« Le 12 mars 1989, Tim Berners-Lee, scientifique au CERN, l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire, présente pour la première fois l’idée du Web. C’est ce système, permettant de publier et organiser l’information à base de documents et de liens, qui démocratise l’usage du réseau Internet, conçu plus tôt. En France, le grand public commence à découvrir Internet en 1994, grâce à des petits fournisseurs d’accès indépendants comme Francenet, Calvanet ou Worldnet, qui proposent des abonnements aux particuliers à des prix raisonnables. Le débit des modems est lent, les services sont embryonnaires, mais l’engouement se confirme rapidement, chez les plus jeunes et les passionnés d’innovations techno-culturelles.

Pourtant, l’Etat et les grandes institutions ne sont pas prêts à accueillir ce nouvel arrivant. En cette même année 1994, Gérard Théry, polytechnicien, ancien patron de France Télécom et père du Minitel, rédige un rapport sur « les autoroutes de l’information » à la demande du premier ministre Edouard Balladur. Le premier chapitre est consacré aux Etats-Unis, animés selon lui par « une ambition mondiale pour le contrôle de la chaîne numérique de l’information », et dont Internet est le fer de lance :

« Le multimédia, l’avènement des nouvelles chaînes de la communication ont déclenché un véritable réveil, une mobilisation sans précédent de l’industrie américaine, qui ne doit pas laisser l’observateur européen indifférent. Ce serait une erreur magistrale de ne voir dans ce bouleversement qu’un effet de mode… L’importance politique et industrielle du projet de “Global Information Infrastructure” proposé par [le vice-président américain] Al Gore ne fait aucun doute : l’objectif américain est très clairement le contrôle du plus grand nombre possible des maillons mondiaux de la nouvelle chaîne numérique de la communication. »

Cela dit, Gérard Théry n’est pas trop inquiet, car il juge sévèrement les performances techniques de l’Internet. Il reconnaît que le réseau américain est doté d’une grande « flexibilité d’extension et de reconfiguration », et que son faible coût d’utilisation est un avantage concurrentiel, mais le verdict final est sans appel : « Son mode de fonctionnement coopératif n’est pas conçu pour offrir des services commerciaux », il a prouvé son « inaptitude à offrir des services de qualité en temps réel de voix ou d’images », « il ne comporte aucun système de sécurité », « l’acheminement des messages n’est pas garanti », « il n’existe pas d’annuaire des utilisateurs ou des services » ni « aucun moyen de facturation ». Conclusion : « Les limites d’Internet démontrent ainsi qu’il ne saurait, dans le long terme, constituer à lui tout seul, le réseau d’autoroutes mondial. » Il y a donc de la place pour des initiatives françaises.

« Dans ce milieu, personne ne croyait à l’Internet »

Chez France Télécom, l’opérateur historique, qui à l’époque dominait le secteur, la contre-offensive se prépare. Michel Volle, un autre polytechnicien, qui travailla au CNET (Centre national d’études des télécommunications), puis dirigea Eutelis, filiale de France Télécom spécialisée dans les réseaux d’entreprise, se souvient de l’ambiance de l’époque : « Dans ce milieu, personne ne croyait à l’Internet », pour des raisons à la fois corporatistes et culturelles :

« En privé, certains, dont Gérard Théry, préconisaient carrément que l’Etat l’interdise sur le territoire français. »

Le protocole de base d’Internet, TCP/IP, était un rival direct du protocole-maison de France Télécom, le X25, conçu en partie par des ingénieurs français, et adopté dès 1977 pour le réseau Transpac, qui faisait fonctionner le Minitel et les réseaux d’entreprises en France : « X25 est mieux sécurisé que l’IP », explique Michel Volle.

