TOUTES LES COPIES EXPOSÉ
Premier Temps
Toutes les Copies, 1985, une installation vivante dans Les Immatériaux. Texte et mode d’emploi
1.
« En 1985, l’exposition du Centre Pompidou, Les Immatériaux, a pu contenir une installation vivante, dédiée à la photocopie, comme technique, nouveau média et vecteur de création. Le site Toutes les copies a présenté la particularité d’une expérience collective propre à explorer une forme artistique performative et relationnelle, initié par une convention avec l’université Paris 8 « modalités émergentes de l’image dans l’art contemporain »: le multiple, la diffusion, portées par la photographie et la sérigraphie, le copy art, ouvert vers le réseau et la base de données, le relationnel programmé, l’interactif.
2.
Le site Toutes les copies est « un cube transparent et suspendu, comme un bocal où vivent l’opérateur avec parfois un visiteur, des plantes, de petits animaux, entourés d’un grand nombre de matériaux, d’objets et d’images. Tous ces éléments, y compris le corps des manipulateurs, entrent en relation au même titre avec le petit copieur dit personnel, installé en son centre. Cette accumulation hétéroclite mais ordonnée par les choix de la copigénie peut apparaître comme une image globale, comme une collection à transformer selon un projet rationnel. Mais les copies contestent ces deux versions : elles sont des images toujours renouvelées et différentes. Faites à la demande, feuilles volantes, elles glissent depuis la fente du copieur, jusqu’au sol, hors du cube, en laissant son contenu intact, inchangé. »
3.
« Comme son appareil copieur, le dispositif Toutes les copies, s’articule autour d’une vitre. Cette vitre est-elle vraiment transparente ? Le passage d’un côté à l’autre ne peut se faire que par une fente, avec une mise à plat. Cette dimension perdue, la profondeur, se réinvestit dans la durée. Ces deux caractères s’identifient à ceux de la feuille de papier : planéité et permanence. […] La photocopie confronte l’image à son modèle, sa matrice est l’apparence des choses elle-même. En copiant des objets, on en révèle le caractère de matériau pictural et d’image potentielle, de mise en écriture indéchiffrable, [la photocopie c’est du texte], alors que les images issues du copieur avouent leur existence d’objets. »
« Ce qui est installé, c’est plus que l’appareil et les objets, c’est une somme de savoir-faire, de procédures. Le choix des matériaux, et objets, et images, est le résultat d’un ensemble d’expériences. Une invention oriente ce travail : les objets ont un volume, le copieur n’a donc pas de couvercle, et le fond de l’image est clair malgré tout car un éclairage est placé au-dessus de la machine. »
4.
« Les photocopies sont regroupées en quatre catégories, dévoilant les modes de passage inframince qui se jouent à la vitre-miroir.
a) Le plan est un support pour la disposition la mise à plat ;
b) Le plan est un support pour le développement;
c) Les choses sont déjà planes;
d) Les choses sont déjà des images.»
5.
La photocopie, estampe électrographique, présente la caractéristique d’agir par monotypes : la copie va chercher sur l’original les paramètres de sa constitution. Pour se répéter, elle ne peut que s’y référer de nouveau. À la différence des procédés de gravure, […] la matrice se détruit à chaque transfert et doit se reconstituer à la source de l’original. La plaque photo électrique n’est qu’une matrice transitoire, c’est l’objet la véritable matrice. »
6.
