale minimale, morale maximale, le philosophe américain Michael Walzer tente de trouver l’articulation de l’universel et du particulier. Il se sert notamment d’une photo de manifestants à Prague qui réclament la vérité et la justice. Il écrit alors : « En voyant cette image, j’ai su immédiatement quel sens donner à ces pancartes — et tous les autres spectateurs avec moi. Mieux encore : j’ai reconnu et accepté les valeurs que défendaient ces manifestants – et tous (ou presque) avec moi (…) Ces manifestants avaient en partage une culture qui m’était profondément étrangère ; ils réagissaient à une expérience inconnue de moi. Et pourtant, j’aurais pu défiler parmi eux sans éprouver la moindre gêne. J’aurais pu brandir les mêmes pancartes ». Est-ce que cette affirmation fait écho à la pluralité dans l’universel que vous préconisez, réussir à articuler irréductibilité de l’expérience et horizon commun ?

Absolument. Je viens par exemple de parler de Francis Wolff avec qui je suis profondément d’accord quand il affirme que, quand vous luttez parfois au nom d’une certaine identité, c’est en réalité au nom de l’humain en général que vous luttez. Un exemple : l’apartheid. Nelson Mandela ne s’est pas battu contre l’apartheid pour le remplacer par l’apartheid des vainqueurs — donc le sien —, mais pour y mettre fin. Il propose, à cette fin, le concept d’« ubuntu ». La meilleure traduction possible est « faire humanité ensemble ». Faisons humanité ensemble, créons une nation arc-en-ciel qui nous permet de sortir de la logique de tribus.

Autrement dit il ne faut pas qu’il y ait une victoire d’une tribu sur l’autre, il ne faut pas non plus chercher à élargir la tribu, il faut sortir à pieds joints hors de la tribu vers cette humanité commune. Et comprendre que cette humanité commune n’est pas donnée, elle est une tâche. « Ubuntu » signifie que l’humain se crée, l’humain est une tâche vers laquelle aller dans la réciprocité. C’est pour cela que l’ubuntu est mon autre modèle d’horizon commun. Il renvoie à l’idée que les expériences humaines sont partageables, que nous ne sommes pas enfermés dans des expériences considérées comme incommunicables. Si nous les considérons comme incommunicables, on crée une juxtaposition d’identités dont on ne sort pas.

Que pensez-vous de la critique de l’universalisme telle qu’elle est formulée par Lévi-Strauss (1) et de sa réappropriation par les populismes de droite, qui affirment que leur rejet des autres cultures n’est pas un mépris mais une célébration de leurs différences ?

Cette réappropriation est effectivement emblématique d’une très contemporaine de conservatisme. Alain De Benoist avait écrit un livre intitulé Europe, Tiers-monde, même combat. Il affirmait que le combat du « Tiers-monde » d’exiger la reconnaissance de son identité était le combat de l’Europe également. En gros, chacun reste chez soi. Il suffit de gratter un peu pour faire surgir toutes ces doctrines du grand remplacement. Si on ne sait pas qui est Lévi-Strauss et si on lit ce passage sorti de ce contexte, on peut considérer qu’il est une bonne illustration de l’idée qu’il faut protéger les cultures les unes des autres.

C’était également l’idée de l’apartheid. Prenons son sens premier : il s’agit simplement d’un développement séparé. L’apartheid disait « les cultures humaines sont ainsi faites qu’elles sont comme les plantes, elles doivent avoir leurs propres terres, ce qui est bon pour l’une n’est pas bon pour l’autre ». Ce que dit Lévi-Strauss sur la créativité artistique justement — qu’elle suppose précisément cette forme d’authenticité qu’on défend contre la phagocytose — peut parfaitement aller dans cette direction-là.

Je considère pour ma part que le discours sur le pluriel est ineffaçable. Le pluralisme est à la fois la défense du pluriel et la visée de l’horizon commun. Prétendre qu’une culture perd par son hybridation est absurde. C’est tout l’eugénisme habituel dont on sait ce que l’extrême-droite en a fait : la peur du métis.