« C’est un protocole plus “pur” et plus carré, même s’il est aussi plus complexe et plus coûteux. Avec le X25, l’intelligence est dans le réseau, les logiciels importants fonctionnent dans les commutateurs. Les fichiers sont tronçonnés, mais tous les tronçons empruntent le même chemin, dans le bon ordre. A chaque commutateur, le fichier est reconstitué, validé, puis redécoupé. En bout de course, le terminal se contente de recevoir le fichier prêt à l’emploi. L’opérateur de télécom reste le maître du jeu. »

Au contraire, sur Internet, les tronçons de fichiers empruntent des routes différentes de façon hasardeuse, et arrivent au destinataire dans le désordre : « Avec Internet, l’intelligence est dans l’ordinateur final, qui doit recomposer le message. Il faut de bons fabricants d’ordinateurs, mais l’opérateur télécom est ravalé au rang de prestataire secondaire. » Pour concurrencer le TCP/IP, France Télécom lança même un nouveau protocole conçu pour le multimédia, et tenta en vain de l’imposer pour les services d’annuaires téléphoniques en ligne.

Plus généralement, pour un ingénieur français formé dans les grandes écoles de la République, l’Internet de 1994, décentralisé, coopératif et anarchique, apparaissait comme un bricolage d’amateur, construit par des étudiants américains hédonistes et rebelles, des chevelus fumeurs de cannabis… En outre, en tant qu’opérateur historique, France Télécom était très attaché au mode de facturation classique, c’est-à-dire au temps passé. L’abonnement forfaitaire pour la connexion et la gratuité des services semblaient irrationnels et ruineux.

Wanadoo, poisson pilote

En mai 1996, France Télécom se lance dans la vente de connexion Internet et la fourniture de services à travers sa nouvelle filiale Wanadoo. | QUENTIN HUGON / LE MONDE

Les réticences étaient d’autant plus fortes que la France se considérait comme un leader mondial en matière de réseaux informatiques grâce au Minitel, une réussite sans équivalent. La construction du Minitel avait coûté cher, et son adoption avait pris du temps, mais désormais, la partie était gagnée. Il semblait donc ridicule de délaisser un outil national efficace et rentable, au profit d’un système étranger, incertain, incontrôlable, sans modèle économique clair et sans garantie de qualité de service.

« En octobre 1995, alors que je dirigeais la filiale Eutelis, se souvient Michel Volle, j’ai rédigé un rapport montrant qu’en fait, Internet était prometteur : son protocole simple et rustique était résilient etfacilement adaptable. Ses coûts de fonctionnement allaient baisser, il pourrait bientôt supporter le haut débit et la vidéo. » Aussitôt, un responsable de France Télécom l’invite à déjeuner :

« Il m’a dit que je ne pouvais pas rivaliser avec le Minitel, qui rapporte 9 milliards de francs par an. »

Peu après cet entretien, Michel Volle est sanctionné pour son audace : « Ma petite filiale a été délaissée, puis fermée. » France Télécom tenta même d’exporter le Minitel aux Etats-Unis, en coopération avec l’opérateur régional US West. Quelques caisses remplies de terminaux Minitel arrivèrent ainsi dans la Silicon Valley, mais ils ne furent jamais déployés.

Les choses bougent peu à peu. En mai 1996, quatre ans après le premier fournisseur d’accès associatif et deux ans après les prestataires commerciaux, France Télécom se lance dans la vente de connexion Internet et la fourniture de services, y compris un moteur de recherche, à travers sa nouvelle filiale Wanadoo. Selon l’informaticien Laurent Souloumiac, un ancien de Wanadoo, « la direction a acceptéde créer un poisson pilote, mais elle était persuadée que l’Internet en France resterait limité, que son usage ne deviendrait jamais massif ». Philippe Dewost, membre de la petite équipe technique qui créa Wanadoo, est plus positif : « La décision avait été prise au plus haut niveau, grâce à la persévérance d’un ou deux dirigeants très actifs », plus visionnaires que leurs collègues.

