Céline Spector. L’Union européenne ne va pas dissoudre les particularités culturelles

Entretien par Thibaut Sardier, Anastasia Vécrin. Libération 13 novembre 2021

Céline Spector tente avec son livre No demos ? Souveraineté et démocratie à l’épreuve de l’Europe (Seuil) de démontrer que le souverainisme qui fait recette politiquement dans un certain nombre d’Etats membres est une complète illusion.

Qu’est-ce que la thèse du «no demos» que vous réfutez ?

Elle consiste à dire qu’il n’y a pas et qu’il n’y aura jamais de démocratie européenne parce qu’il n’y a pas et il n’y aura jamais de peuple européen. Cette ritournelle souverainiste repose sur un malentendu qui s’est attaché au concept même de «peuple» : le demos serait une entité homogène, culturellement cohérente, avec des traditions et une langue communes, autrement dit, un ensemble quasi inaltérable, que l’histoire ne modifierait qu’à la marge et très lentement. Il faut réfuter cet argumentaire si l’on veut poursuivre la réflexion sur l’avenir de la démocratie européenne. Pour cela, on peut d’abord remarquer qu’il existe des Etats multilingues, multinationaux, qui parviennent à fédérer des cultures différentes. L’Union européenne ne va pas dissoudre la diversité et l’hétérogénéité des particularités culturelles. De surcroît, l’individuation des communautés politiques repose sur des institutions et sur l’éducation ; leur cohésion suppose des rites et des symboles qui peuvent se concevoir à différentes échelles. Plutôt qu’à un «peuple ethnique», il faut réfléchir à l’idée d’un «peuple civique» qui n’est pas préalable aux institutions, mais qui est produit par elles. L’enjeu aujourd’hui est donc de mettre en adéquation un projet institutionnel pour l’Union et la façon dont on se représente le peuple européen.

Comment faire émerger ce peuple européen ?

En vitalisant l’espace public européen, qui se structure grâce aux médias, à la société civile, aux ONG, aux syndicats, aux europrotestations… car la contestation européenne peut être un moyen de faire advenir la citoyenneté européenne. C’est pourquoi nous avons besoin de nouveaux collectifs citoyens. Il faut les renforcer, les fédérer autour de nouveaux idéaux comme la solidarité qui, à mes yeux, doit être la nouvelle finalité de l’Union. L’Europe sociale et environnementale peut être le socle d’une culture politique commune à tous les citoyens des Etats membres.

A l’heure où les souverainistes ont le vent en poupe, cela implique-t-il d’abandonner l’idée de souveraineté ?

Non. Il y a de bonnes raisons, philosophiques et politiques, de conserver ce concept. La Chine, la Russie ou les Etats-Unis montrent bien que nous ne sommes pas entrés dans l’ère de la post-souveraineté ! Toutefois, il faut prendre acte de ses métamorphoses : elle ne consiste plus en un contrôle parfait des frontières et du territoire qu’elle délimite, et se libérer d’une représentation monolithique, qui risque toujours d’être naïve. Ce modèle d’un Etat fort doté d’une souveraineté inaliénable, indivisible, perpétuelle et absolue remonte aux premières théorisations philosophiques par Bodin ou Hobbes aux XVIe et XVIIe siècles. Cette représentation majestueuse de l’Etat, qui est à la fois préservé à l’extérieur des ingérences et qui met sous contrôle à l’intérieur les rivalités de pouvoir, néglige un certain nombre de contraintes déjà anciennes. Car, contrairement à ce que l’on croit, il y a longtemps que les Etats reconnaissent le droit international et l’un de ses grands principes selon lequel «les traités doivent être honorés». Donc, le souverain accepte de s’autolimiter pour souscrire à des traités. En retour, il gagne la reconnaissance des autres Etats et participe ainsi à la communauté internationale. Quand on rentre dans l’Union européenne, il en va de même : on sacrifie un certain nombre de compétences qui sont désormais mutualisées. Ensuite, il s’agit de décider de ce que l’on veut fédérer et de ce que l’on veut conserver à l’échelon national. C’est la délibération démocratique qu’il faut désormais avoir. Mais croire que l’on peut rester tout-puissant chez soi et que l’on va décider de tout est une complète illusion aujourd’hui.

Vous expliquez aussi que Rousseau, souvent mobilisé par les souverainistes, ne l’était en fait pas tant que ça.

Les souverainistes se réfèrent souvent à Rousseau et à ses textes sur le «contrat social» pour porter l’idée de la souveraineté une, indivisible et absolue, le peuple souverain. Pourtant, le Citoyen de Genève ne pense pas que la souveraineté au sens classique du terme soit possible à l’échelle d’un Etat-nation. Il l’imagine plutôt à l’échelle d’une cité. Non seulement les souverainistes contemporains fantasment un Rousseau de pacotille, mais en plus, ils oublient qu’il propose une théorie passionnante des relations internationales organisée autour de deux options. Soit les Etats s’isolent complètement, soit ils se confédèrent, un peu sur le modèle helvétique de 1848. On fait un pacte et on décide ce qu’on mutualise, fixant un ensemble de règles communes dont on ne peut pas s’exonérer à sa guise. Dans d’autres textes, Rousseau va même jusqu’à proposer une théorie de «la Confédération européenne», même s’il la juge impossible en son temps. Il considère que l’on peut concevoir un contrat social européen entre les peuples qui acceptent de s’associer non seulement pour leur sécurité, mais aussi pour leur liberté. C’est fondamental.

En quoi consiste cette «république fédérative» que vous appelez de vos vœux ?