La peur du phénomène de créolisation, pour revenir à Glissant…

La peur de la créolisation, en effet. Mais la créolisation se situe également dans l’art, dans la langue, etc. Dans le cas que j’expose, il s’agit d’une peur encore plus primaire : une peur biologique. Cette peur biologique a toujours nourri les racismes les plus fermés. Le grand schéma raciste était la peur de l’homme noir avec la femme blanche. Il s’agissait de l’horreur absolue, d’une image insoutenable pour les racistes, punie de lynchage ! Parce que précisément cela portait sur le biologique.

À l’instar des craintes du grand remplacement. C’est pour cette raison que je ne suis pas relativiste. Pas simplement parce qu’il se trouve qu’esthétiquement je préfère parler de pluralisme, mais parce que le relativisme porte en lui ces dangers-là : l’insularité des civilisations et l’incapacité de traverser les frontières. Quand j’affirme que « l’intraduisible fait partie de la traduction », je place la traduction en premier. Je trouve que la traduction est créatrice. Et si j’insiste sur l’intraduisible, je fragmente l’humanité en tribus. Évidemment, dans ce cas-là, on n’en sort jamais.

À propos de l’unité dans le pluralisme, vous écrivez que « s’il faut dire l’Afrique au singulier, ce n’est pas par ignorance de la pluralité constitutive du continent (…) mais c’est qu’il s’agit de nommer une idée, un projet, un telos. (…) Parler d’Afrique au singulier n’est pas une marque d’un essentialisme mais d’un désir d’Afrique », « Désirer l’Afrique, c’est vouloir faire de l’unité dans le pluralisme  ». Et vous ajoutez : « à l’instar de parler d’un projet européen qui inclut tous les pays européens dans leur diversité  ». Comment le singulier ne peut-il être en même temps la négation d’une diversité ? Est-il juste de parler d’une Europe ? N’est-ce pas ce que l’on reproche d’ailleurs à Edward Said, entre autres, cette idée d’un Occident et d’un Orient, définis par leur opposition ?

Oui, et là aussi il faut faire attention. Said a raison de dire qu’il faut éviter de parler de grandes entités : l’Europe, l’Occident, etc. Pourtant, il tombe dedans d’une certaine manière quand il parle de l’Occident. Quand il parle d’orientalisme, il reproche à l’Occident d’unifier l’Orient. Le problème est que ce faisant, il unifie aussi l’Occident. Et donc quand je parle de telos, c’est l’idée d’un telos politique. Je considère que le panafricanisme est un projet. Le panafricanisme doit précisément être une manière de créer une unité africaine qui se situe dans le pluralisme. Vous avez des panafricanistes « extrêmes », qui affirment qu’on ne pourra parler de communauté à l’unique condition d’une langue commune. Je suis personnellement plus proche de Ngugi Wa Thiong’o qui affirme que le « re-membering of Africa » — en jouant en anglais sur les mots « souvenir » et « remembrement » — se fera dans le pluriel, à l’image de la reconstitution de l’unité première de la déesse Osiris. Que toutes les langues africaines redeviennent des langues de sens et de création est pour lui la meilleure manière d’atteindre cette finalité de reconstitution d’une unité africaine.

L’Afrique doit-t-elle tirer des leçons du projet européen ? Comment les Africains peuvent-ils concrètement agir pour que ce désir d’Afrique aboutisse à la création d’une Afrique, étant donné qu’on a vu en Europe les impasses d’une logique de construction fondée sur les questions économiques mais pourvue d’une faible assise politique ?

Je crois que l’Afrique a des leçons à apprendre de l’Europe : des positives à imiter mais également des négatives à éviter. La première chose est que ce panafricanisme ne pouvait au fond se penser réellement qu’aujourd’hui, à une époque où l’Afrique n’est plus ce continent oublié des droits de l’Homme et de la démocratie. Parce que je crois que cette unité dans le pluralisme n’est concevable que dans les démocraties.

La deuxième chose est qu’il y a une forme de prudence dans la constitution du panafricanisme. Quand l’Union africaine dit qu’il faut considérer en priorité cinq régions africaines à intégrer, il y a derrière une logique intéressante et importante. J’ai le sentiment que parler ou créer un Ouest africain a une certaine cohérence historique. Les grands empires africains correspondent grosso modo à la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) aujourd’hui.