Exception dans Les Immatériaux, à l’adresse des visiteurs, il y a une notice :
« Mode d’emploi du cube, avril 1985. Cinquante des objets, matériaux et images enfermés dans ce cube ont été photocopiés sur le petit copieur placé au centre de la nacelle, débarrassé de son couvercle et dans la plupart des cas éclairé par une lampe suspendue à la verticale du peigne de fibres optiques qui se trouve à fleur de la fente que vous apercevez à travers le plateau vitré mobile du copieur. Les cinquante photocopies obtenues sont affichées, face au cube. Mais ces copies d’objets et bien d’autres encore, peuvent aussi vous être fournies à la demande pendant les heures de fonctionnement du site par des démonstrateurs, étudiantes et étudiants. »
[« Matériau : ce sur quoi s’inscrit un message : son support. Il résiste. Il faut savoir le prendre, le vaincre. C’était le métier, faire une table avec un arbre. Qu’arrive-t-il si l’on conçoit, simule et réalise le matériau selon la nature du projet ? Toute résistance au projet d’inscrire un message serait vaincue. Le message ne rencontre pas son support, il l’invente. Le travail n’affronte pas son objet, il le calcule et le déduit. Évolution des métiers vers la conception et l’ingénierie informatique. Déclin de la valeur attachée au travail, à l’expérience, à la volonté, à l’émancipation. Essor de l’imagination combinatoire, de l’expérimentation, de l’essai. La question pressante : avec la perte du matériau, la destinée en chômage ? »] Difficile à décrypter pour ma part
Un rapprochement vers la fiche « surface introuvable », qui est aussi classée dans « matière », sous le terme « profondeur simulée », apporte notre phrase de prédilection pour les copies :
« La perception d’une surface comme plane dépend de l’échelle d’observation. La représentation bi-dimensionnelle est conventionnelle. Dans toute surface se cache le relief de son matériau. »
Nous sommes dans l’une des 26 zones sonores attribuée aux sites, la zone sonore numéro 9 pour « Peinture luminescente », « Peinture sans corps », « Toutes les copies ». Le visiteur, le regardeur et éventuel « client » entend donc dans son casque des citations de Maurice Blanchot, d’Octavio Paz, d’Henri Michaux.
[La présence d’une personne comme « pilote », et parfois d’une deuxième, « copilote », permet des comptes rendus hebdomadaires qui sont à part entière parties de la performance. Si la manifestation est une œuvre d’art, l’installation, et peut-être avant tout le cours qui la fait vivre, est une œuvre.] Cette option n’est pas retenue dans la version 2023
« Toutes les copies était le dernier site du premier parcours de l’exposition, situé à proximité de l’entrée du Labyrinthe du langage. Parallèlement, il fait partie de la zone audio numéro 9, avec les autres sites […] qui abordent […] les questions de paternité et de production automatique […] des images. Mais alors que d’autres sites de cette voie, dont « Infra-Mince », posaient ces questions à propos d’œuvres d’art, dans Toutes les copies l’arbitraire des objets photocopiés témoignait du fait que les images n’ont pas besoin d’être des objets d’art pour manifester l’insaisissable : « Tout peut être photocopié. […] Il peut en résulter quelque chose de méconnaissable », écrit Lyotard dans l‘Inventaire. […] En l’absence de tout jugement sur l’objet copié, la lumière est capable […] sans acte créateur, sans auteur, sans référent métaphysique, de produire une image […]. »
« En contraste avec ces considérations conceptuelles se dressait le cadre plutôt banal du site […]. La rencontre directe avec une personne manipulant le photocopieur, était la seule occasion de toute l’exposition où l’isolement du visiteur était rompu. […] Ici, une véritable interaction était possible, même limitée par la vitre du cube. En contrepoint d’une production d’images […] automatisée, elle marquait un espace de rencontre et de jeu […]. »
Devant le cube vitrine de « Toutes les copies », on demande une copie mais pas la chose. Mieux, processus déictique, on désigne la chose-matrice par son nom pour l’avoir imprimée, c’est-à-dire traduite. »
Deuxième temps
A la recherche d’une théorie des objets, des choses
1
Du côté de Francis Ponge. Quand Ponge décrit une chose par Derrida
Le livre de Francis Ponge, Le Parti pris des choses figure dans l’inventaire d’objets copygéniques du site de copy-art Toutes les Copies, Centre Pompidou
Référence bibliographique : « Signéponge (Jacques Derrida, 1988, première publication en 1984) [Signéponge] »https://www.idixa.net/Pixa/pagixa-0802210755.html Conférence prononcée en présence de Francis Ponge lors de la décade de Cerisy-la-Salle qui lui a été consacrée en 1975. Le texte est daté du 10 août 1975.