En fait, la France ne manquait pas d’ambition, mais elle espérait maîtriser et diriger la montée en charge des « autoroutes de l’information ». Hugues Ferrebœuf, qui fut cadre supérieur chez France Télécom jusqu’en 2000 avant de passer chez British Telecom, explique que les responsables français voulaient promouvoir une politique industrielle coordonnée à l’échelle européenne, afin de créer un grand groupe capable de rivaliser avec les Etats-Unis : « L’idée était de ralentir l’implantation d’Internet, pour donner aux industriels européens le temps de rattraper leur retard technologique. » Mais selon lui, la France perdit cette bataille décisive :

« A Bruxelles, les partisans de la concurrence pure et dure, menés par les Britanniques, ont triomphé, et empêché l’émergence d’une politique industrielle européenne dans ce secteur. Chaque acteur télécom est resté confiné sur son territoire national. »

Le cybercafé et le secret de Mitterrand

Au niveau politique, la volonté de l’Etat français de contrôler et d’encadrer le développement l’Internet va se traduire par une série de mesures répressives. François Fillon, ministre des télécoms du gouvernement Juppé de 1995 à 1997, incarne à lui seul l’ambivalence et les contradictions des autorités. A titre personnel, le jeune ministre se considérait comme un passionné de nouvelles technologies. Il se rendait parfois dans un cybercafé parisien pour rencontrer des journalistes et des geeks. Assis sur un coin de table, un verre à la main, il leur racontait des anecdotes sarcastiques sur l’aveuglement des patrons de France Télécom.

Pourtant, l’essor d’Internet place très vite le gouvernement dans des situations inédites, qui lui semblent intolérables. En janvier 1996, huit jours près la mort de François Mitterrand, le docteur Claude Gubler, qui fut le médecin de l’ancien président pendant quinze ans, publie un ouvrage intitulé Le Grand Secret. Il révèle que son patient souffrait d’un cancer depuis le début de son premier mandat en 1981, que son état avait été soigneusement caché au pays, et que les bulletins de santé publiés pendant quatorze ans par l’Elysée étaient tous mensongers. Deux jours plus tard, à la demande de la famille de Mitterrand, la justice ordonne l’interdiction de la vente du livre. L’affaire semble réglée, mais c’est compter sans l’Internet. A Besançon, le propriétaire d’une crêperie transformée en cybercafé, Pascal Barbraud, 40 ans, décide de scanner les pages du Grand Secret et de les publier sous forme de photos sur son site.

En quelques jours, plus de 120 000 internautes réussissent à se connecter et à lire des extraits du livre. Des millions d’autres n’y parviennent pas, car le serveur de la crêperie est saturé : il enregistre jusqu’à 192 requêtes par seconde. Très vite, des militants de l’Internet libre et des universitaires de divers pays, dont les Etats-Unis, republient le livre sous un format plus lisible à partir de serveurs étrangers, hors d’atteinte de la justice française, mais accessibles par les internautes français.

Brutalement, on comprend qu’Internet vient de changer la donne, en instaurant un nouveau rapport de force entre l’Etat et les citoyens. Impuissante, la justice décide de se venger par un moyen détourné. Le procureur de Besançon découvre qu’un an et demi plus tôt le tribunal de Nanterre avait condamné Pascal Barbraud pour abandon de famille et non paiement de pension alimentaire. Deux jours après la publication en ligne du Grand Secret, il est arrêté et incarcéré pour trois mois. En octobre, l’interdiction du livre du docteur Gubler est confirmée en appel – mais Le Grand Secret circule toujours librement et gratuitement sur Internet.

La création de sites web soumise à autorisation

Pendant ce temps, le gouvernement prépare une nouvelle loi sur les télécoms. Le ministre François Fillon y ajoute un amendement prévoyant notamment la mise en place d’un Conseil supérieur de la télématique (CST). Cet organisme, rattaché au CSA (Conseil supérieur de l’audiovisuel), serait doté de pouvoirs étendus en matière de contrôle du contenu de l’Internet – l’objectif étant d’obliger les fournisseurs d’accès à censurer les contenus violant les lois françaises, sur dénonciation de particuliers, sans intervention d’un juge. Ce texte, très critiqué par les défenseurs de la liberté d’expression, est voté par le Parlement, mais annulé dès juillet 1996 par le Conseil constitutionnel.