Cela ne suffit pas, évidemment. Contrairement à mes amis un peu idéalistes et fédéralistes qui défendent la création d’une unité africaine, affirmant que les peuples le veulent mais que les politiques l’empêchent, je considère que l’unité des peuples n’est pas si évidente. On a des exemples de peuples prêts à se trucider. Mais ces ensembles régionaux, que l’on doit considérer comme ouverts, ont leur cohérence. Cette manière d’y aller par cercles concentriques me semble intéressante. Je suis très attentif au fait que le Maroc ait par exemple décidé de rejoindre l’Afrique de l’Ouest. Cela fait sens historiquement. Après tout, l’histoire du Maroc est profondément liée, pour le meilleur et pour le pire, à l’Empire songhaï. Donc l’Ouest africain est aussi, d’une certaine façon, le Maroc.

Quand le Maroc décide aujourd’hui d’entamer cette démarche, c’est au nom d’une certaine cohérence économique qui fait, par exemple, que son tête-à-tête avec l’Algérie est totalement improductif et va probablement le rester pour quelque temps. Je défends donc la création d’ensembles cohérents mais ouverts, avec une démarche qui soit flexible. Cela me semble être la meilleure façon de mettre en œuvre le panafricanisme. Et à ce moment-là, tirer des leçons des avancées mais aussi des échecs de l’Europe.

Vous accordez donc une place particulière à la question de la démocratie dans votre panafricanisme, alors même qu’on a souvent fait le reproche aux thuriféraires de la démocratie d’avoir une volonté universalisante…

Oui, mais de ce point-de-vue là je crois en une espèce de dénominateur commun de la démocratie. Je ne pense pas que la démocratie soit de l’universalisme européen. Je suis de ceux qui pensent que les peuples ont tous faim de démocratie.

Sur la question des difficultés auxquelles l’Europe fait aujourd’hui face, on peut citer la montée des ethno-nationalismes. Vous affirmez, à ce propos, qu’on assiste à une « tribalisation mondiale qui voit se substituer aux luttes de classes les guerres culturelles des ethno-nationalistes ». Pour lutter contre ces mouvements ethno-nationalistes, vous écrivez que « nous avons aujourd’hui besoin d’une politique de l’humanité ». Par qui et comment doit être menée cette politique de l’humanité ? Ne risque-t-on de ne pas se voir substituer une nouvelle tutelle accusée d’être « universalisante » ?

L’expression « politique de l’humanité » a été utilisée par Barack Obama venu en Afrique du Sud à l’occasion de ce qui aurait été le centième anniversaire de la naissance de Nelson Mandela. C’est aussi l’idée que défendait Henri Bergson, pour revenir à la philosophie : que nos politiques doivent être dictées par un principe régulateur qu’est l’humanité. Les tribus sont données, immédiates. Il ne faut bien évidemment pas nier la force du tribalisme.

Quand Jean-Marie Le Pen disait préférer ses filles à ses nièces, ses nièces à ses cousines, etc., d’une certaine manière c’est une évidence. Les philosophes communautariens défendent cette idée également. Je vois ma tribu qui est concrète, m’entoure, partage la même langue, la même religion. Mais je ne vois pas très bien ce qu’est l’humanité. Il y a deux sources pour éclairer l’idée de l’humanité : la philosophie — la raison philosophique nous parle d’une humanité — et la religion. Bergson disait toujours préférer sur ce plan les religions qui, selon lui, jouent sur l’émotion. Quand le Christ affirme que votre « prochain » doit être considéré même s’il n’est pas forcément votre « proche », cette parole est performative et l’humanité qui était un concept abstrait devient relativement concrète.

Maintenant, quel est le mécanisme qui permet d’en faire une politique — car ce que je dis est généreux, éthique mais il faut aussi pouvoir le mettre en pratique ? Il s’agit du multilatéralisme. La seule manière de faire une politique de l’humanité est de renforcer le multilatéralisme et cet instrument décrié que sont les Nations Unies. Je crois qu’il faut renouer avec l’idéalisme des Nations Unies et des institutions multilatérales. Si l’on veut être concrets et ne pas simplement survoler philosophiquement la question, la traduction institutionnelle d’une politique de l’humanité est le multilatéralisme.

