La psychiatrie de secteur avait une vision humaine de la folie et du soin. L’abandon de celle-ci a plongé soignants et patients dans une crise.
« Le grand thérapeute italien de la psychose Gaetano Benedetti, disait : « on peut faire des erreurs, mais le patient nous les pardonnera si nous respectons sa façon d’être un homme. » Il s’agissait là d’une prise de parti philosophique : si la folie est « une façon d’être un homme », elle concerne la personne dans son intégralité, ses émotions, ses angoisses, ses désirs, ses peurs, ses douleurs, son histoire personnelle, tout ce qui en fait un être humain unique. La folie n’est donc pas une maladie comme une autre et l’on ne saurait la soigner comme une autre : pour Benedetti, le soin, c’est la relation. C’est là le rôle noble de la psychiatrie : établir une relation avec une personne qui a le plus grand mal à communiquer avec le monde. Cette vision humaine est celle de la psychiatrie de secteur, cette psychiatrie « désaliéniste » qui a voulu en finir avec l’asile.
Formidable tentative : il s’agissait de sortir les fous de l’enfermement, de leur permettre, de vivre avec les autres humains en société. Il s’agissait de rompre avec des siècles d’histoire où la folie a été exclue, bannie, persécutée, brûlée, enfermée – « l’enfermement une conduite primitive », disaient deux des créateurs de la psychiatrie de secteur, Lucien Bonnafé et Georges Daumezon. Pour cela, on a inventé une nouvelle psychiatrie, désireuse de faire reculer la « pensée magique » qui anime les gens « normaux » pour qui les fous sont des êtres d’une « essence différente » comme disait Paul Sivadon, l’une des figures du désaliénisme.
Cette nouvelle psychiatrie est tournée vers le monde, elle n’est plus enfermée dans ses certitudes médicales. Elle créé des lieux d’accueil dans la cité, où les équipes pratiquent « la continuité des soins » : ce sont les mêmes soignants qui s’occupent du patient dans et hors de l’hôpital. Autrement dit, il ne suffit pas d’abattre les murs de l’asile – sous peine de retrouver des gens à l’abandon dans la rue ou en prison comme c’est le cas aujourd’hui – mais il faut accompagner les patients aussi longtemps que cela est nécessaire. Cette psychiatrie-là marche, on en fait l’expérience.
Il est très important de le rappeler : la vision qu’une époque se fait de la folie conditionne les politiques de santé mentale qu’elle met en œuvre. La conception humaine du secteur implique de mettre le patient au cœur de toute décision (« le vrai directeur de l’hôpital, c’est le malade ! » disait Philippe Koechlin, l’un des animateurs du désaliénisme) dans des lieux d’accueils nombreux et proches de lui, avec des soignants formés, en lien étroit avec les élus locaux, les médecins de famille, les associations… Tout ce qui a été, tout ce qui est en train de disparaître. Car la vision dominante de la folie a changé. Elle présente aujourd’hui trois visages indissociables.
Un visage scientiste : la maladie mentale est le produit d’un dysfonctionnement du cerveau, du système nerveux ou de l’appareil génétique et cette affirmation ne souffre aucune discussion. La psychiatrie, disait-on jadis, se trouve au carrefour de plusieurs disciplines – médecine, psychologie, sociologie, anthropologie, politique…- aujourd’hui, il n’y a plus qu’une seule voix. Le résultat, c’est une chosification du patient. Le psychiatre devenu un expert, n’a plus face à lui un être humain singulier, pas même un malade, mais une maladie. Logiquement, le médicament est devenu le cœur de ce que l’on n’appelle même plus le soin.
Il faut ajouter à cela que la science est incapable de tenir sa promesse, celle de donner une explication globale de la folie. On lui prête l’ambition de donner les clés mais celles-ci font défaut – on a fait le DSM V, la dernière version de la bible de la psychiatrie américaine, avec l’espoir que pourraient y figurer les marqueurs de la schizophrénie, mais en vain. D’un côté la science va tout expliquer, de l’autre elle ne résout rien, ce qui alimente les comportements archaïques vis-à-vis de la folie, et singulièrement la peur. Or lorsqu’il y a soin, au sens humaniste du terme, il y a rencontre et la peur recule.
Un visage gestionnaire. Aujourd’hui, la maladie mentale est considérée comme un « fardeau » financier, le « retour sur investissement » étant très limité. C’est dire que toutes les mesures prises depuis quelques décennies, visent à alléger ce poids. Cet objectif est celui de toute politique de santé mentale. Lorsque l’on fusionne deux secteurs, ce n’est pas pour le bien du patient – éloigné ainsi de l’équipe soignante – mais pour des raisons financières. Depuis belle lurette le patient n’est plus le directeur de l’hôpital…. D’où déshumanisation de fait.
Enfin un visage sécuritaire. La vieille priorité de la sécurité refait surface. On se souvient du discours de Nicolas Sarkozy en 2008 à Antony dans lequel il a martelé que le malade mental était dangereux et que son devoir de Président était d’en protéger la société – ses successeurs ne l’ont d’ailleurs pas contredit. Individuellement, le patient est un citoyen qui doit se « rétablir », faute de quoi, il devra rejoindre les populations à risques qu’il faut surveiller et gérer.
En réalité, le patient n’est plus considéré comme un être humain à part entière, et l’on voit se dérouler sous nos yeux les processus de banalisation du mal qui confinent à la barbarie : contention, isolement, exclusion dans la rue ou enfermement en prison – qui se substitue souvent au vieil asile. On a pu voir avec horreur des patients attachés à leur lit pendant des semaines, enfermés en chambre d’isolement pendant des mois, à tel point que la contrôleure des lieux de privation de liberté, Madame Adeline Hazan, a tiré la sonnette d’alarme, dénonçant de graves atteintes aux droits de la personne humaine.
En fait la crise de la psychiatrie ne vient pas d’un trop de secteur, mais de la liquidation de celui-ci.
Elle est en cela celle de notre monde. Il ne faut pas s’y tromper : il ne s’agit pas que des fous, ceux-ci, comme toujours, constituent un sismographe, un indicateur de ce qui se passe en profondeur dans la société. La négation de l’humain est à l’œuvre partout et elle ouvre un gouffre devant nous. Comme le dit le philosophe Henri Maldiney : « L’homme est de plus en plus absent de la psychiatrie, mais peu s’en aperçoivent parce que l’homme est de plus en plus absent de l’homme. »