Malgré ce revers, le CSA tente de rester dans le jeu. En s’appuyant sur une loi datant de 1986, il va tenter d’obliger les créateurs de sites Web à déposer une demande préalable auprès de ses services et du procureur de la République – comme s’il s’agissait de stations de radio ou de télévision. La majorité des créateurs de pages web décidèrent de passer outre (en fait, beaucoup ignoraient l’existence de cette obligation) mais il faudra attendre l’an 2000 pour qu’elle soit officiellement annulée.

Après l’échec du CST, le gouvernement repart à l‘attaque en 1997, avec la rédaction d’un rapport d’experts venus du Minitel, baptisé « Charte de l’Internet ». A nouveau, ce texte prévoit la création d’un « Conseil de l’Internet » composé de professionnels du secteur, chargé d’assurer l’autorégulation de l’Internet français, c’est-à-dire de faire la police pour supprimer les contenus illicites, y compris ceux qui sont hébergés à l’étranger. L’idée implicite était d’ériger une frontière technique et juridique séparant la portion française de l’Internet du reste du réseau planétaire – une ligne Maginot, disaient ses détracteurs. Seule concession, il était prévu que les sites de presse échappent à ce contrôle. Le rapport, remis au ministère des télécoms en mars 1997, est enterré après la victoire des socialistes aux élections législatives de mai et l’arrivée de Lionel Jospin comme premier ministre.

L’Etat français a aussi tenté de freiner l’usage de la cryptologie – c’est-à-dire de logiciels permettant de chiffrer un message afin de le rendre illisible, sauf pour le destinataire prévu. Un décret de 1986, renforcé par une loi en 1990, interdisait strictement aux entreprises et aux particuliers d’utiliser des logiciels de chiffrement, considérés comme du« matériel militaire » – une loi d’une sévérité unique en Europe occidentale. L’objectif officiel était de permettre à la justice d’intercepter les communications des mafias et des terroristes, comme pour le téléphone. Or, le chiffrement des messages est aussi le seul moyen efficace pour protéger la vie privée des particuliers contre les surveillances de toutes sortes, publiques et privées, et pour sécuriser les transactions financières et le commerce électronique. L’Etat se retrouva donc face à une alliance inattendue entre les militants libertaires de l’Internet et les milieux d’affaires prêts à investir dans l’Internet commercial en France.

En pratique, les autorités laissaient les pionniers du Net et les professionnels des réseaux utiliser des logiciels de chiffrement puissants comme le PGP (Pretty Good Privacy), venu des Etats-Unis : tant que le grand public n’y avait pas accès, le problème restait mineur. Mais en février 1995, le militant de l’Internet libre Stéphane Bortzmeyer, alors administrateur-réseau du CNAM (Conservatoire national des arts et métiers), lance le débat en publiant dans Le Monde une tribune intitulée « Pour une libéralisation du chiffrement en France ». L’effet est immédiat :

« Aussitôt, mon chef de service a reçu un coup de téléphone d’un haut responsable, qui lui a expliqué qu’il ne devait pas laisser ses employés écrire des choses pareilles. »

L’article du Monde déclenche une polémique, car des juristes et des hauts fonctionnaires, aidés par des intellectuels, souhaitent le maintien du statu quo. Le scientifique et futuriste Joël de Rosnay déclare dans Libération :

« Il n’est pas concevable qu’une personne privée dispose de moyens quasi militaires. (…) Ma vie privée oui, mais pas à n’importe quel prix. »

Pourtant, l’offensive conjuguée des militants libertaires et des patrons d’entreprises du numérique porte ses fruits. En 1996, le gouvernement imagine un premier compromis, qui s’avérera impraticable : le chiffrement est autorisé à condition de ne pas être trop puissant (clés de 40 bits au maximum) – un nouvel exemple de l’ambiguïté des autorités face au nouveau monde numérique. En outre, les clés de chiffrement devront être déposées auprès d’un « tiers de confiance », organisme indépendant qui pourra les remettre à la police en cas de besoin. La France reste ainsi en retard sur ses voisins européens, mais cette situation ne dure pas. En 1999, le gouvernement va desserrer en partie ces contraintes, qui de toute façon n’étaient que partiellement respectées.