En même temps, le multilatéralisme est aussi beaucoup critiqué. Comment faire face à ce rejet des institutions multilatérales qui semble s’étendre avec la montée des populismes ?

À mon avis, Jair Bolsonaro, par exemple, est totalement anti-multilatéraliste sur le sujet de l’Amazonie, et c’est cohérent avec le fait qu’il soit un ethno-nationaliste et un tribaliste. Nous ne pouvons plus ignorer que l’Amazonie est, selon l’image consacrée, un des poumons du monde. Cela signifie que chacun a personnellement une forme de droit sur l’Amazonie, ou sur la forêt congolaise. Parce que ma maison en tant qu’être humain respire avec l’Amazonie. Mais qui peut nous faire légitimement considérer que l’Amazonie est un bien commun et opposer à Bolsonaro une critique qu’il ne puisse dénoncer comme étant « un discours colonialiste du président Macron » ? La communauté internationale, si cette notion existe. La communauté internationale est la représentation de l’idée d’humanité. C’est l’humanité en tant que telle qui habite la terre et qui a la responsabilité de faire que la terre reste habitable.

Partant de là, l’État, la structure étatique même est un problème… Car les personnes comme Jair Bolsonaro s’opposent non seulement aux notions d’humanité et de communauté internationale, mais également aux tribus amazoniennes, à l’échelon réduit. Le Président brésilien ne porte pas la voix des tribus dans le cas amazonien. L’État devient donc un mauvais relais entre le très particulier et la communauté internationale. Est-il, dès lors, l’échelle réellement pertinente pour la construction d’une humanité ?

C’est pour cela que les décisions se prennent à des niveaux multiples. Les grandes questions planétaires comme l’environnement doivent conduire à un renforcement de la communauté dite internationale. Je répète qu’il s’agit du seul moyen d’avoir la légitimité consistant à dire à Bolsonaro « nous avons un droit de regard sur votre forêt amazonienne et nous ne sommes ni le Président Macron, ni la France, mais la communauté internationale, les Nations Unies » — même s’il n’est évidemment pas question de supprimer la souveraineté de l’État brésilien d’un trait de plume sur ces questions environnementales.

La signification et le rôle des tribus va changer selon la stratégie mise en place et le jeu des acteurs. Dans ce cadre précis, les tribus sont du côté du multilatéralisme. Elles refusent à l’État brésilien le droit de transformer toute la nature en ressource économique et d’abattre des arbres ou de brûler des terres. Leur relation à la nature se répercute à un niveau international, au-delà de la nation brésilienne.

La restitution des biens culturels africains à l’Afrique fait-elle partie de cette « politique de l’humanité » que vous préconisez ?

Je dirais que cette politique de l’humanité appelle effectivement à la restitution des objets d’art africains. On ne fait pas suffisamment attention au sous-titre du rapport écrit par Felwine Sarr et Bénedicte Savoy [rapport remis au Président de la République le 23 novembre 2018, ndlr.] et qui s’intitule « Restituer le Patrimoine africain : vers une nouvelle éthique relationnelle ». Ce qui est visé dans la restitution de ces objets est leur capacité à créer de la relation, de la réciprocité. Les auteurs citent en particulier le mandat du président sénégalais de l’UNESCO de 1974 à 1987, Amadou-Mahtar M’Bow, dont un des combats a été celui de la restitution. Il prononce un discours magnifique en 1978 où il affirme que les objets qui ont circulé ont fait pousser des racines dans leur lieu d’accueil, ils ont créé de la « signification ».

Le fait que certains de ces objets se soient trouvés au Musée d’ethnographie du Trocadéro, pour prendre un exemple français, explique en grande partie leur influence sur Pablo Picasso, Georges Braque et d’autres peintres modernes. Il ne s’agit donc pas de se couper de ces significations et de considérer que ces objets qui sont partis vont revenir « à la maison » inchangés. Ces objets ont créé du lien et il faut penser ce lien. Je crois que le meilleur endroit pour cela est l’UNESCO.

