Didier Sicard a dit : le virus s’arrêtera avant l’arrivée du vaccin

Entretien avec le Pr Didier Sicard, médecin, ancien président du Comité consultatif national d’éthique. Professeur émérite de médecine à l’Université Paris Descartes, spécialiste des maladies infectieuses. Public sénat. Par Rebecca Fitoussi

La Chine, l’Inde, l’Iran… Des pays où le virus repart. Est-ce la vie normale d’un virus ou est-ce la deuxième vague que l’on redoute ?

 Non, je ne pense pas que ce soit une deuxième vague. Il faut bien comprendre que lorsque le virus nous a surpris en janvier-février, en fait, il circulait depuis le mois de novembre, mais de façon complètement silencieuse. Le paradoxe de cette infection, c’est qu’il y a 2% de formes très graves, 50% de formes moyennement graves avec un peu de fièvre et environ 50% de formes totalement inapparentes. Autrement dit, quand des gens sont malades, on s’aperçoit que le bassin de personnes qui porte le virus est beaucoup plus important. Dans cette histoire de Pékin, d’abord il y a le traçage, on teste beaucoup plus, et puis, c’est parti d’un énorme marché d’animaux. Vous imaginez ! 140 hectares, c’est-à-dire 14.000 mètres carrés, c’est-à-dire 1 kilomètre 4 d’étendue.

 Mais il n’y a pas que Pékin, il y a l’Iran, le Bangladesh et d’autres pays. Vous nous dites en fait que le virus était là, est toujours là, et les foyers que l’on voit apparaître sont les restes de la première vague ?

 Les formes graves sont de 2% à 3%, mais lorsqu’elles apparaissent, le foyer qui est à la base, qui est souterrain à ces formes graves, il est considérable. On peut donc imaginer que lorsqu’on croit qu’il n’y a plus de cas, il y a toujours ces formes inapparentes qui continuent de circuler librement, et il suffit qu’elles se rassemblent pour qu’il y ait un foyer épidémique qui reparte. Il faut bien comprendre que, à l’opposé des autres épidémies où l’on repérait immédiatement les gens malades, là, on ne peut pas les repérer, sauf si on les teste. Donc, il faut un testage massif. Mais cela ne veut pas dire qu’il y a une deuxième vague. Cela veut simplement dire que, maintenant que l’on teste, on s’aperçoit qu’il y a toujours une circulation du virus.

Pense-t-on toujours que la chaleur a un impact sur la circulation du virus ?

 Probablement oui. Au Brésil, c’est la saison froide. Le virus résiste moins en pays secs et chauds qu’en pays froids. Peut-être qu’il y a des cofacteurs microbiens qui apparaissent et qui peuvent favoriser la gravité du virus. On ignore énormément de choses. La question, c’est : est-ce qu’il va y avoir une deuxième vague ? Je ne le crois pas. Il va y avoir la persistance, ici et là, de foyers qui vont être repérés beaucoup plus facilement qu’ils ne l’étaient en janvier ou février parce qu’immédiatement, il va y avoir un enfermement. En janvier et février, on s’intéressait aux 2% de formes graves, mais les 98% qui restaient, transmettaient le virus, par conséquent, l’épidémie se répandait. Même s’il y a la persistance du virus, on ne peut pas imaginer qu’avec une société actuellement beaucoup mieux préparée, il puisse y avoir une deuxième vague comme la première.

 On comprend donc que la menace est là, qu’elle est latente, qu’elle plane au-dessus de nous, Européens, mais qu’on est armés pour l’endiguer ?

 Absolument ! Elle plane, mais le fait que l’on puisse maintenant traquer le virus fait que, dès qu’on repère une personne malade, on va immédiatement chercher son environnement et repérer les personnes qui sont en bonne forme, mais qui ont manifestement la capacité de transmettre le virus. On a les capacités de repérage que nous n’avions pas au mois de janvier. Pourquoi l’épidémie a-t-elle été aussi dramatique ? Parce qu’elle s’est répandue de façon complètement silencieuse. On ne pensait pas que quelqu’un qui était en pleine forme, qui faisait de la gymnastique, était porteur du virus. Maintenant qu’on le sait, on s’aperçoit qu’il faut les traquer.

 Un autre point d’incompréhension :  le fait que Pékin ait décidé de refermer les écoles. En France, on a fini par se dire que les écoles n’étaient pas des foyers de contamination importants. Et pourtant, on voit qu’à l’étranger, dès que le virus resurgit, on referme les écoles… Éclairez-nous…

 Les enfants ne sont pas malades, mais ils peuvent être transmetteurs. Il est légitime, quand il y a un foyer épidémique dans un village, qu’on ferme l’école parce que l’école va permettre, même si les enfants ne sont pas malades, de transmettre le virus, cela me paraît logique.