L’argument militaire sera utilisé une dernière fois lors de l’apparition des premiers routeurs Wi-Fi, juste avant l’an 2000. En France, les fréquences radio utilisées par le Wi-Fi étaient dévolues à l’armée. Certains fonctionnaires tentèrent donc d’interdire la vente de ces appareils aux particuliers, au nom de la sécurité nationale. Mais ce baroud d’honneur ne résista pas à l’engouement du public, et le gouvernement modifia ses règlements.

Lionel Jospin enterre le Minitel

Lionel Jospin a poussé France Télécom à abandonner le Minitel au profit d’Internet.

L’arrivée inopinée de l’Internet dans les campagnes électorales françaises a également donné lieu à des crispations. Le Monde en fit l’expérience. Dans la semaine précédant une élection, il était interdit de publier des sondages d’opinion, pour ne pas influencer indûment les électeurs. En revanche, on pouvait effectuer des sondages, à condition que les résultats soient communiqués uniquement à quelques privilégiés – leurs commanditaires, publics et privés. Bien entendu, des médias étrangers, notamment belges et suisses, hors d’atteinte de la loi française, ainsi que des universités de divers pays, se faisaient un plaisir de les publier. Dans le passé, ces diffusions avaient très peu d’impact sur le public français, mais depuis l’avènement de l’Internet, elles étaient disponibles en quelques clics.

Peu avant les élections législatives de mai 1997, Le Monde publia des liens vers des sites étrangers affichant les résultats de sondages qui donnaient la gauche gagnante. Aussitôt, le journaliste auteur de l’article reçut un appel téléphonique d’un conseiller d’Etat, qui lui demanda poliment des explications complémentaires. Puis, quelques jours après cette conversation courtoise, le journaliste et le directeur du journal reçurent une convocation de la police en vue d’interrogatoire, pour publication illicite de sondages. A noter que les autorités avaient le sens de la hiérarchie, même à l’égard des prévenus : pour entendre le directeur, les policiers se déplacèrent jusqu’au Monde, tandis que le journaliste de base dut se rendre au commissariat. Là, il tenta d’expliquer la différence entre un lien hypertexte et un article de presse, sans grand succès. Cette affaire n’eut pas de suite, car le nouveau gouvernement issu des élections décida de l’oublier.

Plus généralement, en ce qui concerne l’Etat, le premier virage date d’août 1997. Le premier ministre Lionel Jospin, qui s’était entouré d’une équipe de jeunes experts du numérique, se rend à l’université d’été de la communication d’Hourtin (Gironde), pour y faire un discours intitulé « Préparer l’entrée de la France dans la société de l’information ». Il constate que la France accumule les retards dans ce secteur, alors qu’elle possède de nombreux atouts. Puis il exhorte les responsables à cesser de « stigmatiser les transformations en cours, diaboliser la technologie, ou, à l’inverse, feindre d’ignorer l’ampleur de cette évolution, autant d’attitudes qui traduiraient un aveu d’impuissance ». Enfin, il brise un tabou :

« Le Minitel, réseau uniquement national, est limité technologiquement, et risque de constituer progressivement un frein au développement des applications nouvelles et prometteuses des technologies de l’information. Je souhaite donc que France Télécom (…) favorise la migration progressive du très vaste patrimoine de services du Minitel vers Internet, pour laquelle l’administration devra montrer l’exemple. »

Le service public, légitimiste, reçoit le message. Peu après, les patrons de France Télécom se mettent à qualifier leur entreprise de « Net Company ».