Les objets d’art dont la question de la restitution se pose ont parfois été créés par des communautés qui sont à cheval sur plusieurs frontières nationales. Le rapport Savoy-Sarr préconise que les procédures de restitution soient « engagées dans une relation d’État à État. (…) Les biens de l’État seraient donc rendus à l’État demandeur, à charge pour celui-ci, après négociation, de rendre l’objet à sa communauté ou propriétaire initial ». Que répondez-vous à ceux qui soutiennent que pour être éthiquement fondées, les restitutions doivent d’abord poser la question de l’interlocuteur légitime (tribus, communautés, etc.) ?

C’est effectivement un reproche qui leur a été fait. Mais je crois qu’il s’agit d’un mauvais procès. C’est l’État français qui a déclenché cette question de la restitution. Emmanuel Macron parle, en tant que président de la République, au nom de l’État français. Les relations qu’il s’agit d’activer sur cette question sont les relations entre nations. L’idée selon laquelle ces objets auraient été pris non pas à l’État du Sénégal mais disons à la tribu Diola — pour prendre un exemple au hasard — est inextricable. Si ces objets ont été pris à la tribu Diola, il faudrait les rendre à la tribu Diola. Mais la tribu Diola est-elle toujours la tribu Diola ? Est-ce qu’entre temps, cette tribu qui avait créé ces objets pour son culte religieux ne s’est pas convertie en partie au christianisme, mais surtout à l’islam ? Et d’ailleurs, l’islam n’est-elle pas une religion iconoclaste qui déteste ces objets qui ressemblent à des fétiches qu’il faut détruire ?

Ma réponse est de dire « qui êtes-vous, directeurs de musée, pour sous-peser la question de savoir s’il faut rendre ces objets à l’État sénégalais ? ». Voilà une attitude proprement colonialiste. Un fonctionnaire de l’État français se met à juger un État indépendant et souverain, en se demandant s’il convient de lui donner des objets, ou pas. C’est la raison pour laquelle je prône le multilatéralisme. Qu’il ne faille pas rendre ces objets à Paul Biya, président de la République du Cameroun, dans l’état actuel des choses, je suis le premier d’accord. Premièrement, parce que c’est un tyran. Deuxièmement, parce que je peux imaginer un tel état tyrannique se servir de ce genre de revendications à des fins totalement nationalistes. On peut même imaginer que ça soit une manière de renforcer une tribu contre d’autres tribus, etc. Donc bien évidemment que la restitution à certains États peut être sujette à réserves. Simplement personne d’autre que l’Unesco n’a le droit d’en juger. Se positionner sur ces questions doit être du ressort de la communauté internationale.

Une fois que la décision de restituer a été prise, plusieurs options se présentent au Président sénégalais. Soit ces objets ont été déterritorialisés en quelque sorte et ont acquis une signification nouvelle, il décide alors de les placer dans un musée national. Soit les conditions sont réunies pour une forme de reterritorialisation. Savoy et Sarr laissent la porte ouverte à ces possibilités. Il y a des endroits en Afrique où des groupes culturels souhaitent « recharger » des objets restitués. C’est la métaphore utilisée dans le rapport. Ces groupes culturels souhaitent recharger les objets spirituellement, leur rendre leur signification et ils pourront, dès lors, reprendre une place à l’intérieur d’une sorte d’économie spirituelle ou religieuse. Dans ces cas-là, l’État peut décider de faire des musées communautaires. Il y en a par exemple dans le sud du Sénégal, au Cameroun, etc. Les chefferies traditionnelles émettent le désir de récupérer des objets et c’est à l’État souverain d’en décider.

Pourtant, décider de ne pas rendre des objets à un « tyran » suppose un jugement normatif souvent contesté, et présente le risque de ne pas respecter les souverainetés. Certains chefs d’États ne reconnaissent par exemple pas la légitimité de l’UNESCO ou de la communauté internationale. Que faire si un État souverain, qui souhaite que certains objets lui soient restitués, refuse la position de l’UNESCO ?

