Jean Nouvel. Pour sauver les banlieues…

Jean Nouvel : « Pour sauver les banlieues, il faut contenir l’expansion urbaine » Dans une tribune au « Monde », l’architecte expose les deux défis essentiels qui attendent le futur chef de l’Etat : sanctuariser les terres agricoles et forestières ; réinvestir la banlieue et y faire le choix résolu de la culture.
TRIBUNE. Hier, la politique était définie comme la science de l’organisation de la cité. Aujourd’hui, il suffit de voyager de ville en ville, tout autour de la terre, pour être frappé par la violence du saccage des paysages urbains et naturels, pour être sidéré par le mépris de la géographie, de l’histoire et de l’homme. Les mêmes causes, produisant les mêmes effets, abîment en profondeur l’image de nos villes et l’âme de notre pays.

Sur un territoire comme la France, marqué par un patrimoine architectural ancestral et des sites admirables, cette attitude est sacrilège. Le président de la République est le premier des dirigeants politiques. Il peut difficilement se déclarer insensible ou impuissant, dans ce grand domaine qu’est l’organisation de nos cités. L’urbanisation, ce phénomène incontournable, doit être dosée et gérée. C’est le rôle du politique de le constater, de l’analyser et de le prévoir, et c’est évidemment sa responsabilité d’imaginer dans quelles conditions il va installer et faire vivre pour longtemps tant de nouveaux arrivants, de nouvelles familles et souvent de nouveaux Français.

Ubu-urbanisme planétaire

Depuis un siècle, les décisions sur ce sujet ont été prises dans une urgence répétée, à la petite semaine, à la petite échelle des communes et des mandats… Décisions déléguées le plus souvent à la technostructure et à l’administration qui ont mis en œuvre un système simpliste : l’application aveugle de règles abstraites, la ségrégation des fonctions sur des zones avec des densités et des hauteurs arbitraires. C’est l’Ubu-urbanisme planétaire dont la stupidité ne réside pas uniquement dans le saccage visuel mais aussi dans toutes les conséquences vécues : temps de transport déraisonnable, pollution souvent mortelle, ségrégation sociale, fonctionnelle et spatiale, taille des appartements de plus en plus réduite…

C’est ainsi que le mal-vivre est programmé avec la bonne conscience de l’inconscience. En France, il atteint des sommets dans les « quartiers » dits « sociaux », dans les zones urbaines dites « sensibles ». Depuis un demi-siècle, les gouvernements de gauche et de droite se succèdent et laissent pendante cette situation, depuis longtemps dénoncée par les sociologues et les urbanistes comme une véritable Cocotte-Minute prête à exploser sous la pression toujours grandissante des injustices sociales… La classe politique considère cette situation comme normale et fatale, elle est atteinte de cécité, comme si cela ne la concernait pas, comme si elle n’avait pas de responsabilité sur ce sujet, comme si c’était un pur hasard que la plupart des attentats français soient commis par de jeunes terroristes français venant de nos banlieues. Terroristes qui ont vu leurs parents vivre dans des conditions humiliantes, dans des sous-quartiers et des sous-appartements qu’ils n’ont pas choisis, le plus souvent en sous-travail.

« UN PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE NE PEUT PAS RESTER INDIFFÉRENT À NOTRE PATRIMOINE URBAIN ET NATUREL »
Qui peut jurer qu’adolescent il n’aurait pas succombé à l’idée de la vengeance vis-à-vis d’une société qui a si mal accueilli son père et sa mère ? Qui peut jurer qu’il aurait résisté à devenir pour les siens un héros rebelle dans le refus de cette sous-condition humaine ? Le rejet, la ségrégation, le non-respect débouchent sur la violence… L’intégration, la rencontre, l’écoute calment et conduisent à la sécurité et à la sérénité…

C’est pourquoi le futur président devra prendre deux décisions vitales pour la mutation des banlieues.

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Réinvestir les quartiers

La première décision, sécuritaire, humanitaire et humaniste, consistera à installer au plus tôt une « maison pour tous » au cœur de tous les « quartiers », construction légère et temporaire d’accueil et de travail pour élaborer l’intégration et l’ouverture de près de 1 000 quartiers à la vie de la métropole. Ce lieu d’expression est conforme au sens de l’Histoire, il sera l’extrapolation et l’amplification d’expériences probantes comme les Maisons Folie de Wazemmes et Moulins à Lille ou la Micro Folie à Sevran.

