Marie-Anne Lescourret. Aby Warburg ou la tentation du regard

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Quelle reconnaissance ce fils de famille qui n’était même pas universitaire, fondateur certes d’une bibliothèque privée— mais comme il y en avait tant en Allemagne à l’époque—pouvait-il bien attendre, et de qui, et pourquoi?

[…] En France, Aby Warburg semble effectivement un personnage méconnu, secret, davantage une légende pour initiés qu’une référence dans le prestigieux domaine de l’histoire de l’art. D’autant que sa «réception» par ses collègues en ce champ relève de l’ignorance au sens «positif» du terme : «les disciples de Focillon ont manifesté une allergie certaine à l’aspect fondamentalement problématique et, pour tout dire, philosophique de la pensée warburgienne. Focillon lui-même aura pu écrire un livre entier dont le titre portait le mot ‘survivance’ sans jamais reconnaître —sans savoir?— qu’un tel concept avait été d’abord, pour l’histoire de l’art, élaboré, travaillé, ciselé par Warburg dans une oeuvre tout entière dévolue à la survivance, au Nachleben de l’Antiquité. Á la suite de Focillon, André Chastel aura pu décrire les mouvements bachiques de l’art florentin et les nymphes de Botticelli sans jamais évoquer une autre notion, si fondamentale chez Warburg, qu’est le Pathosformel, la formule du pathétique par laquelle l’érudit allemand […] avait entièrement repensé, à partir de Botticelli, des nymphes et du dyonisiaque, la question du geste et du mouvement dans l’art de la Renaissance», souligne Georges Didi-Huberman, lequel aura su où puiser son inspiration profonde. Rares sont ceux, qui, franchissant la barrière linguistique et spéculative, ont reconnu, exposé, appliqué la «méthode» de Warburg.

Á ce jour dans le monde, le commentaire warburgien compte plus de trois mille cinq cents titres. L’oeuvre commence d’apparaître dans son immensité, rassemblée dans un bâtiment de l’université de Londres, l’institut Warburg […] des carnets de moleskine noire par centaines, aux pages couvertes d’une écriture fluidifiée par le gothique allemand avec ses multiples jambages […]

Mais relevons qu’hormis Émile Mâle, son contemporain exact (1862-1954), tous les historiens d’art évoqués par leurs titres sont des obligés de Warburg, des chercheurs qui lui doivent l’impulsion et le matériau, voire la réputation : qu’ils aient étudié dans sa bibliothèque, tel Saxl, Bing, Panofsky et Tolnay qu’ils y aient prononcé des conférences, comme Schlosser, Panofsky et bien d’autres encore et non des moindres au regard de l’histoire de l’art française, tels Robert Klein et Jean Seznec. Cependant la reconnaissance mondiale de Warburg d’aujourd’hui, le caractère quasi mythique de son institut, haut lieu de la recherche internationale sur la Renaissance et l’histoire de l’art, dépositaires également des archives d’Ernst Gombrich et de Frances Yates, sont des événements posthumes. Destinés à devenir des figures tutélaires des humanités occidentales, les étudiants de Warburg, les utilisateurs tel Cassirer de sa bibliothèque, dont lui-même se disait simplement le cicérone, n’étaient de son vivant qu’au début de leur propre carrière, laquelle pour nombre d’entre eux allait connaître l’interruption du nazisme. Warburg ne peut donc se parer de leur gloire, et il a d’excellentes raisons de douter de ses réalisations, surtout au regard de ses ambitions —de ses visions— intellectuelles, cette refondation de l’histoire de l’art en histoire culturelle de la schizophrénie européenne. Mais comment y parvenir à partir de quelques articles difficilement publiés? Cette abondance de note et remarques en tout genre ne trahit-elle pas justement l’inaptitude à la synthèse, l’enlisement dans le style gluant de «la soupe à l’anguille»— ainsi que Warburg désignait sa manière de rédiger?

