Alain Frachon. La nouvelle question palestinienne

INTERNATIONAL|CHRONIQUE
La nouvelle question palestinienne in le monde

La question palestinienne est bel et bien enterrée, disait-on volontiers ces jours-ci. Il ne resterait plus qu’à poser une plaque commémorative quelque part en Cisjordanie. Le conflit israélo-palestinien, qui passait pour « central » dans la région, n’empêche pas, ou plus, la normalisation des relations entre Israël et le monde arabe.

Dans le nouveau Moyen-Orient, celui qui émerge au XXIe siècle, l’affaire palestinienne serait devenue marginale, un conflit périphérique. Peut-être. Mais pas pour tout le monde. Le nationalisme palestinien ne va pas disparaître. Il pourrait entrer dans une nouvelle ère, nourrir une autre bataille, laquelle déterminera l’avenir d’Israël – sa nature en tant qu’Etat juif et démocratique. En ce sens, il y a une « israélisation » de la question palestinienne.

En apparence, la cause palestinienne, celle d’un peuple qui cherche sa place sur le même territoire qu’un autre, n’intéresse plus grand monde. Membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, les Etats-Unis de Donald Trump ont légitimé l’occupation israélienne des territoires palestiniens, la Cisjordanie et la partie orientale de Jérusalem. Les implantations, dit aujourd’hui Washington, ne sont pas « un obstacle à la paix ». La Russie de Vladimir Poutine, qui entretient les meilleures relations avec le premier ministre, Benyamin Nétanyahou, ne pense pas différemment. La Chine développe des échanges de plus en plus denses avec Israël – sans s’ingérer dans ses « affaires intérieures ». Enfin, les Etats membres de l’Union européenne (UE) n’ont jamais conditionné leurs relations avec Israël à un arrêt de la colonisation des territoires palestiniens.

Un mouvement divisé

En principe, le monde arabe, après force fracas et bien des péripéties, s’en tenait depuis 2002 aux grandes lignes du plan de paix proposé par le roi Abdallah d’Arabie saoudite : pleine et entière reconnaissance diplomatique d’Israël en échange de la création d’un Etat palestinien dans les territoires occupés depuis la guerre de 1967 – la bande de Gaza au sud, la Cisjordanie à l’est. Grosso modo. Mais cette ligne – adoptée après qu’Israël a normalisé ses relations avec l’Egypte, en 1979, et avec la Jordanie, en 1994 – vient d’être franchie.

A leur tour, l’Etat des Emirats arabes unis (EAU) et Bahreïn ont signé, le 15 septembre, à Washington, la normalisation de leurs relations avec Israël. En échange, Nétanyahou renonce à l’annexion prévue d’un tiers de la Cisjordanie, dans la vallée du Jourdain. Mais, pour le reste, statu quo : outre les implantations existantes, Israël contrôle toujours 60 % de la Cisjordanie, notamment toute la vallée du Jourdain, et Gaza, l’autre territoire palestinien occupé en 1967, fait l’objet d’un blocus.

Ni les EAU ni Bahreïn n’ont jamais été en guerre avec Israël. Sans doute ont-ils eu le feu vert de l’Arabie saoudite pour signer l’accord de Washington. Loin d’être « centrale » dans la région, la question palestinienne est chaque jour un peu moins la « cause » des Arabes, en tout cas des Etats arabes. Ceux-là, qui se sont entre-déchirés tout seuls, sont occupés ailleurs. Ils s’allient à Israël pour contenir un expansionnisme iranien qu’ils jugent d’autant plus menaçant que les Etats-Unis aimeraient se « retirer » du Moyen-Orient. Quant au mouvement national palestinien, il est divisé et passablement discrédité chez lui, à Gaza comme en Cisjordanie. Mais les Palestiniens sont toujours là, eux : 2 millions à Gaza, bientôt 3 millions en Cisjordanie, sans compter un million et demi qui ont la nationalité israélienne.

Un moment fondue dans le nationalisme arabe, avant de gagner son autonomie, la question palestinienne se pose en des termes nouveaux. Comme le relate très bien l’Institut français des relations internationales (IFRI) dans son rapport annuel (le Ramsès 2021, Dunod), la dynamique des implantations semble irréversible en Cisjordanie. Le territoire fait l’objet d’une annexion rampante, au sens où « l’ordre juridique civil israélien est étendu aux colonies », éloignant chaque jour la possibilité d’un deuxième Etat – projet de solution élaboré dans les années 1990. Deux populations côte à côte, l’une soumise à l’ordre démocratique, l’autre à l’occupation militaire : ça peut durer combien de temps ?

Si cette évolution se confirme, la société civile palestinienne va commencer à « penser sa survie au sein d’un seul Etat » et, poursuit l’essayiste de l’IFRI, le mouvement national, de son côté, va devoir « dépasser l’idée d’un Etat-nation » propre comme aboutissement de sa lutte. Petit à petit, la bataille portera sur l’égalité des droits entre les deux populations. Au bout de cette logique, il y a la perspective de l’Etat binational. Dans l’édition d’automne de la revue belge Regards, l’historien Elie Barnavi, ancien ambassadeur d’Israël à Paris, écrit : « Plus que jamais, l’alternative sinistre de l’Etat unitaire ou l’apartheid se profile à l’horizon. Dans les deux cas, le prix en sera la mort du projet sioniste » – un Etat majoritairement juif et démocratique.

Quoi qu’on pense de la faisabilité d’un Etat binational au Moyen-Orient, qui peut passer pour passablement utopique, l’hypothèse en est relancée chaque jour par la poursuite des implantations. Elle est le produit direct de la politique que la droite israélienne mène depuis des années. Nétanyahou se félicitait récemment d’avoir obtenu, avec l’accord du 15 septembre, la paix sans céder un pouce de la Cisjordanie. La question palestinienne ne serait plus affaire de partage foncier. Peut-être, mais telle qu’elle prend forme aujourd’hui, elle va définir ce que sera Israël demain.

Post-scriptum Une réflexion synthétique, dynamique et didactique, Les 100 Mots de la guerre, de Frédéric Encel, « Que sais-je », 126 pages, 9 euros.