 Est-ce que l’Europe aurait tout intérêt à ne pas rouvrir ses frontières ?

 Je pense que pendant plusieurs semaines, voire plusieurs mois, les frontières doivent rester fermées, et si elles ne le sont pas, il faut au moins une quarantaine pour tous les voyageurs qui viennent d’Asie ou d’Amérique du Sud, voire d’Amérique du Nord.

 On sait aujourd’hui que l’Allemagne a eu de meilleurs résultats parce qu’elle a profité de la courte avance qu’elle avait sur nous face au virus. Elle semble continuer cette stratégie, elle annonce l’interdiction des grands rassemblements jusqu’au mois de novembre au moins. La France devrait-elle aussi saisir cette avance pour prendre de telles mesures ?

 Cela dépend de quel rassemblement on parle. Si on prend un rassemblement dans un stade de football où les gens s’embrassent et sont à 40 cm les uns les autres, oui. Mais si vous avez un rassemblement de plusieurs centaines de personnes qui sont écartées les unes des autres, le risque est quand même extrêmement minime. Je vois mal comment on pourrait interdire des rassemblements en l’état actuel des choses, même en Allemagne, où le virus circule beaucoup moins. Je pense qu’il ne faut pas avoir une vision perpétuellement sécuritaire et maximale. Il y a un moment où il faut savoir raison garder, mais avoir les capacités de réagir. Au fond, ce qui change tout, c’est que notre capacité de réponse et d’isolement des malades et par conséquent de ceux qui ont rencontré le virus. Il faut avoir une réponse a posteriori plutôt qu’avoir une réponse a priori sécuritaire.

 Il y a la riposte au virus lorsqu’il est là, mais il y a aussi, et vous insistez beaucoup là-dessus, la recherche sur l’origine des virus. Selon vous, cela n’attire pas assez notre attention. Là encore, pour ce qui est de la Chine, c’est un marché de gros qui est soupçonné d’être la source des nouvelles contaminations. Un très grand marché qui approvisionne en fruits de mer, en fruits, en légumes. Pour le moment, on n’entend pas parler d’animaux sauvages et vivants…

 Mais évidemment puisque c’est interdit ! La Chine ne va vous dire qu’on a trouvé des pangolins et des chauves-souris ! On parle là d’une culture de base, d’une culture fondamentale, un peu comme pour nous, le poulet ou le steak. Tous les citoyens achètent clandestinement des animaux sauvages, cette vente ne s’est pas arrêtée par miracle. Quand les Chinois nous disent que le virus a été repéré sur une planche servant à découper des saumons de Norvège, ils nous prennent vraiment pour une population extrêmement naïve. Ils ne peuvent pas avouer puisqu’ils l’ont interdit. Mais tout cela est très souterrain, ce sont des sommes faramineuses qui sont en jeu. Sur un marché aussi gigantesque, cinq fois la superficie de Rungis, comment voulez-vous qu’on puisse contrôler chaque étal ? Donc l’hypothèse que je fais, c’est que si ce sont les mêmes chauves-souris, on peut imaginer que dans leur condition d’être entravée, de tousser, d’avoir de l’urine, le virus reparte. Si, par hasard, il y a aussi des pangolins, les deux virus s’associent et donnent une chimère qui a été l’expression de notre virus.

 Donc, pour vous, la Chine nous ment, encore ?

 Elle a commencé à dire qu’elle allait interdire les marchés d’animaux sauvages, mais en même temps, le président dit que la médecine traditionnelle doit continuer, que c’est une richesse. À partir du moment où les chauves-souris et les pangolins sont une base de médecine traditionnelle, on ne voit pas tellement comment une interdiction peut être respectée localement. Il y a une hypocrisie.

 Restons sur cette question culturelle chinoise et même asiatique. José Frèches, un spécialiste de la Chine, nous explique ceci :  « Il y a une tradition en Asie qui est de manger des animaux vivants ou qui viennent à peine d’être sacrifiés. Pour eux, c’est comme nourrir le souffle vital. Là-bas, on considère que chaque être vivant est possesseur du souffle vital et que celui-ci peut se transmettre entre les espèces, en particulier d’un animal à l’homme. » Comment lutter contre cette culture ancestrale ?