[L’inquiétude de Warburg] est aussi profondément celle de l’homme pour qui rien dans l’univers ne va de soi, pour qui toute chose demande à être comprise et expliquée : un peu à la façon du Léonard des Carnets, de Goethe —grande référence warburgienne, de même que Rilke —avec lequel il partage la fascination faustienne pour l’univers et le désir d’en percer les mystères, et surtout la difficile conquête de la raison sur la passion (à la différence du rationnalisme cartésien inné-. C’est elle encore, cette inquiétude, qui fait de lui plus qu’un regard, un «sismographe» —tel qu’il se dépeint dans un courrier à son frère Paul, et le redit plus tard à son fils Max-Adolph—, soit un instrumen hypersensible qui perçoit, comme dira Cassirer dans son éloge funèbre [«Son regard ne reposai pas en particulier sur les oeuvres d’art, mais il sentait et voyait derrière les oeuvres les grandes énergies configurantes. Et pour lui, ces énergies n’étaient rien d’autre que les formes éternelles de l’expression de l’être de l’homme, de la passion et de la destinée humaine»], «les grandes énergies existentielles, derrière la forme, sous la composition, du macro et du microcosme, au travers de la civilisation et de l’oeuvre d’art. Non que Warburg succombe à l’étonnement métaphysique devant l’être, selon la fameuse question leibnizienne «pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien?». Inquiet, angoissé «paroxystique» depuis l’enfance, doué, dira encore son frère pour la prescience des catastrophes, Warburg ne s’arrête pas aux séductions de l’apparence : non pas au nom d’une éthique de la connaissance qui chercherait l’immuable vérité derrière la réalité corruptible, mais parce qu’il sait, d’expérience intime, les douloureuses prémices de la forme. Du début à la fin de sa réflexion, il se reconnaît et se retrouve dans Lessing et dans Burckhardt : dans celui qui soulève la question de l’expression de la passion dans l’art, et dans celui qui crève le mythe d’une Renaissance italienne exclusivement ficinienne, pour en faire l’époque des condottieri sanguinaires et des festivités païennes. Le Laocoon et la Civilisation de la Renaissance sont pour Warburg des lectures de jeunesse, mais un an avant sa mort, il consacre encore un séminaire à l’historien bâlois et projette de placer le futur congrès d’esthétique (annoncé pour 1930 à Hambourg) sous l’égide de l’auteur de la Dramaturgie hambourgeoise, ce qui témoigne de son attachement à sa ville natale. Il laissera ainsi de côté toute approche «parnassienne», idéaliste, de l’art pour au contraire l’associer à la vie, étudier sa place dans la société, souligner sa fonction de document anthropologique, témoin de l’histoire des hommes et de leur culture.

L’oeuvre d’art ne se satisfait pas d’une appréciation fondée sur la perfection visuelle de sa confection. Elle requiert un regard qui outrepasse les seules catégories formelles (chères à Wölfflin par exemple) et traque notamment les détails— lesquels seront toujours, pour Warburg, plus accusateurs qu’infimes. Elle est l’objet d’une contemplation et d’une écoute soucieuses des émotions qu’elle exprime et de celles qu’elle suscite, d’une considération «intéressée», c’est-à-dire réceptive aux énergies qui l’animent, en résonance avec celles du spectateur. La forme pour Warburg n’est pas un idéal immuable, mais l’indice d’une mutation, de cette «énergie migratoire des motifs, du commerce et des échanges artistiques» qu’il évoque dans sa conférence sur Mantegna. Elle est le support d’une expérience, d’un pâtir. Déjà, lorsqu’il revendiquait le caractère spéculatif de la peinture, Delacroix parlait de la relation au spectateur comme d’un échange d’âme à âme, s’opposant ainsi à ceux qui n’admettent la peinture qu’à la condition d’y «voir quelque chose». Toutefois, lorsqu’il défend l’approche intériorisée de l’art, Warburg n’embrasse nullement l’attitude romantique de la sentimentalité exaltée, du coeur à coeur. Certes, il a revendiqué devant Gertrud Bing le caractère autobiographique de son parcours intellectuel, mais pour autant que ce dernier possède une pertinence anthropologique.

 

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Bilo

En décembre 1905, Aby avait écrit à Lamprecht : «tout à fait entre nous, si je pouvais réaliser mes vœux, nous pourrions commencer par fonder une petite corporation philosophique de science de la nature, qui s’attacherait d’abord à chercher et à observer. Mais il s’agit déjà d’un vaste domaine». Vingt ans après, il est en mesure d’accomplir ce souhait dans sa double dimension architecturale et spirituelle.

