Pierre Charbonnier a dit : Il faut donner un sens positif au défi écologique

IL FAUT DONNER UN SENS POSITIF AU DÉFI ÉCOLOGIQUE»
PHILOSOPHE, CHARGÉ DE RECHERCHE AU CNRS ET NOUVELLE TÊTE PENSANTE DE L’ÉCOLOGIE POLITIQUE, PIERRE CHARBONNIER JUGE L’ANTÉDILUVIEN DÉBAT CROISSANCE-DÉCROISSANCE HORS SUJET
LAURE BRETTON

Loin d’une écologie macroniste qui ne modifie aucune règle du jeu libéral, le philosophe Pierre Charbonnier appelle à un «redéploiement des activités sociales»en fonction de leur poids énergétique.

EMMANUEL MACRON PARLE D’«ÉCOLOGIE DU MIEUX», QU’IL OPPOSE À L’«ÉCOLOGIE DU MOINS».CELA VA DANS LE BON SENS ?

C’est difficile de commenter un slogan et de le prendre au sérieux comme si c’était un nouvel énoncé politique solide, mais je pense que ce que le chef de l’Etat voudrait que le plus grand nombre entende, c’est : «On va faire de l’écologie sans vous appauvrir.» Cette formule est comme une queue de comète du mouvement des gilets jaunes. L’exécutif dit : «On peut éviter la météorite climat sans revenir à la bougie.» Le mieux contre le moins, cela parle aussi aux entrepreneurs, aux gens qui sont dans l’innovation en leur disant : «On va faire de l’écologie pour vous, on va apporter un appui des pouvoirs publics aux domaines du solaire, de l’hydrogène, voire du nucléaire.» Définir une stratégie environnementale face aux écologistes traditionnels, c’est ce que cette majorité tente de faire depuis 2017.

DEPUIS IL Y A EU LES MUNICIPALES ET DES GRANDES VILLES RAFLÉES PAR LES ÉCOLOS. IL LEUR FAUT HAUSSER LE TON POUR ÊTRE ENTENDU…

Si j’étais dans un cabinet gouvernemental, je dormirais sur mes deux oreilles en ce moment ! Il n’y a pas véritablement de vague verte : il y a des prises importantes de grandes villes, que l’on doit relier à l’évolution sociologique des grands centres-villes. Mais le premier vrai enseignement de ce scrutin, c’est l’abstention. Les Verts avancent mais la droite reste largement en tête des suffrages exprimés.

POUR AUTANT, LA MAJORITÉ S’ACTIVE POUR NE PAS ÊTRE À L’ARRIÈRE DU TRAIN, AU MOINS DANS LE DISCOURS…

C’est vrai et on peut avoir la facilité de penser que leur écologie est cynique, qu’en réalité ils n’en veulent pas. Pour moi, ce n’est pas la réalité et c’est probablement pire ! Je pense que leur intention est extrêmement sincère, qu’ils croient vraiment à l’idée qu’on peut échapper aux conséquences du dérèglement climatique en faisant de l’économie circulaire ou en allant convaincre les grands patrons de faire de la croissance verte. C’est l’idée classique qui veut qu’une crise apporte des opportunités, et l’écologie, pour l’action gouvernementale, s’inscrit dans ce cadre. En gros, c’est la promesse de la «start-up nation», qui permettrait de ne pas toucher aux grands mécanismes économiques de la mise en concurrence des forces productives, des circuits de capitaux, des règles de propriété… Il y a l’idée qui, pour moi, est une utopie, de tout changer sans que rien de change.

C’EST UNE UTOPIE ? CELA NE PEUT PAS FONCTIONNER FACE AU CHANGEMENT CLIMATIQUE ?

Le libéralisme lui-même est utopique : c’est l’élimination tendancielle de l’Etat dans ses fonctions de régulation et de protection. Comme toute utopie, le libéralisme exprime une partie de la réalité, mais une partie qui se réduit de jour en jour, et curieusement cette idéologie ne se réforme pas. Plus les signes s’accumulent que cette manière de s’organiser est fragile et nous mène à la catastrophe, plus ceux qui y croyaient y croient encore plus.

ON EST DANS UNE IMPASSE ? DES ÉCOLOS AU POUVOIR LOCALEMENT ET UN EXÉCUTIF QUI NE FAIT PAS CE QU’IL FAUT AU NIVEAU NATIONAL ?

Je ne pense pas que rien n’ait changé. Aujourd’hui, à mon sens, la charge de la preuve s’inverse en matière économique et écologique. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, on a construit des grandes infrastructures, on s’est mêlés à la concurrence internationale et à la globalisation de l’économie. Cela a généré de l’emploi et une forme de bien-être (habitat, chauffage, alimentation). Pour prouver que ce modèle n’était pas le bon, il fallait jusque-là lutter et montrer qu’il y avait des exclus de ce modèle. Or mon impression est que ce schéma est en train de s’inverser. La trajectoire historique du libéralisme est étroitement liée à la mise à disposition réputée infinie de ressources et le Covid-19 a révélé la vulnérabilité de notre économie… Entretenir le modèle issu de la reconstruction et des Trente Glorieuses nous oblige à des efforts gigantesques pour compenser les inégalités de richesse produites par le marché et pour absorber les risques et incertitudes matérielles. Aujourd’hui, aux libéraux de nous convaincre que leur modèle est toujours valable. Ce sont eux qui devraient être sur la défensive.

L’OPPOSITION À LA DÉCROISSANCE N’EST PAS NOUVELLE. C’ÉTAIT L’ANTIENNE DE SARKOZY. L’HISTOIRE SE RÉPÈTE AVEC MACRON ?

Il faut reconnaître que si on se place du point de vue des populations les moins opulentes, on ne peut pas s’avancer dans l’espace public en proclamant : «La croissance c’est nul, ça tue la planète. On va s’en sortir autrement.» Si vous faites ça, les trois quarts des Français ne poseront plus qu’une seule question : «On mange quoi à la fin du mois ?» On ne peut pas passer d’un seul coup d’un paradigme politique consistant à partager les richesses, à un paradigme où on se partagerait juste des miettes ainsi que le fardeau des risques écologiques. Il faut donner un sens positif au défi écologique. On est pris en étau dans une double contrainte, entre la demande de justice sociale et la demande de perpétuation de l’habitabilité de notre planète. Or très souvent, la demande de justice sociale est instrumentalisée pour ne pas faire grand-chose sur le plan écologique : on dit que le modèle social est en danger et on passe à autre chose.