 On ne peut pas lutter. C’est exactement comme la drogue, jamais on n’arrivera à venir à bout de la marijuana ou de l’héroïne.

 Donc on doit accepter que ces virus émergent et déferlent sur nous ?

 Non, mais on ne doit pas être naïfs et on doit considérer que les travaux internationaux doivent se pencher sur le port de ces virus par les chauves-souris. Il y a tout un travail fondamental à faire, même si c’est en dehors de Chine. On peut le faire au Laos, au Vietnam, en Nouvelle-Calédonie, pour apporter du matériau de réflexion. On ne peut pas compter sur les Chinois. L’embarras chinois c’est que, s’ils interdisent réellement, s’ils pénalisent le marché d’animaux sauvages, ce sera la révolution en Chine. Les Chinois ne font pas le rapport entre leurs marchés et l’épidémie, personne ne leur dit que c’est ça. Ils continuent d’acheter ces animaux sauvages dans des étals absolument sordides puisqu’ils sont clandestins. Je suis frappé de voir que les mêmes causes produisent les mêmes effets. La théorie des saumons de Norvège sur une planche est une diversion de la Chine, mais qui, au fond, est légitime dans l’angoisse culturelle. Pékin se demande comment interdire quelque chose qui est fondamental. C’est comme si nous interdisions du jour au lendemain la consommation de steak ou de poisson. 

 Mais tant que ces pratiques ne seront pas interdites, il faudra s’attendre à voir apparaître ces virus et même à la voir se multiplier ?

 Probablement. L’hypothèse que je fais, c’est que les déforestations ont fait que les chauves-souris ont changé leur propre écologie, qu’elles se sont nourries d’arbres fruitiers. Par ailleurs notre proximité avec les grottes par le train, par la voiture, par les autoroutes, entre les grands marchés et les chauves-souris, c’est quelque chose de tout à fait nouveau. Toutes les épidémies ont besoin d’un responsable et ensuite d’un cheminement. La Route de la soie, c’est la route de la chauve-souris. La Route de la soie, c’est aussi l’exportation de tous les pangolins d’Afrique vers la Chine. En fait, c’est tout un écosystème mafieux qui fait que je vois mal comment on va pouvoir, avec de simples récriminations, arriver à bout du problème. Je comprends que la Chine soit très embarrassée. Mais il faut travailler dessus pour en apporter la preuve. Moi, je fais des hypothèses. Je ne suis pas à Wuhan, je ne suis pas à Pékin, mais cela me paraît logique.

 On parle beaucoup de l’Asie, mais quid des marchés africains avec de la viande de brousse ?

 Ce n’est pas la même chose, ce n’est pas de la même ampleur. Quand j’étais au Laos, encore récemment, j’ai vu dans les petits marchés, qu’on mangeait des chauves-souris, quelquefois un pangolin, j’en avais même acheté un moi-même sur un marché. Mais c’est sans gravité, un pangolin ne peut pas vous contaminer comme ça, ni trois chauves-souris. Mais si vous en avez 500 qui sont entravées et qui urinent, il y a une masse de virus associés au pangolin, et c’est ce qui va tout changer. Ce n’est pas simplement une chauve-souris, c’est la masse de ce marché qui est considérable. Il faut bien comprendre qu’on parle de milliards de dollars. On n’est pas simplement dans des marchés exotiques, comme si on allait le dimanche acheter une chauve-souris pour faire plaisir à ses enfants. C’est un marché fondamental, c’est un marché de base, et malheureusement, il est inaccessible aux chercheurs occidentaux et je vois mal comment on va pouvoir imposer des règles. D’où l’importance de travailler, nous, Occidentaux, sur les marchés africains, océaniens, asiatiques pour essayer de trouver la solution.

Le manque de chercheurs sur ces sujets a été l’objet de votre cri d’alarme très remarqué il y a quelques semaines sur France Culture. Grâce à cela, la direction de l’Institut Pasteur au Laos, que vous avez créé, a reçu la confirmation du renouvellement du poste de virologue qu’elle attendait depuis des mois.

 Heureusement ! Le bon sens voulait que ce poste qui avait été retiré en novembre 2019, ne pouvait plus l’être, ce n’était évidemment pas le meilleur moment. Très rapidement, le ministère des Affaires étrangères, qui finançait le poste, l’a remis.

 Y voyez-vous aussi une prise de conscience des autorités de l’importance de la recherche ? 