L’instrument
Aby rentre à Hambourg au moment où les affaires familiales sont florissantes. La reconnaissance de Max est à son zénith. La banque Warburg est la première banque allemande. Depuis 1923, Stresemann est chancelier, à la tête des sociaux-démocrates dont Max s’est rapproché. En 1925, avec son associé Melchior, Max prend la tête de la délégation allemande pour la négociation des réparations imposées à son pays en tant que fauteur de la guerre de 1914-1918. En raison de la rigidité de l’attitude française —Poincaré et Clémenceau s’en tiennent à la devise «L’Allemagne paiera», tandis que les États-Unis se montrent plus conciliants— il revient de Versailles exténué par quatre mois de discussions dont les conclusions lui semblent inacceptables pour son pays, sans cependant qu’il en envisage le ferment dévastateur. Les dispositions admises sont effectivement très défavorables à l’Allemagne, de sorte que Max est attaqué dans la presse par un publiciste nommé Theodor Fritsch. Ce dernier l’accuse d’avoir favorisé les Juifs, dont il serait «le roi caché», et cela en éduquant chaque année cinq cents Juifs de l’Est, dont il ferait d’abord ses employés avant de les introduire dans la diplomatie où ils serviraient donc des visées antiallemandes. Le procès qu’intente Max contre l’auteur de ces calomnies s’achève fin octobre 1926 : Fritsch écope de quatre mois de prison, sentence suivie d’un appel. En 1927, les débats ne sont pas encore clos. Cela n’altère nullement le patriotisme de Max et Aby, la confiance qu’ils accordent à l’Allemagne et à ses dirigeants. D’autant que, selon le souvenir de Stefan Sweig, entre 1923 et 1929 (année de la crise économique ainsi que de la mort d’Aby),  «le monde semblait vouloir se reconstruire. Paris, Vienne, Berlin, New York, les villes des vainqueurs comme des vaincus se faisaient plus belles que jamais, l’avion rendait les communications plus rapides. […] On pouvait se remettre au travail, se recueillir, penser aux choses de l’esprit. On pouvait même de nouveau rêver et espérer une Europe unie. Pendant ces dix années —un instant à l’échelle de l’histoire universelle— il sembla qu’une vie normale allait enfin être accordée à notre génération éprouvée». Les frères Warburg jouent un rôle important dans ce retour à la tranquillité. Max, notamment, en tant qu’instigateur de la création du «Rentenmark», gagé sur l’économie allemande, ce «miracle» grâce auquel «un coup de cloche, un milliard de marks frauduleusement enflés fut échangé contre un seul mark nouveau», la norme étant établie. La signature en 1924 du plan Dawes, soutenu par les Américains (inspirés par Paul et Félix) et les Anglais contre l’intransigeance française, allège le paiement des réparations et permet à l’Allemagne un redressement économique qui la sauve d’une inflation ressentie, davantage encore que la guerre et la défaite, comme humiliante. On en est bien, comme le rapporte Zweig, à une période d’espoir, scandée par ces fameuses conférences suisses, au bord du lac Majeur (à Locarno), lesquelles le 10 décembre 1926 valent à Briand et Stresemann le prix Nobel de la paix. Paradoxalement, ceux qui souffriront le plus financièrement —toutes proportions gardées—, durant cette période, sont les frères américains, dont les dollars perdent au change. Max n’en entraîne pas moins ses puînés dans un grand projet : la construction d’un bâtiment qui, au regard des rayonnages envahissants de la maison d’Aby, méritera véritablement l’appellation de bibliothèque, de bibliothèque Warburg. Max fait valoir à Paul et Félix que si Aby était demeuré à la tête des affaires familiales, ils auraient déjà dû le renflouer par trois fois : il leur suffira de mettre une seule fois la main à la poche pour cette entreprise, coûteuse certes, mais prestigieuse (et qui finalement correspond tout à fait aux mécénats d’envergure dont les deux «Américains» sont coutumiers). Ils se mettent d’accord pour un investissement de 188 000 marks, quitte, en bout de cours, à multiplier ce montant par quatre. Max récupère un ascenseur venu de l’ancien établissement familial. Le jour de l’inauguration, il salue une banque dédiée aux buts non plus terrestres mais cosmiques. C’est à l’intention des donateurs qu’est créé en janvier 1926 le Tagebuch, le journal de la KBW, afin qu’ils en suivent les activités au jour le jour : visites, acquisitions, administration, conférences… Il sert aussi de «forum» aux bibliothécaires qui exposent leurs idées et discutent celles des autres. Quant à Aby, il en fait la confidence en 1925 à Ludwig Binswanger, il se réjouit d’avoir recouvré totalement la direction de la bibliothèque.

