Jonas Mekas. I Had Nowhere to Go. 4/4

I Had Nowhere to Go se présente comme un livre de poche à couverture souple en mode paperback de style universitaire américain ou art conceptuel des années soixante.

I Had Nowhere to Go est le journal texte-image écrit durant la Seconde Guerre mondiale et l’immédiat après-guerre, entre 1944 et 1955, par l’écrivain et cinéaste Jonas Mekas, alors jeune poète lituanien, en exil forcé en Allemagne puis à New-York.  Edité pour la première fois en 19911puis ré-édité en français par Patrice Rollet, pour Pol Trafic en 2004 dans une très belle traduction de Jean-Luc Mengus, il fait l’objet de cette édition en langue anglaise publiée par Spector Books en 2017 – à la suite du très précieux Jonas Mekas: Scrapbook of the Sixties: Writings 1954-2010 paru chez le même éditeur en 2015 – comme pour remonter à la source de l’art de Jonas Mekas. Écrit sous la dictée des impressions sensorielles violentes, propres à l’expérience de vie précaire d’un jeune migrant en mode survie, ce diary peut se lire aussi comme un roman de formation à tonalité proustienne. 434 pages de texte sont associées à des assemblages pleine page d’images superposées légendées qui se substituent discrètement à l’écrit et sont réparties dans le volume, en position recto ou verso : 36 reproductions en noir et blanc de photos de famille de Jonas Mekas enfant, de trois croquis et d’un choix de photos instantanées de vie quotidienne et de photogrammes. Au fil des pages, cette iconographie se donne à découvrir concrètement comme faisant partie de suites périodiques de documents empilés.

En 1944, Jonas Mekas est un jeune intellectuel de 22 ans, un poète ambitieux et indépendant, issu d’un milieu social paysan. Avec son frère Adolfas, il fuit leur Lituanie natale, prise entre les nazis et l’Armée rouge « dans ce que l’historien Timothy Snyder appelle les ‘Bloodlands’ de l’Europe de l’Est », pour se réfugier à Vienne. Rattrapés par les Nazis, ils restent huit mois dans un camp de travail près de Hambourg, puis errent en Allemagne. La fin de la guerre les envoie en camp de déplacés à Cassel (Mattenberg), où ils réussissent à poursuivre études, travail d’écriture et cercles conversationnels avec leurs amis Vladas Saltmiras, Algirdas Landsbergis et Leo Létas. Ils refusent leur retour au pays alors sous obédience russe et partent à New York en 1949. Patrice Rollet, dans l’édition française du journal, raconte que : « Jonas Mekas [y] sera ouvrier de blanchisserie, assembleur dans une fabrique de jouets, à trimer jusqu’à ne plus sentir ses doigts. Un jour, avec Adolfas, il achète sa première caméra Bolex pour filmer la communauté lituanienne de Brooklyn, l’amitié entre les gens, le quotidien, les petites choses. L’autre vie a commencé. » Jonas Mekas invente le « ciné-journal » qui se substitue à l’écriture qu’il recycle magnifiquement en voix-off dans ses films. Dans un entretien avec Amy Taubin en octobre 2016, au Film Society of Lincoln Center, il requalifie cette période de sa vie couverte par le livre : « L’Europe en guerre a été mon enfer, mes deux années à Brooklyn ont été mon purgatoire. En 1953, mon arrivée à Wooster Street m’a ouvert les portes du paradis. » Cette année-là, il fonde la revue d’avant-garde Film Culture, puis, en 1970, lAnthology Film Archives (l’équivalent de la cinémathèque française).

Mekas dans sa geste artistique et dans I Had Nowhere to Go, détruit les idées reçues. Un entretien avec Bilge Ebiri, pour The Village Voice, le 21 septembre 2017 nous le rappelle clairement :

