Jankovic / Descola. Une anthropologie de la figuration

In Artpress, juillet 2007. Entretien entre Nicola Jankovic et Philippe Descola à propos de son projet d’«anthropologie de la figuration», alternative contestable à l’«anthropologie de l’art» telle que définie par Alfred Gell et qui ouvre un champ d’étude permettant une étude de l’art occidental à partir de l’art dit ethnique : quatrième de couverture du livre L’art et ses agents de Gell : «Plutôt que de penser l’œuvre d’art en termes de beauté, Alfred Gell propose de la situer à l’intérieur d’un réseau de relations entre agents et patients qui manifestent une certaine agentivité (agency) par l’intermédiaire de l’œuvre. Cette théorie a une vocation universelle : il s’agit moins de relativiser le système occidental de l’esthétique que de se rendre sensible aux mécanismes de l’intentionnalité, des ignames décorés de Nouvelle-Guinée aux ready-made de Duchamp.» etc. http://www.lespressesdureel.com/ouvrage.php?id=1219

Philippe Descola intervient différemment à la fondation Vuitton en mai 2018

Extraits pour mémoire des positions de Descola sur l’art contemporain développées dans l’entretien avec Jankovic, datant de 2001.

Nicola Jankovic : Depuis la parution de Par-delà nature et culture (Gallimard, 2005), vous avez justement orienté vos recherches vers ce que vous appelez une «anthropologie de la figuration». Vous dites qu’elle se distingue clairement d’une anthropologie de l’art. En quoi ?


Philippe Descola
 : Au fil du temps, l’anthropologie s’est fixé toute une série d’objets qui étaient définis par homologie avec les grandes catégories de l’expérience humaine perçues depuis le monde occidental moderne. L’art en fait partie. Était considérée comme «anthropologie de l’art» celle des objets qui paraissaient présenter des qualités ou des propriétés analogues à celles des objets considérés comme artistiques chez nous. Le problème que l’anthropologie a très rapidement rencontré est que «l’Art» n’existe pourtant pas dans la plupart des sociétés. L’anthropologie de l’art revient donc à n’être que l’équivalent de l’histoire de l’art pour les sociétés non occidentales – c’est-à-dire l’étude des conditions de production des objets que nous appelons d’«art», la mise au jour des esthétiques locales. J’appellerais cela plutôt de l’ethnologie de l’art ; car, pour qu’il y ait anthropologie de l’art, il faut une théorie anthropologique générale de cette classe d’objets qui, à quelques exceptions près, n’existe pas. [!]

À travers l’anthropologie de la figuration, je m’intéresse de ce fait aux modes de production des images qui ont un caractère iconique —c’est-à-dire dans lesquelles au moins une des qualités du prototype peut être reconnue. Ce qui m’intéresse aussi, c’est la dimension ontologique que ces images rendent manifeste, le type de combinaisons des qualités de l’intériorité et de la physicalité qu’elles rendent visible. En ce sens, je ne m’intéresse pas à toutes les images iconiques —par exemple la pictographie (comme art de la mémoire pour accompagner des récits) ou l’héraldique (qui combine structurellement des images de manière à dénoter un statut social, une généalogie, etc.).

Dans son important livre, Art and Agency (1998) (1), Alfred Gell montre que la meilleure façon d’analyser des œuvres d’art n’est pas tant de trouver leurs significations, que de les considérer comme des agents ayant une action dans le monde. Les images ont donc une «agence», c’est-à-dire qu’elles sont animées d’une cau­salité intentionnelle à l’instar d’une personne humaine. Gell analyse alors les différents modes de relations qui peuvent exister entre quatre termes du réseau de l’art (art nexus) : le prototype, l’icône (ou l’indice), le destinataire et l’artiste. Ce faisant, il reste dans le domaine de l’art, figuratif ou non. Moi, je m’intéresse à l’opération de figuration, c’est-à-dire à l’opération qui consiste à rendre visibles de façon reconnaissable les propriétés d’une ontologie. Mon objectif est essayer de comprendre s’il existe pour chacun des modes d’identification évoqués plus haut des modes de figuration.

Nicola Jankovic : L’année dernière a vu s’ouvrir le musée du Quai Branly. Que pensez-vous de cette entreprise ? Les objets exposés ont-ils pour vous un statut «artistique» ?