Ce sont des difficultés effectives dont j’ai conscience. Je souhaite simplement que cette discussion difficile sur la restitution ait pour cadre l’UNESCO et non le bureau d’un fonctionnaire.

Un autre point problématique concerne le statut de l’objet. Les objets d’art non-occidentaux avaient souvent une fonction rituelle avant d’être artistique. Et alors qu’ils sont devenus des objets d’art par le prisme d’une vision française, ils sont restitués sous cette dénomination à des propriétaires qui les considéraient autrement. Revient-il dès lors aussi aux États africains de se prononcer sur la nature de l’objet quand il est récupéré ?

Sur ce plan, il y a deux philosophies. Je considère que l’art commence quand les dieux sont partis des objets. Je considère que ces objets ont acquis des significations nouvelles et l’idée même qu’ils redeviennent des objets rituels me semble purement artificielle. Je crois qu’aujourd’hui ces objets parlent le langage de leur forme plastique. Ils sont, par la force des choses, devenus ces formes plastiques. Pour dire tout le bien que je pense du Musée du quai Branly, je fais partie de ceux qui ont trouvé que c’était une bonne chose de sortir de l’ethnologisme quand ces objets étaient au Musée de l’Homme.

Ces objets parlent d’eux-mêmes et une présentation minimale sur leur origine et non sur leur fonction — que c’étaient, par exemple, des masques portés pendant les saisons des pluies — suffit. Ils parlent le langage des formes. Laissons ce langage des formes parler au spectateur. Cela dit, je conçois très bien que j’exprime un point de vue rationaliste et philosophique. J’admets que c’est probablement parce que ces objets n’ont plus aucune signification religieuse pour moi, bien au contraire, que j’accepte plus facilement qu’ils ne soient que le langage de leur propre forme et de leur beauté plastique. Peut-être que quelqu’un qui serait resté proche des religions en question penserait qu’il y a encore une dynamique ou une force de l’œuvre. Je laisse cette question ouverte…

En pratique, ces objets perdent généralement cette force spirituelle après les rituels pour lesquels ils sont créés, de l’aveu même de leurs auteurs…

Oui, vous avez des gens qui considèrent que leur création était cyclique. Ces objets avaient un temps de vie qu’ils n’ont plus. Ils étaient donc voués à être jetés ou recyclés d’une manière ou d’une autre. S’ils nous intéressent maintenant, c’est simplement par le langage de leur forme.

Une fois le caractère artistique admis, n’existe-t-il pas une manière de contourner ces enjeux de la restitution en insistant sur la question du telos de l’œuvre et du spectateur ? Pensons à la polémique récurrente autour de la demande, formulée par les grecs auprès du British Museum, d’un retour des frises du Parthénon au musée d’Athènes construit pour l’occasion à côté de l’Acropole. Certains philosophes s’étaient exprimés pour déplacer le débat de la question de l’appartenance à celle de la finalité de l’œuvre, à savoir celle d’être vue dans les conditions les plus conformes au souhait de l’artiste. À ce titre, Athènes apparaissait comme l’endroit idéal pour en apprécier la qualité, notamment du point de vue de la lumière. Que pensez-vous de ce type de raisonnement, séduisant d’un point de vue philosophique mais complexe à mettre en pratique ?

C’est là, à mon avis, que la discussion sur la circulation devient importante. Restitution va avec circulation. Les interlocuteurs de Sarr et de Savoy ont essayé de se servir de la circulation en affirmant que ces objets n’étaient pas voués à être restitués mais plutôt à circuler. Il valait donc mieux trouver le moyen de les faire circuler. Sauf qu’il y a un titre de propriété nécessaire à la circulation des œuvres. Nous sommes dans un monde où les choses ont des propriétaires, où la propriété intellectuelle a un sens. « Qui prête à qui ? » est une question légale à laquelle il faut répondre.