 Oui, mais encore insuffisante ! Je pense que c’est une chance fabuleuse d’avoir un Institut Pasteur au Laos, à quelques centaines de kilomètres de la Chine, qui est un lieu où l’on peut très rapidement repérer l’émergence d’un virus, on peut être sur le terrain. Beaucoup de pays nous envient d’avoir ces Instituts Pasteur. Il devrait y avoir une puissance de feu et une puissance de moyens qui n’est pas celle que l’on accorde actuellement. Le centre au Laos est un peu misérable, avec seulement quelques personnes, mais ce n’est pas un institut qui a la capacité de faire des recherches fondamentales.

 Donc, il faut une mobilisation internationale beaucoup plus importante ?

 Oui beaucoup plus importante ! Mobilisation internationale, cela ne veut pas dire : donnez-nous la réponse dans six semaines. C’est un travail de fond. Pourquoi les chauves-souris hébergent-elles autant de centaines de coronavirus ? Pourquoi ces coronavirus sont-ils beaucoup plus présents maintenant dans les chauves-souris qu’ils ne l’étaient il y a 20 ou 30 ans? Qu’est ce qui a changé l’écologie de la chauve-souris ? Ce sont les sciences humaines, l’écologie, les vétérinaires. Il faut travailler sur cette chaîne et pas simplement arriver au laboratoire pour dire quel est le génome qui a ces capacités de nuisance.

On a évoqué les origines, parlons aussi des traitements envisagés. Sur l’hydroxychloroquine, le débat est clos ? 

 Oui je le crois. Il n’est pas impossible que la chloroquine ait eu un effet sur certaines personnes. Mais manifestement, ce n’est pas le traitement. Il n’y a pas de débat là-dessus. Il n’y a pas de traitement, il n’y en a pas ! Au fond, il y a très peu de traitements sur les virus. Le sida a mobilisé des ressources absolument fondamentales. Pour la dengue qui tue beaucoup plus de gens dans le monde, par centaines de milliers, il n’y a pas de traitement. Pour la variole, il n’y a pas de traitement non plus ! Il y a beaucoup de maladies virales pour lesquelles il n’y a pas de traitement. Je ne vois pas comment on va trouver un traitement dans les prochains mois.

 L’OMS salue pourtant « une percée scientifique » dans l’essai clinique sur le dexaméthasone.

 Mais ce n’est pas une percée scientifique, c’est le traitement d’un choc immunologique. Quand le malade a une réponse qu’on appelle un « orage immunologique », la cortisone, c’est le meilleur traitement. Beaucoup de médecins l’ont utilisée depuis le mois de février pour sauver les malades. Et je pense que cela a une efficacité chez certains malades, peut-être un sur deux ou un sur trois, ce qui est considérable. Mais ce n’est pas le traitement du virus, c’est le traitement qui permet à l’être humain de ne pas être dévasté par une réponse excessive à ce virus. Le virus est tellement puissant chez certaines personnes qu’il va déclencher une réponse immunitaire dévastatrice, à tel point que cette réponse va aller au-delà de la destruction du virus en détruisant les cellules elles-mêmes. La cortisone, elle, calme. Les médecins que j’ai rencontrés depuis le mois de février, utilisaient la cortisone chez certains malades et observaient effectivement des bénéfices.

 Assez peu d’espoir donc sur un traitement, un espoir sur le vaccin alors ?

 Il est très compliqué à faire ce vaccin, notamment à cause de cette réponse immunitaire excessive dont je vous parlais. Si on vaccine les gens et qu’ils font des réponses immunitaires dévastatrices, qu’est-ce qui va se passer ? Prenons encore l’exemple de la dengue, il y a un an et demi, on a essayé un vaccin, on pensait même qu’on avait trouvé le vaccin contre la dengue, on l’a essayé aux Philippines. Il y a eu des morts ! Cette maladie fait que les anticorps contre le virus sont plus destructeurs que le virus lui-même. Donc, il faut être patient. Je crois qu’il ne faut pas espérer un vaccin avant fin 2021. Et ce n’est pas le vaccin qui va arrêter la maladie virale, le virus s’arrêtera avant l’arrivée du vaccin. D’ailleurs cela va être un problème parce qu’à ce moment-là, l’humanité va se dire qu’on n’a plus besoin de vaccin puisque la maladie s’est arrêtée. C’est justement l’erreur qu’on a faite avec le SRAS-1 qui s’est arrêté tout seul, on s’est dit « bon, passons à autre chose », on a arrêté les recherches qui auraient pu nous être utiles. Il faut continuer à travailler sans penser que la solution, c’est le vaccin.