L’affaire Estelle Hallyday

Les partisans d’un contrôle étatique du contenu de l’Internet ne renoncent pas, et transportent leur combat sur le terrain judiciaire. Leur objectif est de convaincre la justice que si l’auteur d’une publication illicite ne peut pas être identifié ou appréhendé, les prestataires techniques (hébergeurs, fournisseurs d’accès) doivent être tenus pour responsables et contraints de bloquer le contenu incriminé. Dès 1996, l’Union des étudiants juifs de France (UEJF) lance une procédure contre des propos antisémites et racistes publiés notamment sur des sites étrangers, en assignant en justice neuf fournisseurs d’accès. Le juge déboute l’UEJF en première instance, notant que « la liberté d’expression constitue une valeur fondamentale, dont les juridictions de l’ordre judiciaire sont gardiennes… », mais il faudra attendre 1999 pour que les fournisseurs d’accès bénéficient d’un non-lieu.

L’année suivante, l’UEJF porte plainte cette fois contre un compositeur-interprète indépendant, Jean-Louis Costes, dont les paroles de chansons, souvent délirantes, contiennent des propos jugés racistes – si on décide de les prendre au premier degré (« Livrez les blanches aux bicots »). Dans la foulée, elle réclame aussi des dommages et intérêts à l’hébergeur du site, la société AlternB, déjà célèbre sur le réseau car elle est le principal hébergeur coopératif et non marchand de l’Internet français.

AlternB est l’œuvre d’un pionnier de l’Internet français, Valentin Lacambre, qui, dès 1991, eut l’idée de créer un service inédit permettant d’accéder à Internet via un service Minitel payant, 3615 Internet.L’année suivante, il ouvre son service d’hébergement libre, gratuit et anonyme. Très vite, AlternB héberge des dizaines de milliers de sites de toutes sortes : « Pour la première fois, se souvient Valentin Lacambre, je donnais la possibilité à n’importe qui de publier n’importe quoi, alors les gens ne se sont pas privés. Cela dit, cette première salve de l’Internet français venait surtout d’un public d’intellos libertaires, il n’y a pas eu trop de dérives. »

Alors que l’affaire Costes s’éternise, Valentin Lacambre subit en 1998 une autre attaque, plus dévastatrice. Un internaute anonyme affiche sur un site hébergé par AlternB des photos vieilles de dix ans, montrant la starlette Estelle Hallyday nue. Ces images avaient déjà été publiées dans la presse people, mais Estelle Hallyday s’estime victime d’un préjudice grave et porte plainte contre AlternB – sans se préoccuper de savoir qui est l’auteur du site incriminé. Or, le service est anonyme, mais ses ordinateurs recueillent des données permettant de retrouver l’auteur d’un site, en cas de besoin.

Quand la justice s’empare de l’affaire, Valentin Lacambre doit fermer provisoirement ses serveurs, car le juge refuse de lancer une recherche sur l’auteur du site. AlternB reçoit alors le soutien de nombreuses associations, du Parti socialiste au pouvoir, des communistes, des Verts, et même de l’ancien ministre de droite Alain Madelin. L’affaire est évoquée au Sénat et à l’Assemblée nationale, mais rien n’y fait. En l’absence de lois claires, le tribunal estime que l’hébergeur est responsable des contenus publiés par ses utilisateurs même s’il n’a pas les moyens de tout contrôler, et condamne AlternB à verser 405 000 francs à Estelle Hallyday (qui se contentera finalement de 70 000 francs). Aussitôt, c’est la curée : « Une armée de jeunes avocats me sont tombés dessus », se souvient Valentin Lacambre.

« Tous avides de se faire un nom dans ce nouveau secteur en vogue, ou de créer une jurisprudence. J’étais la proie idéale : jeune, pas très riche, pas très doué pour me défendre… En quelques semaines, j’ai reçu quatorze assignations venant de partout, y compris de la RATP, à cause d’un site où quelqu’un avait écrit que les bus de la petite ceinture étaient des promène-couillons. »

Incapable de faire face, il ferme AlternB définitivement en juillet 2000, après le vote d’une loi établissant la responsabilité des hébergeurs dans ce genre d’affaire : « Cet article sera annulé par le Conseil constitutionnel, mais pour moi c’était trop tard. » Pendant ce temps, grâce à la publicité médiatique autour de l’affaire, les photos d’Estelle Hallyday se sont largement répandues dans le monde entier. En 2000 puis 2002, l’Union européenne émet des directives limitant la responsabilité des prestataires techniques, qui ne seront transposées dans le droit français qu’en 2004.