Aujourd’hui, si on veut penser une «république fédérative européenne», il faut le faire pour la sûreté et la prospérité mais aussi pour la liberté et la solidarité. Il existe une très grande diversité des modèles fédératifs possibles : il y a le modèle allemand, américain, suisse, canadien, brésilien… et tous sont très différents, avec plus ou moins de compétences qui sont laissées aux régions, même de manière plus locale. Il ne s’agit pas de sacrifier les nations à un super Etat despotique qui conduirait à leur abolition. Ce serait la fin de la démocratie. L’idée, c’est plutôt de se demander ce qui doit être politisé à l’échelon régional, à l’échelon national, à l’échelon supranational. Une vraie démocratie européenne doit permettre de garantir les droits fondamentaux des individus d’une part, et la souveraineté populaire de l’autre. C’est sur ces deux piliers qu’il faut penser l’avenir de l’Europe, et pas seulement sur l’idée d’une souveraineté populaire sacralisée, qui peut aussi conduire à des abus de pouvoir.

La Pologne et l’Allemagne ont récemment contesté la primauté du droit de l’UE, dont certains éléments contrediraient leurs Constitutions respectives. Cela n’efface-t-il pas toute perspective d’approfondissement du fédéralisme européen ?

Il s’agit de deux cas très différents. En Allemagne, la Cour constitutionnelle de Karlsruhe a dit à plusieurs reprises – et avant même le traité de Maastricht – que la loi fondamentale allemande primait sur la loi de l’Europe et qu’on ne pouvait accepter l’intégration européenne que dans la mesure où les droits fondamentaux étaient au moins aussi bien protégés à l’échelon supranational qu’à l’échelon national. C’est ainsi que l’on peut lire les récentes décisions allemandes : on ne peut pas sacrifier les droits fondamentaux qui sont très bien protégés par la loi fondamentale allemande. En Pologne, c’est exactement le contraire. Les contestations du droit européen ne se font pas au titre d’un «mieux disant» à l’échelle nationale, mais se soldent au contraire par des menaces sur l’indépendance de la justice ou les droits des LGBT. Plus largement, on ne peut pas nier la tension à l’échelle européenne entre ceux qui appellent à plus de fédéralisme, comme la France à l’heure actuelle, et ceux qui (notamment en Europe centrale et orientale) résistent à une intégration plus marquée. Mais malgré tout, ces Etats ont rejoint l’UE, et ont accepté un certain nombre de conditions qui assurent la défense de l’Etat de droit. Ils doivent s’y tenir.

Quelle responsabilité portent les institutions de l’UE dans les difficultés à approfondir la construction européenne ?

Leur fonctionnement risque de dévitaliser la démocratie. Cela tient, historiquement, au fait que l’UE s’est construite par le droit. Avec la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), l’Europe dispose d’une vraie cour fédérale. Inversement, du côté du pouvoir législatif, le Parlement est plus faible. Il n’a pas l’initiative de la loi, qui est une prérogative de la Commission, organe exécutif de l’UE. A cela, s’ajoute le système assez opaque du Conseil européen qui réunit les chefs d’Etats de chaque pays membre. Les négociations intergouvernementales s’y déroulent dans le huis clos de cénacles feutrés, et nous n’avons pas d’écho absolument clair et transparent de ce qui s’y passe. N’oublions pas un autre reproche récurrent : les agences non élues. En effet, la Commission, la Banque centrale et la CJUE n’ont pas reçu le sacre de l’élection – même si les commissaires sont nommés par des gouvernements élus et validés par le Parlement européen.

Comment peut-on y remédier ?

Habermas préconise de donner plus de pouvoir au Parlement européen, notamment celui de pouvoir être à l’initiative des lois européennes. Il propose aussi d’augmenter le budget européen afin de politiser davantage les enjeux : s’il montait à 4 % du PIB du continent contre 1 % aujourd’hui, les débats sur la redistribution seraient plus importants, et on repolitiserait la démocratie européenne en évitant de confisquer le débat européen au profit d’enjeux nationaux. Cela serait d’autant plus le cas s’il existait de véritables partis politiques européens, s’opposant sur des programmes, formant une véritable arène démocratique.

Pourquoi les Français sont-ils plutôt réfractaires au fédéralisme ?

Cela tient à sa tradition centralisatrice, qui s’est installée avec la monarchie absolue, mais qui a été poursuivie par la Révolution. On a beaucoup centralisé, pour mettre fin à la diversité des coutumes régionales, des poids et mesures, etc. Pourtant, plusieurs philosophes français ont parlé de fédéralisme. Montesquieu croit à une pacification des relations internationales par les échanges, ce qu’il appelle le «doux commerce», plus que par un système d’institutions. Il imagine néanmoins un modèle de «République fédérative» permettant aux républiques de se fédérer pour assurer leur sécurité collective. Un conseil démocratique peut réunir les entités fédérées, chacune en proportion de son poids démographique.

A gauche, on reproche aussi à l’Europe d’être néolibérale par essence.

Ce n’est pas le cas. Au départ, la Communauté européenne du charbon et de l’acier (Ceca) est surtout pensée pour réconcilier la France et l’Allemagne, et réintégrer cette dernière au concert des nations. Ensuite, les «pères de l’Europe», Jean Monnet notamment, et un juriste aujourd’hui oublié, Paul Reuter, élaborent une stratégie néofonctionnaliste : on construit l’Europe économique d’abord, le fédéralisme viendra ensuite. Le triomphe des idées dites néolibérales date plutôt des années 80-90, avec l’Acte unique et le traité de Maastricht. Mais cela n’a rien d’un dogme intangible, une loi d’airain. Les lignes ont bougé avec la pandémie et la création d’une dette commune. Le changement de gouvernement en Allemagne a toute son importance. La crise climatique joue également un rôle majeur : faire advenir une Europe sociale et environnementale ne relève plus de l’utopie.