Sur les «déplacés»
Bilge Ebiri : Votre expérience en tant que personne déplacée a-t-elle nourri votre désir de tout filmer, de chroniquer tous les détails de votre vie et des personnes que vous avez rencontrées?
Jonas Mekas : «Déjà depuis mon enfance, j’enregistrai la vie autour de moi. Quand je ne pouvais pas écrire, j’avais l’habitude de faire des dessins. Quand j’ai appris à écrire, j’ai commencé à écrire. Et lorsque l’appareil photo est apparu, j’ai commencé à prendre des photos. Et quand j’ai pu acheter une caméra, j’ai commencé à filmer. Bien sûr, à l’âge de six et sept ans, j’étais encore en Lituanie, et c’était sympa et paisible, et ni les Allemands ni les Soviétiques n’étaient là, mais le besoin était déjà là. Donc, je n’ai pas été déplacé. J’étais là, errant, heureux et très enraciné dans cette réalité. Comme je suis enraciné ici. Je n’ai aucun intérêt pour le passé. Je ne suis concerné que par le moment présent, avec ce qui se passe. Le passé, je voudrais l’effacer. Toutes les horreurs que le monde traverse aujourd’hui existent en raison de la mémoire du passé. Tous les nationalismes, tous les fanatismes religieux proviennent de ces souvenirs.»

Sur l’archive
Bilge Ebiri : Mais vos films sont souvent à propos de la mémoire ?
Jonas Mekas : Non! Non! Non! Mes films sont à propos du moment présent. Vous ne pouvez pas filmer une mémoire. Mais oui, la façon dont je filme est affectée par ce dont je suis fait — dès le moment où je suis né, j’ai été fait par chaque instant, chaque seconde que j’ai vécus, et des générations avant étaient déjà en moi. Sinon, comment apprendre à parler ou faire quelque chose ? Alors, je suis comme une dernière feuille d’un grand arbre qui vient du passé. Tout ce que je fais, dis et filme, est affecté par ce que je suis. Mais ce que je filme, c’est maintenant — pas une seconde avant, pas une seconde qui viendra, mais ce qui est maintenant, le moment présent. Et ce n’est pas une mémoire.»

En conclusion, nous dirons que Jonas Mekas est un poète selon Hugo von Hofmannstahl : « Le poète ressemble au sismographe que tout tremblement fait vibrer, même s’il se produit à des milliers de lieues. Ce n’est pas qu’il pense sans cesse à toutes les choses du monde. Mais elles pensent à lui. Elles sont en lui, aussi le gouvernent-elles. Même ses heures mornes, ses dépressions, ses moments de confusion sont des états impersonnels. Ils ressemblent aux palpitations du sismographe et un regard qui serait assez profond pourrait y lire des choses plus mystérieuses que dans ses poèmes. » (cité par Philippe-Alain Michaud. Sketches. Histoire de l’art, cinéma. Kargo et l’éclat. 2006. Pp. 20-21. Le texte de la conférence « Le poète et l’époque présente » figure dans Hugo von Hofmannstahl, Lettre de Lord Chandos et autres textes, Gallimard, 1992.).

Ajoutons que La Documenta 14 à Athènes et Kassel a accueilli deux pièces artistiques, à propos de I Had Nowhere to Go, l’une de Jonas Mekas, une très belle exposition des photos figurant dans le livre, Photographs from the Wiesbaden and Kassel/Mattenberg Displaced Persons Camps, 1945–48 (2012 and 2016) Thirty-six archival pigment prints 43.2 × 55.9 cm and 55.9 × 43.2 cm, * dans le cinéma BALi-Kinos, et le I Had Nowhere to Go de Douglas Gordon, qui en a fait un film, en intelligence avec Jonas Mekas : Un écran fondu au noir («l’irreprésentable de la migration») avec une bande son violente qui sait s’effacer parfois pour livrer l’image de Jonas Mekas, lisant des fragments du livre, et des photogrammes de vie quotidienne. Douglas Gordon fait parler Jonas Mekas de lui et du film : « Il n’avait nulle part où aller. Regardez où nous en sommes à présent. Il y a des centaines de milliers de personnes qui n’ont nulle part où aller. Voilà pourquoi le film est puissant, à mon sens. Surtout s’il est visionné dans le noir. Vous écoutez une voix, et cette voix décrit le sentiment d’être dans le noir et d’avoir nulle part où aller. Et je pense qu’il s’agit là d’une manière radicale de rendre présents les gens au cinéma, parce qu’ils n’ont rien à quoi se raccrocher à part le son, et à peine l’image. La voix raconte une belle histoire de survie. Il n’avait nulle part où aller, mais il y est quand même allé » (cité par Ingrid Luquet-Gad in 02)

Liliane Terrier

Notes
* Choix de de photos
Télécharger le choix de citations issues de ma lecture du livre, Je n’avais nulle part où aller, traduction en français de I Had Nowhere to Go, par Jean-Luc Mengus, Pol Trafic, 2004


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