« Jacques Derrida donne dans ce texte une lecture de l’oeuvre de Ponge. Il insiste pour dire qu’elle n’est pas la seule possible. Ce n’est ni une clef ni une explication générale. Quand Francis Ponge décrit une chose, quand il se met à son service, il passe avec elle un contrat. J’écris un texte, je le signe en mon nom propre, mais le texte tel qu’il en résultera, ce sera ta signature à toi, la chose. Chaque fois, il écrit un texte unique, irremplaçable. Ce texte, une fois fini et signé, une fois arrêté, devient une chose, la chose. Son texte est une opération, un acte, ce qu’on appelle une mise en abyme : en se désignant lui-même comme texte, il fait en sorte que la chose se désigne elle-même comme chose, et le résultat de l’opération, c’est que Ponge se désigne lui-même comme Ponge, c’est-à-dire comme une chose, une éponge.»
2
du côté de Walter Benjamin
La perte de l’aura et l’aura retrouvée
réf. L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique.
Pour aller vite, L’aura concerne la qualité de l’œuvre d’art unique,(unicité de son existence au lieu où elle se trouve (la valeur cultuelle) nous dirons l’œuvre picturale unique. Mise en accusation de la perte de l’aura la reproduction photographique sous tous ses formes, découpage, zoom, multiplication de l’image. Mais depuis Fox Talbot la photo est aussi un medium artistique
Benjamin dans son livre sur les Passages parisiens, décrit le caractère fantasmagorique qu’offrent les vitrines des boutiques en enfilade dans les passages parisiens, pleines des produits de luxe manufacturés du capitalisme industriel qui se substituent aux pièces uniques et remplissent les intérieurs bourgeois. Goût de la collection d’objets fétiches fantasmagoriques, porteurs d’une promesse d’âge d’or, goûtés dans les intérieurs privés refuges. Les malls actuels en sont le prolongement et les objets-cultes qu’on y achète. (comme les Nike) le prolongement démocratique actuel.
Une note de Benjamin redéfinit l’aura de manière très belle.
En exergue : « Regard dans le dos / Rencontre et regards / Lever les yeux, répondre à un regard / Qu’est-ce que l’aura ? »
L’expérience de l’aura repose sur le transfert d’une forme de réaction courante au sein de la société humaine sur la relation de la nature à l’homme.
Celui qui est regardé ou se croit regardé lève le regard répond par un regard. Éprouver l’aura d’une apparition ou d’un être veut dire prendre conscience de sa faculté de lever un regard de répondre à un regard. Cette faculté est pleine de poésie. Quand un homme, un animal ou une chose inanimée sous notre regard lève le sien, il nous attire d’abord vers le lointain; son regard rêve et nous entraîne à la suite de son rêve. L’aura est l’apparition d’un lointain aussi proche soit-il. Les mots eux-mêmes ont leur aura : Kraus l’a décrite avec une exactitude particulière :
« Plus on regarde un mot de près, plus il vous regarde de loin en retour ».
Il y a autant d’aura dans le monde que de rêve encore en lui. Mais l’œil éveillé ne perd pas la force du regard quand le rêve en lui s’est entièrement éteint. Au contraire : c’est alors seulement que son regard se fait réellement pénétrant
Il cesse de voir semblablement au regard de la bien-aimée qui, elle, sous le regard du bien aimé… (non daté) »
Notre cube vitrine benjaminienne peut entrer dans ce jeu de regards humain/objet
On peut y ajouter le regard indifférent de Duchamp qui ramasse ses ready-made… Au ZKM, le cube était proche à la fois du porte-bouteille et d’un Nam June Paik minimaliste.
Nos objets du Cube n’en sont pas.
3
du côté de Toshiki Okada, et de sa pièce de théâtre Eraser Mountain.
Sur le thème brouiller la frontière entres les personnes et les objets (ce que nous tentons de faire dans notre cube transparent au vu de tous comme sur une scène de théâtre (photo) (représentation Dimanche 28 novembre 2021, 15h-17h30, Théâtre de Gennevilliers.