Philippe Descola : Justement non. Je suis assez convaincu par Jean-Marie Schaeffer quand il montre dans Les Célibataires de l’art (1996) qu’il n’y a pas vraiment de moyens de qualifier d’«artistique» ou d’«esthétique» un objet —même avec des propriétés relationnelles. C’est là, je crois, que Gell achoppe. Il ne montre pas de façon convaincante ce qu’est un objet d’art, il le présuppose (2). Marcel Duchamp est, à cet égard, celui qui a montré la capacité de (dé)contextualisation du ready-made dans le cadre muséographique qui l’inscrit. Les objets ethnographiques sont eux aussi perçus à travers le prisme de la muséographie, puisque c’est ainsi qu’on les a d’abord appréhendés. Une des façons de présenter des objets est de leur donner un sens dans un musée, de singulariser certains d’entre eux plus que d’autres —et donc d’utiliser le pouvoir de fascination ou d’émotion que l’on ressent à les regarder. Cela se fait en particulier dans ce que j’ai appelé la «muséographie polyphonique» (3), qui se développe par rapport à la muséographie de contextualisation, comme celle du diorama. Mettre un accent polyphonique sur un objet revient à le mettre au centre d’une constellation. Pas seulement d’objets mais aussi de discours, de pratiques, d’attitudes qui l’éclairent. Le plus économique, c’est évidemment de prendre ceux des objets qui fascinent. La plupart des objets des musées d’ethnographie ou du Quai Branly sont pour l’essentiel rituels, utilisés dans des opérations de médiation entre les humains, les non-humains ou le surnaturel. Leur perfection et l’effet saisissant qu’ils exercent (y compris par leurs bruits, leurs odeurs) jouent un rôle important —comme par exemple les masques-parasols Sulka de Nouvelle-Bretagne. Il n’y a donc pas de raison de se priver dans une exposition de ces qualités-là. Comme l’a souligné Schaeffer, ce type de dispositif souligne les conventions d’exposition de l’art qu’on adresse aux musées ethnographiques sans le faire pour les musées d’art. L’artiste Pinoncelli qui, l’année dernière, dans l’exposition Dada, cassa l’urinoir de Marcel Duchamp, met à nu le dispositif non pas tant d’un objet comme ready made que sa sacralisation comme œuvre d’art. Je pense qu’il y a une immense confusion dans la pensée de la plupart des gens à ce propos-là. La récente affaire à propos de la publicité s’inspirant de la Cène de Vinci le montre elle aussi. L’idée que ce ne soit pas du tout la mise en scène d’un dieu vivant partageant sa nourriture avec ses disciples mais que ce soit un tableau —ou même la reproduction de quelque chose à laquelle Vinci lui-même n’avait pas assisté— n’a traversé l’esprit ni de l’association de chrétiens ayant déposé la plainte ni du juge de première instance ! Or si les conservateurs de musées se posent ces questions, ils ne le font pas de manière à ce que le public en ait conscience.

Nicola Jankovic : Compte tenu de vos quatre ontologies, pouvez-vous décrire quelles en sont alors les préférences morphologiques ?

Philippe Descola : Il y a quatre opérations de base qui correspondent aux quatre modes d’identification dont les ontologies que j’ai décrites sont le produit. Notre monde à nous, qui est celui du naturalisme, a certaines propriétés mais n’en est pas moins un cas particulier. Utiliser la structure de ce monde —et notamment la distinction entre des phénomènes naturels d’un côté et des conventions sociales ou culturelles de l’autre— pose un problème : celui inhérent à projeter la structure d’une cosmologie sur d’autres. Distinguer ces quatre opérations en en expliquant l’agence permet d’éviter ce problème. Dans le premier cas —l’animisme—, c’est ce que j’appelle la commutation.

Les suites du naturalisme

Les façons les plus exemplaires de figurer cela consistent principalement en des masques —dont ceux, par exemple, des Yup’it d’Alaska— dans lesquels sont figurés simultanément un ou plusieurs visages humains et les attributs d’espèce de l’animal (ou de l’esprit animal). Une autre façon de montrer cette commutation se manifeste dans les masques à volets de la côte Nord-Ouest américaine. Par ce procédé très simple, ils rendent évidente la métamorphose —ce qui est une autre caractéristique de l’animisme : on voit un animal quand le masque est fermé, et la figure humaine dévoilée lorsqu’il est ouvert.

Le deuxième type de relation —la ressemblance— correspond au naturalisme. Même s’il en existe des prodromes dans l’Antiquité, il s’est passé quelque chose en Occident à partir de l’Ars nova du 15e siècle : on va figurer la singularité de l’intériorité humaine en in­dividualisant de manière reconnaissable les personnages, l’art du portrait —comme par exemple dans la Vierge au Chancelier Rolin de Van Eyck. D’un autre côté, on va pousser très loin l’imitation de la nature —«morte» ou en paysage—, c’est-à-dire précisément la continuité dans la physicalité, une répartition des objets du monde dépeint avec une très grande minutie dans un espace homogène —par exemple Le Lièvre de Dürer. Prose du monde provenant d’un fonds analogique (ainsi que l’a montré Michel Foucault), c’est quelque chose de très nouveau et très rapide, se jouant sur cent ou cent cinquante ans.

La troisième forme —l’ordonnancement— se retrouve dans l’art aborigène, sur les figurations de la terre d’Arnhem, c’est-à-dire en particulier ces figurations en «rayons X» qui représentent à l’intérieur de la figure du totem à la fois sa structure interne (son squelette, ses organes) et à la fois celle du groupe humain et non humain que cette figure représente.