Le nouveau bâtiment est édifié, en brique rouge, selon les plans d’un architecte local traditionnel, et sur un terrain dont Aby a fait l’acquisition en mai 1911 et qui jouxte sa maison d’habitation, au 116 de la Heiwigstrasse. Foin de Le Corbusier et de Gropius donc, mais un jeune homme, Gerhardt Langmaack, capable d’admettre que ses projets (plus de dix) soient rejetés l’un après l’autre, critiqués et retouchés, jusqu’au treizième, accepté à l’unanimité le 24 mars 1925. Les travaux sont terminés le 1er mai 1926. Le transfert des collections s’effectue à l’automne de la même année. Rien d’extravagant, donc, ni même d’innovateur dans l’aspect de cette bâtisse de cinq étages, dont les (larges) fenêtres du rez-de-chaussée sont surmontées de l’inscription «Kulturwissenschaftliche Bibliothek Warburg». Il s’agit surtout de sortir livres et rayonnages de ce que Warburg appelle une «roulotte de tziganes»; de plus, comme Warburg s’en ouvre à son vieil ami Jimmy Loeb, cela va faciliter sa vie familiale. Au-dessus de la porte d’entrée se lit l’inscription «Mnémosyne». En frontispice, à la devise engagée de Jaurès, [«Quiconque, quel que soit l’ordre dans lequel il se meut, ignore ou méprise les détails, est un débile ou un idiot; car toute chose présuppose toujours la connaissance des détails; on n’agit pas dans l’abstrait, on ne repose pas sur l’abstrait.»] prisée par Saxl, Warburg a préféré une phrase de Goethe, extraite des Maximes et réflexions : «toute idée nous apparaît d’abord comme un hôte étranger»; comme un écho à cette affirmation de sa conférence de «retour» où il envisage tout savoir comme «le but reçu d’une hypothèse intime [qui] tire son énergie de sources qui outrepassent la personne». Grâce à Saxl et Bing, que Warburg remercie, la bibliothèque est déjà «un organe vivant qui ne se contente pas seulement de parler, mais affine également l’ouïe». La reprenant en main, il peut enfin lui apporter la configuration qu’il souhaite selon une finalité nettement déterminée. Le lieu correspond à l’idée : « le centre est le miroir concave de cette bibliothèque, justement, le problème de l’influence de l’Antiquité sur les époques culturelles successives». La KBW est véritablement un «espace de pensée», un Denkraum.

Les salles et sections sont distribuées autour de la fameuse salle en ellipse, ce cercle «imparfait» qui évoque la présence du démonique dans l’harmonie, l’étrangeté, la fécondité dans l’idée, ainsi que Kepler définit la perfection. Physiquement, l’ellipse oppose deux pôles : elle rejoint deux zones, qui peuvent valoir respectivement pour le temps et l’espace. Elle est la figure de cette polarité diversement déclinée depuis que Warburg a découvert Burckhardt, et constitutive de sa pensée. Á ceci près  que cette opposition ne bloque rien, comme Cassirer l’a rappelé à Warburg : «ce dernier m’a fait remarquer qu’en effet, Kepler, dans sa correspondance avec Fabricius, a soutenu vigoureusement la thèse que l’ellipse est en soi et pour soi une idée mathématique dont la perfection n’est pas subordonnée à celle du cercle. Mais avec l’entrée en scène de l’ellipse, il est désormais possible de dévoiler l’infinité de l’univers sur un mode conforme aux lois physiques, on peut monter du «monstre à la sphère». Tout autour de la salle, des panneaux de bois sont prêts à accueillir les «expositions» d’images supports des conférences, que Warburg utilise depuis 1905, et pour lesquelles la KBW utilise son fonds propre, tout en recourant si nécessaire à des emprunts extérieurs. Selon Warburg, le meilleur bibliothécaire est celui qui achète ses livres selon ses idées, son besoin, son projet spéculatif. Le plan de la bibliothèque suivra dont le parcours, «l’ordre mental» d’Aby, soit

1. l’image
2. l’orientation
3. la parole
4. l’action.