En revanche, il faut effectivement faire en sorte que ces objets circulent. Je crois que ces fresques, une fois les questions de propriété légale réglées, offriront deux visages et donc deux significations possibles. Un visage à l’intérieur du British Museum qui saura comment les disposer pour obtenir un certain effet et une certaine conversation de ces fresques avec les autres objets environnants. Et il y a aussi la signification dont se chargent ces fresques si on les met en Grèce sous les lumières originelles méditerranéennes. Mais c’est indépendant, me semble-t-il, de la question de la restitution. C’est lié par contre à la question de l’éthique relationnelle, qui fait que nous pouvons imaginer des musées mondiaux, universels de ce point de vue. Le Metropolitan Museum of Art (Met) de New-York va organiser à partir de janvier, une exposition sur l’Art africain. Le Sénégal lui a prêté trois pièces magnifiques : un mégalithe, un petit bouclier en or, et une pierre préhistorique légèrement creusée qui ressemble à une vierge.

Voilà de la belle circulation. C’est le début d’une éthique relationnelle entre le Met et Dakar. Simplement, il est clair que ces objets appartiennent à Dakar. Vous ne pouvez vous-même entrer dans ce circuit du prêt et de la circulation que si vous êtes propriétaire de quelque chose. Un des aspects du rapport était de dire que l’Afrique a été tellement dépourvue, qu’on peut estimer que 95 % des biens sont à l’extérieur. C’est énorme. Ces taux sont sujets à discussion. Mais même si ce n’est pas exact et qu’il s’agit de 80 %, cela reste énorme. Cela signifie que pour qu’un continent autant dépossédé puisse entrer dans cette éthique relationnelle, il faut que des objets lui soient restitués. Cela a d’ailleurs commencé. Faire circuler est important.

S’il y a bien un marché qui subit des trafics en tout genre de particulier à particulier, c’est le marché de l’art non-occidental (africain, précolombien, etc.). De ce point de vue, des pièces parfois plus belles que celles acquises par les musées sont détenues par des particuliers. Comment travailler sur cette question ?

C’est pour cela que l’effet de ce rapport ne va pas simplement être de restituer. Le plus important est que l’idée de provenance entre dans les mentalités des opinions publiques. À Londres, une vente aux enchères a par exemple été empêchée par la société civile car une pièce mise en vente était litigieuse. À la différence des années 70 où l’on parlait déjà de restitution, il s’agit aujourd’hui d’une préoccupation publique. Les détenteurs d’objets doivent prouver que leur provenance est légale et légitime. Car l’espace colonial était également un espace de transaction. Il est faux de dire que tout a été pris par violence. Des objets ont été achetés, vendus, échangés. Il est important de le dire. Ces questions de provenance et de légitimité vont dorénavant être plus souvent posées et j’espère que le marché sera mieux régulé du fait de cette atmosphère nouvelle installée.

Sources

(1). Dans Le Regard éloigné, en 1983, il fait part de son scepticisme face à « La fusion progressive de populations jusqu’alors séparées par la distance géographique, ainsi que par des barrières linguistiques et culturelles, [marquant] la fin d’un monde qui fut celui des hommes pendant des centaines de millénaires, quand ils vivaient en petits groupes durablement séparés les uns des autres et qui évoluaient chacun de façon différente, tant sur le plan biologique que sur le plan culturel ». Il parle ensuite de la mondialisation comme un « mouvement qui entraîne l’humanité vers une civilisation mondiale, destructrice de ces vieux particularismes auxquels revient l’honneur d’avoir créé les valeurs esthétiques et spirituelles qui donnent son prix à la vie et que nous recueillons précieusement dans les bibliothèques et dans les musées parce que nous nous sentons de moins en moins certains d’être capables d’en produire d’aussi évidentes  ». Pour l’anthropologue, « toute création véritable implique une certaine surdité à l’appel d’autres valeurs, pouvant aller jusqu’à leur refus, sinon même leur négation. Car on ne peut, à la fois, se fondre dans la jouissance de l’autre, s’identifier à lui, et se maintenir différent ». « On doit reconnaître », conclut Lévi-Strauss, « que cette diversité [du monde] résulte pour une grande part du désir de chaque culture de s’opposer à celles qui l’environnent, de se distinguer d’elles, en un mot d’être soi : elles ne s’ignorent pas, s’empruntent à l’occasion, mais pour ne pas périr, il faut que persiste entre elles une certaine imperméabilité »