Il sera là pour recueillir les doléances et les espérances, pour favoriser les échanges et les métissages culturels, de la musique aux arts plastiques jusqu’aux activités sportives, mais aussi pour développer les espaces de travail sur place, petits commerces et ateliers, et enfin pour être le centre de l’élaboration en toute transparence de la stratégie de transformation architecturale du lieu urbain dans les cinq années à venir. Cette main tendue sera une forme de reconnaissance de la dureté des conditions économiques subie par ces habitants et dont ils ne sont pas responsables.

Mais il n’existe pas seulement le cas des quartiers « difficiles », le mal-être, le mal-vivre est trop souvent programmé à l’échelle de nos développements urbains. Quand la France arrêtera-t-elle de reproduire sans fin les colossales erreurs du XXe siècle ? Et, quand, enfin, entrera-t-elle réellement dans ce XXIe siècle qui a déjà près de vingt ans ? Quand inventera-t-elle sa propre méthode de développement urbain et énoncera-t-elle des principes clairs ? Un président de la République française ne peut pas rester indifférent à notre patrimoine urbain et naturel, à nos sites mondialement admirés, à nos fabuleuses villes historiques, à nos archéologies industrielles, à nos jardins français d’hier et d’aujourd’hui… Pour la France, pour prolonger son patrimoine, le président devra faire le choix de la culture, de l’architecture, l’art de construire des bâtiments – contre celui de la construction automatique, le choix de la précision construite contre celui de la prolifération sauvage.

« EN FRANCE, LA MUTATION DOUCE DE NOS VILLES SERA LA RAISON D’ÊTRE DE L’ARCHITECTURE DU XXIE SIÈCLE »
La deuxième décision fondatrice consistera à protéger, à sanctuariser les terres agricoles et forestières contre l’expansion urbaine et à tracer une ligne de littoral au-delà de laquelle aucune construction ne sera autorisée. Cette limite entre la campagne et la ville sera matérialisée par une promenade, un chemin de ronde, le long des bois, des champs et des maraîchages, nouveaux fleurons de notre agriculture et de notre nourriture moderne, écologique et contrôlée.

Seul l’Etat peut garantir cette préservation, les élus locaux, trop exposés aux pressions, auront sur ces bases tout loisir pour « écologiser » leur commune et inventer de nouvelles attitudes singulières et empathiques pour les plaisirs de tous. En France, la mutation douce de nos villes sera la raison d’être de l’architecture du XXIe siècle. Cette méthode française sera unique et favorisera les mixités dans les constructions existantes, libérera le logement de ses absurdes normes de surface et développera la coprésence de la nature et du construit.

Le droit à l’architecture

Pour l’analyse imaginative de nos villes, pour projeter une idée du futur, le rôle sociétal et humaniste des architectes de tous profils sera de fait réhabilité. Ce sont ces humanistes-là qui, au sein des équipes pluridisciplinaires, les accompagneront, mettront en place les multiples mutations de nos lieux de vie. Le droit retrouvé à l’architecture sera un énorme progrès social lié à l’art et au plaisir de vivre, dans sa ville, dans son quartier, chez soi.

Démocratiquement, cette politique impliquera tous les acteurs sociaux dans la transformation urbaine. Ils exprimeront leurs soucis et leurs souhaits. Seront invités les associations d’habitants, les amoureux de la ville, les penseurs, les stratèges urbains qui voudront participer à la mutation : ingénieurs, urbanistes, paysagistes, géographes, historiens, philosophes, chercheurs, scientifiques, écologistes, entrepreneurs, petits, moyens et grands et, ne les oublions pas, les artistes, les poètes…

La place retrouvée de l’art dans la vie renforcera la terre d’expression, de différence et d’attraction qu’est la France. Les conséquences de ces deux décisions, jamais prises à ce jour, seront de nature à transformer la vie quotidienne de la plupart des Français. Elles rétabliront clairement le lien entre la politique et l’organisation de la cité. »