La première section rassemble tous les livres sur l’art. La deuxième est consacrée aux textes sur l’astrologie, sur les religions et les sciences naturelles. La troisième concerne la littérature, la poésie et la linguistique. La dernière traite d’histoire, de sociologie et de politique, avec une section spécialisée dans la Première Guerre mondiale. Les périodiques se trouvent dans l’espace mansardé qui surplombe la salle centrale, dévolue à l’étude et à la rencontre; comme dans une synagogue. Parce qu’elle induit un parcours pédestre et intellectuel, la KBW donne aux visiteurs l’impression qu’elle a poussé «de l’intérieur». En raison de l’âme, de l’animation spéculative qui parcourent les lieux et les arrachent quotidiennement à l’immobilité, voire à la poussière des rayonnages ordinaires, il est difficile d’établir un catalogue. Néanmoins, Saxl et la nouvelle venue, Gertrud Bing, parviennent à étiqueter les 43 889 livres selon un système de couleurs dont l’énoncé précise les thématiques retenues :
vert : philosophie
vert clair : religions comparées
marron : histoire de l’art
rouge : histoire
violet : culture orientale
bleu clair : linguistique
bleu foncé : anthropologie
noir : archéologie
jaune : sciences naturelles
orange : périodiques

Il arrive que l’on retrouve plusieurs couleurs sur le même livre : rien de borné, rien de définitif donc dans la «méthode» Warburg, comme cela ressort de ce traitement de l’image en continuité et en profondeur, qui le distingue à tout jamais des «historiens de l’art» de son temps et d’après. Il ne s’agit jamais d’avoir le dernier mot, de proférer un énoncé définitif qui couperait court à l’interrogation et à la recherche. Comme les talmudistes, Warburg est un adepte de «l’entretien infini». Bibliothèque de lecture (et non de prêt), la KBW est une «Problembibliothek» : elle pose des questions et ne prétend pas seulement les résoudre. Ainsi, le choix de l’emplacement obéit toujours au principe du «meilleur voisin» : les livres s’interpellent comme dans une intrigue, celle de l’histoire de la pensée dont le KBW serait le théâtre. Aby l’a écrit à Max dès le mois d’avril 1918 : la bibliothèque «représente une approche méthodologique totalement nouvelle de l’histoire intellectuelle». Le drame consiste avant tout à s’orienter non plus seulement dans la réflexion, comme le souhaitait Kant, mais dans le monde et dans l’existence, comme tentaient d’y parvenir les astrologues et autres lecteurs (et facteurs) des figures célestes. Le jeu associatif continue entre les livres comme il a commencé entre les images dans la simultanéité du panneau d’exposition. La parole intervient en troisième lieu dans le dispositif warburgien. En revanche, l’objet du commentaire, ou de la grammaire, le vocabulaire visuel, ne cesse de s’enrichir. Photothèque et cartothèque sont alimentées par des commandes extérieures, ainsi que par des techniques d’imprimerie et de reproduction propres à l’endroit, ce qui permet la comparaison et la composition des formes. Témoin de la conception particulière de l’image selon Warburg, la place croissante accordée au timbre-poste, qui «confère magiquement des ailes à la parole, la détache du porteur et la transmet à un tiers». En août 1927, Warburg en fait l’objet d’une conférence devant cent soixante personnes, en partenariat avec le musée hambourgeois des Arts et Métiers.

Cela souligne une spécificité de la KBW. Une bibliothèque privée est chose courante en Allemagne, on l’a vu. Ce qui en revanche est insolite, dans la bibliothèque Warburg, et qui tient non point tant aux moyens financiers qu’à la ferveur civique de la famille, c’est son intrication avec les autres instances culturelle de Hambourg, les musées et surtout l’université. Depuis qu’ils ont lancé l’idée de sa création dans la deuxième ville d’Allemagne, ni Aby ni Max n’ont baissé les bras. Ce dernier la défend encore en 1913 devant le sénat de Hambourg, au nom de la «nation allemande», ou soulignant sa double vocation «de possibilité d’orientation universelle», outre son «activité scientifique». Cela ressort de l’œuvre d’un Lessing au XVIIIe siècle, de la mission de Bode pour l’Empire : la «culture», «l’art» remplissent pour une nation la fonction d’identifiant et de vitrine. La partie est gagnée en 1919. En 1921, Aby encore souffrant, est élu professeur honoraire. En toute logique, la KBW abritera le département d’histoire de l’art; Aby aura son mot à dire sur le recrutement des professeurs : son institution exceptionnelle lui permettra d’attirer les meilleurs enseignants allemands, le jeune Erwin Panofsky en histoire de l’art, l’immense Ernst Cassirer pour la philosophie.