Entretien avec Toshiki Okada à propos de son spectacle Eraser Mountain, au théâtre de Genevilliers. Reprise d’un interview publié dans un document de présentation. Propos recueillis par Barbara Turquier, mars 2020
«Question : Eraser Mountain semble être un tournant dans votre approche du théâtre. Quel était le point de départ de ce spectacle ?
Toshiki Okada : Il y a plusieurs années, j’ai visité la région qui avait été dévastée par le tsunami après le tremblement de terre de 2011. C’était la première fois que je m’y rendais, et j’ai été choqué de voir que cette zone était en chantier. Comme l’endroit est dangereux, ils rehaussaient le niveau de la terre de douze mètres pour parer un prochain tsunami. Pour réaliser ce projet, ils ont eu besoin de grandes quantités de terre, et certaines montagnes ont complètement disparu. Pour moi, ce chantier incarnait un mode de pensée très anthropocentrique. C’est la raison pour laquelle j’ai voulu réfléchir à la manière dont le théâtre pouvait être moins anthropocentrique, parce que c’est au départ un art très centré sur l’homme.
Question : Comment cette prémisse a-t-elle influencé la conception de votre spectacle – qu’il s’agisse des histoires qui y sont racontées, de la scénographie ou du travail avec les acteurs ?
Toshiki Okada : Pour réaliser Eraser Mountain, j’ai commencé par réfléchir à la manière dont nous pouvions créer un théâtre des choses, et non seulement des humains. Comment des acteurs humains peuvent-ils collaborer avec des objets, plutôt que simplement les utiliser comme des accessoires ou des outils ? Cette relation aux outils et aux accessoires ressemble parfois à une relation de maître à esclave. J’aimerais trouver un rapport plus équilibré entre les deux.
Question : Les photographies du spectacle montrent une scène jonchée d’objets de tous ordres. Comment avez-vous travaillé avec Teppei Kaneuji pour la scénographie ?
Toshiki Okada : Au début de la création, j’ai décidé de faire appel à Teppei Kaneuji, qui réalise la scénographie, mais qui est surtout artiste et sculpteur. Je me suis dit que Teppei serait la bonne personne pour trouver ce nouveau rapport aux choses. Teppei et moi avons décidé de ne pas penser les objets comme un décor. Aucun objet sur scène ne devait représenter quelque chose. Je lui ai dit qu’il pouvait y mettre tous les objets qu’il voulait. Il n’avait pas à se préoccuper le moins du monde des histoires racontées dans les différentes scènes. Nous travaillions ensemble, mais sans nous préoccuper l’un de l’autre. Je créais la fiction, et dans le même temps, il plaçait les objets comme il le désirait.
Question : Peut-on dire qu’il utilise la scène comme il le ferait d’un espace d’exposition ?
Toshiki Okada : D’une certaine manière oui, il réalise une sorte d’installation sur scène. Mais j’imagine que c’est un travail très différent pour lui de le faire dans un théâtre, par rapport à ce qu’il réaliserait en galerie.
Question : Êtes-vous intéressé par l’idée que les objets développent une sorte de vie propre, et que les humains se comportent comme des objets ?
Toshiki Okada : Oui. Une des choses qui m’intéresse, c’est de voir comment on peut faire disparaître la différence entre les humains et les objets*. Nous avons tenté de rendre l’état des acteurs « semi-transparent ». Nous utilisions ce mot « semi-transparent ». C’est étrange et difficile à expliquer, mais le concept a fonctionné. L’idée était en quelque sorte de disparaître, de brouiller la frontière entre les hommes et les objets.