Crispations autour du « .fr »

De leur côté, l’UEJF et la Licra (Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme) reprennent leur croisade, en lui donnant une dimension internationale. En 2000, elles attaquent le service américain Yahoo, qui propose des objets-souvenirs datant du IIIReich sur son site de vente aux enchères. Yahoo est condamné en France, mais un tribunal californien juge que cette décision est nulle et non avenue aux Etats-Unis. L’Amérique confirme sa suprématie sur le réseau.

Entre-temps, Valentin Lacambre s’était lancé, avec quatre partenaires, dans une nouvelle aventure : la création de Gandi, un bureau indépendant d’enregistrement de noms de domaine (en « .org », « .net » et « .com »). Le commerce des noms de domaine, essentiels pour le développement de services web, devient alors un nouveau champ de bataille.

Dans les années 1990, la vente des domaines en « .fr » (en fait, des blocs d’adresses IP dévolus à la France par les Etats-Unis) était assurée par l’Inria (Institut national de recherche en informatique et automatique). En 1997, cette tâche est transférée à un nouvel organisme baptisé Afnic (Association française pour le nommage internet en coopération), gérée par des professionnels venus de l’Inria, qui conserve un siège au conseil de l’association.

Comme l’Inria, l’Afnic applique une politique ultra-restrictive, très inhabituelle dans le monde occidental. Pour commencer, les particuliers étaient exclus d’office : seules les entreprises et les associations pouvaient prétendre à obtenir une adresse en « .fr ». Le nom devait correspondre exactement à celui de l’organisation, ce qui excluait les noms de marque, de produit ou de secteur d’activité. Les demandeurs devaient prouver leur existence légale et leur propriété du nom en fournissant des documents administratifs.

« TOUT CE QUI N’ÉTAIT PAS SOUS CONTRÔLE ÉTAIT PERÇU COMME UNE MENACE POUR LA SOCIÉTÉ »

Officiellement, l’Afnic souhaitait empêcher les dépôts abusifs ou malveillants, les chantages et les reventes sauvages. Mais pour Stéphane Bortzmeyer, qui rejoignit l’Afnic en 2002, la motivation initiale était plus profonde : « Il s’agissait d’instaurer un contrôle préventif par le haut, selon un modèle hiérarchique classique. Tout ce qui n’était pas sous contrôle était perçu comme une menace pour la société. » Le domaine « .fr » s’en trouva durablement atrophié, et les Français se tournèrent massivement vers les noms de domaine « .com », « .net » et « .org », contrôlés par les Etats-Unis.

Dans ce contexte, l’arrivée de Gandi est un nouvel affront pour les institutions en place : « Pour l’Inria et l’Afnic, se souvient Valentin Lacambre, c’était un choc culturel. Ils nous considéraient comme une officine dangereuse, irresponsable, mue par une idéologie libertaire à l’américaine – et c’était un peu vrai. Quand ils nous croisaient dans des conférences, ils se levaient, devenaient tout rouges et criaient qu’il fallait nettoyer l’Internet des gens comme nous. » Or, Gandi prospère rapidement :

« Notre service était facile à l’emploi, pas cher, sans contrainte. Pour que n’importe qui puisse continuer à dire n’importe quoi sur le Net, il fallait que les gens soient indépendants. Pour nous, la solution était qu’ils possèdent leur propre nom de domaine et puissent changer de prestataire facilement. En fait, nous étions à fronts renversés : l’agence publique menait une politique commerciale vers les entreprises, et le petit Gandi offrait un vrai service public à la population. »

Il faudra attendre 2006 pour que l’attribution du « .fr » soit libéralisée – sauf pour les noms de communes et pour une liste noire de mots grossiers.

Aujourd’hui, Valentin Lacambre ne s’occupe plus d’Internet, devenu trop commercial, trop centralisé et trop surveillé à son goût. Il se consacre à la permaculture et à la biologie végétale, « des technologies non centralisables ».