La quatrième relation est ce qu’on pourrait appeler la connectivité, c’est-à-dire qu’il faut donner à voir que les choses sont connectées. Deux exemples très différents peuvent en être la peinture de paysage de l’Antiquité chinoise (shanshui) —avec cette idée que le vide est ce qui connecte les différents éléments éparpillés du tableau.
L’autre correspond à cette catégorie d’objets qu’on appelle les nierika dans l’esthétique huihol (nord-ouest du Mexique). Il s’agit d’objets qui permettent la communication et l’observation mutuelle entre les étages cosmiques, les humains et les divinités ancestrales.

Nicola Jankovic : D’un naturalisme moderne basé sur la ressemblance jusqu’à l’art contemporain, les choses ont-elles pour autant changé ? Votre cursus vous ayant destiné à une anthropologie de la nature, que pensez-vous du land art, de l’arte povera ou du body art ? Ayant plus ou moins critiqué, à une époque particulière, la civilisation occidentale aliénée, ces pratiques contre-culturelles peuvent-elles conduire, nanties d’une nouvelle conscience écologique, vers une forme d’altermondialisme ?

Philippe Descola : En termes de cohérence et de problématique, j’ai les idées à peu près claires pour le naturalisme jusqu’à la fin de l’art figuratif au sens où je le définis. Toutefois, ce qui me frappe dans les trois formes d’art que vous citez, c’est qu’elles sont en continuité avec le principe naturaliste de la Culture —ou de l’Art, ou de l’Histoire. Même si leurs produits sont en apparence différents, même s’ils sont difficiles à exposer dans des musées ou à commercialiser (et échappent en cela aux catégories habituelles de l’art), elles ne sont pas en rupture. Leurs principes naturalistes sont identiques : il s’agit d’apposer une créativité humaine sur le fond d’une «Nature» dont on va soit transformer les propriétés, soit faire ressortir la beauté en la soulignant. C’est d’ailleurs aussi le cas de l’imagerie scientifique —dont je trouve extraordinaire qu’elle puisse aujourd’hui figurer l’intériorité au tréfonds de la physicalité, la rendre tangible. Là réside le véritable triomphe visuel du naturalisme. Dans les trois cas que vous évoquez, si leur dénonciation critique de la contre-nature est contre-culturelle, leurs empreintes naturalistes ne le sont pas. En fait, il faut y distinguer deux acceptions distinctes de la Culture : la culture savante bourgeoise; mais aussi la culture au sens classique du naturalisme, comme ce qu’il y a de spécifique et de conventionnel dans l’activité humaine se déployant sur le fond des régularités naturelles. Dans ce dernier cas, la contre-culture dont il est question appartient encore au naturalisme.

Plus largement, l’art contemporain ayant perdu une part de sa figuration, j’ai le sentiment que ça doit être excessivement difficile d’être un artiste aujourd’hui. Peut-être tout particulièrement du fait de la critique d’art. De Vasari à aujourd’hui, on a considérablement mis l’accent sur la signification des œuvres. C’est cet aspect-là qui, de plus en plus, a été mis en avant dans l’histoire du développement de la figuration naturaliste. Cela a en quelque sorte délégitimé la notion d’«agence» des œuvres —, d’art en particulier. Pour le peu que j’en sache, j’ai le sentiment que beaucoup d’artistes contemporains ont profondément intériorisé cette contrainte sémantique qui les met mal à l’aise. C’est très net dans l’art conceptuel. De manière réfléchie ou non, dans le land art, l’arte povera ou le body art, la question de l’«agentivité» de l’œuvre d’art est toutefois très présente. Mais le point de la signification y est aussi très paralysant. C’est la raison pour laquelle moi-même comme de nombreux autres restons très pessimistes quant au peu de prise que l’art contemporain est susceptible d’avoir face aux problèmes de l’écologie mondiale.

Qu’il s’agisse de tatouages ou de paysages, notre destin naturaliste est d’universaliser les productions des autres en les projetant sur nos propres catégories. Or la palette des manières de transformer le monde de façon figurative est limitée. On ne peut pas en inventer constamment de nouvelles. Si les résultats peuvent paraître très proches, les intentions et les types d’agence en sont pourtant très différents. Il faut faire attention à ne pas les confondre. Serge Gruzinski travaille toutefois depuis longtemps sur les nombreux métissages qui se sont produits depuis la mondialisation ibérique à partir du 14e siècle (4). Il sera prochainement invité au Quai Branly pour en faire une exposition. La mienne lui succédera. Elle devrait mettre en image les propositions que je développe à propos des modes de figuration. Car tant que ça n’a pas une forme visuelle, ça n’imprime pas !

(1) Art and Agency: an Anthropological Theory, Oxford University Press, 1998. Non traduit à ce jour.
(2) «À propos d’Art and Agency d’Alfred Gell» in Terrain n° 32, 1999, pp.119-128. Tant sur Alfred Gell que sur l’art non occidental et sa réception, M. Coquet, B. Derlon et M. Jeudy-Ballini (dir.), les Cultures à l’œuvre. Rencontres en art, Adam Biro / Éditions de la Maison des sciences de l’homme, Paris, 2005.
(3) Cf. Philippe Descola, «Passages de témoins», article à paraître in le Débat, septembre 2007.
(4) Cf. Les Quatre Parties du monde. Histoire d’une mondialisation, La Martinière, 2004.