Les invitations que Max a lancé à l’intention de ses éminentes relations politiques, jusqu’à l’ancien chancelier devenu ministre des Affaires étrangères, Stresemann, le 20 décembre 1926, contribuent certes à la réputation de la bibliothèque. Mais outre ces visites prestigieuses, outre ses collections inégalées, c’est aussi en raison de son fonctionnement que la KBW devient une sorte de consécration pour les chercheurs de l’époque. Saxl en a eu l’idée. Et bien qu’il veuille désormais faire les choses à sa façon, Warburg souscrit, appuie et développe. La KBW accueille des étudiants en cours de doctorat ou déjà titulaires, Charles de Tolnay, Frédéric Antal, Raymond Klibanski, futurs grands noms de l’histoire de l’art; elle distribue des bourses de recherche. Il en sortira l’école dite de Hambourg, dont les représentants sont Otto Kurtz, Ernst Kris, Edgar Wind. Celui-ci est accompagné de sa femme, Ruth Benedict, élève de Boas. La bibliothèque est aussi un centre de rencontres et de conférences, à commencer par celles du maître des lieux, souvent en introduction de conférenciers invités, quand sa santé, ses cures, ses vacances et ses voyages le permettent. Mais compte tenu de l’énormité de la charge de travail et des compétences requises, et en tant que bibliothécaire et en raison de la diversité des domaines concernés, Warburg a parfois du mal à trouver des collaborateurs. De plus, leurs qualités respectives les placent dans des rapports de rivalité que Warburg tente d’apaiser, en rappelant à tous qu’il ne s’agit pas ici d’accumuler mais de transmettre.

Cela se fait par l’intermédiare des conférences (fort prisées des orateurs) de la KBW, celles du maître des lieux et celles des invités. Compte tenu du mode particulier d’expression de Warburg, lequel commence effectivement par le regard, et pour lequel la parole ne fait que traduire ce que disent les images, quand il a trouvé son scénario visuel, ses «conférences» proprement dites ne seront que des reconstitutions à partir de ces notes manuscrites qu’il oublie rapidement —littéralement—, à ses yeux, les images parlent d’elles-mêmes. Elles viennent de faire l’objet d’un important ouvrage qui met «en regard» les reproductions et le texte : Bilderreihen und Ausstellungen. (Elles sont au nombre de 13, entre 1925 et 1929, jusqu’au dernier projet interrompu par la mort de Warburg. Elles témoignent de sa propension à remâcher les mêmes sujets : l’astrologie, le langage corporel, la survivance de l’Antiquité… Á moins qu’elles de manifestent la nécessité de «cent fois sur le métier remettre son ouvrage», compte tenu de l’immense portée méthodologique de cette réflexion sur l’Antiquité et l’histoire de l’art.) Témoin des activités éditoriales de la KBW, les premières conférences publiques dont depuis le début l’objet de publications en volumes de Vorträge prisés des orateurs qui y trouvent une réception élargie : il y en aura neuf volumes chez Teubner, de 1923 à 1932, édités par le dévoué Fritz Saxl, qui en était également l’instigateur.

Semblable activité d’exposition et d’édition requiert un équipement adapté. La KDW ne manque ni de projecteurs (épiscopes), ni de moyens de reproduction des images et des textes, en toute cohérence avec l’intérêt de Warburg pour les technologies : celles de l’ancien temps qu’il repère dans les tapisseries médiévales en raison de sa curiosité pour les inventions (machine volante, amphibie) valorisées par la Première guerre mondiale, et celle dont un spécialiste de l’image et de ses migrations ne saurait se passer, la photographie. Émile Mâle en fait dès 1894 la condition de l’accès de l’histoire de l’art à la science. Warburg confirme dans le Tagebuch : «sans photographies dans la maison, le déploiement de la nouvelle méthode serait impossible». Sans photographie, il n’y aurait même pas eu au-dessus de la porte de la salle de lecture, la reproduction en grand format d’une fresque représentant un prisonnier se délivrant lui-même de ses liens.

Il s’entoure de collaborateurs capables de traiter les livres, de les classer, de les ranger, de passer les commandes. Étant entendu que c’est lui qui a la décision finale, notamment dans l’opération de «signature» qui assigne à chaque ouvrage sa place à côté des autres. Il lui faut aussi des savants qui comprennent son approche de l’art et des images. C’est le cas en premier lieu de Fritz Sarl, en qui il a tôt identifié son successeur. Puis la rivalité née entre eux de la «violente autorité» de Warburg éloigne le jeune historien, envoyé faire des recherches en Espagne en 1926. Il sera remplacé par la jeune philosophe qu’il a lui-même fait venir à la BW. Ce sont eux qui ont donné ce surnom de «Bilo» à la bibliothèque, signe de leur affection, de leur réserve aussi envers toute monumentalité.