Note de bas de page éclairante
*Dans Le Concept de nature (trad. Jean Douchement, Paris, Vrin, 1998), Alfred North Whiteread décrit la relation entre objets et événements d’une façon qui aurait trouvé un écho dans l’appréhension des tissus et techniques textiles chez Anni Albers : «Un objet est un ingrédient inclus dans le caractère d’un certain événement. En fait le caractère d’un événement n’est autre que les objets qui en sont les ingrédients et les manières par lesquels ces objets font ingression dans cet événement. Ainsi la théorie des objets est la théorie de la comparaison des événements. Les événements sont comparables seulement parce qu’ils conduisent à des permanences. Nous comparons des objets dans les événements chaque fois que nous pouvons dire : «C’est encore là». «Les objets sont les éléments dans la nature qui peuvent être encore.» (p.188)» cité dans Anni Albers, Du tissage, T’ai Smith, «Lire Du tissage, page 243, note 7. Isabelle Stengers résume l’usage du terme chez Whitehead de la manière suivante : « Le nom « événement » célèbre le « fait » que ce que nous discernons a toujours un au-delà. » (Penser avec Whitehead, une libre et sauvage création de concepts, p.60)
Toshiki Okada : ce qui est différent dans Eraser Mountain, c’est l’adresse des interprètes, qui n’est pas conventionnelle. Nous avons essayé de ne pas avoir d’adresse directe des interprètes au public. C’est une autre manière pour nous d’essayer de trouver des alternatives à l’anthropocentrisme au théâtre – à un théâtre des humains dirigé vers des humains.»
Question : Comment la position du public en est-elle redéfinie ? Acquiert-elle une autre statut?
Toshiki Okada : Je ne sais pas. Le spectacle ne peut pas être présenté au public d’une manière directe, mais cela ne veut pas dire que le public n’est pas un public. Les spectateurs doivent expérimenter le théâtre différemment que d’habitude. Je pense que cela peut déclencher de nouvelles manières de penser. Au début, on peut se sentir exclu – mais au fond, ce n’est pas tant le fait d’être exclu que de ne pas être tout à fait au centre.
4.
du côté d’Anni Albers Du Tissage,
son livre, écrit 43 ans après son entrée au Bauhaus, et après son enseignement au Black Mountain College. Suite à la rédaction de son livre, 1965,elle abandonne le tissage pour la création d’estampe imprimée. Dans son livre La Bande du Bauhaus, Nicolas Fox Weber, livre quelques éléments sur Anni. Citations :
« L’art est la seule chose qui vous maintient en équilibre. Vous avez l’impression de prendre part.à quelque chose qui n’est pas parallèle à la création, mais qui s’ajoute à un tout, qui montre une totalité qu’il est impossible de trouver dans la nature, parce qu’on ne comprend pas la nature comme une totalité. » Dans son art, elle visait instinctivement une totalité microcosmique accessible [Benjamin est dans la micrologie]. Concentrée sur les problèmes techniques et esthétiques, laissant les formes et les matériaux faire tout ce qu’ils pouvaient, cherchant à penser de manière visuelle et pratique uniquement, elles trouvait sa voie jusqu’à l’équilibre et la sensation de complétude. La réussite d’Anni n’a rien d’un accident. elle divisait la surface en quelques zones bien délimitées, minimisant la forme grâce à un réductionnisme qui pour beaucoup d’artistes, est l’aboutissement et non un point de départ. Anni était enchantée par tout ce qui était dépouillé et raffiné.
p.430
« Tout est feuille. Pas une ne ressemble à une autre, pourtant toutes les formes ont une similitude; par conséquent, une loi mystique est proclamée par le chœur. »Goethe Métamorphose des plantes. Anni identifiait les textiles aux plantes. Les premières rangées, comme les racines des plantes, déterminent ce qui vient par la suite; l’acte de création est une progression linéaire. Les nombreuses parties sont irrévocablement indépendantes
p. 434
Suivant la suggestion très ludique de Klee (faire faire une promenade à une ligne), celle qui avait choisi le tissage par hasard faisait passer son unité de composition par toute une série de sauts et de repos.
Elle méprisait « toute cette histoire d’artisanat » et désirait que son travail soit considéré comme de l’art. Expose au Moma en 1949. L’art qui l’intéressait était éternel et universel, [pas faux aujourd’hui]. Elle aimait le langage indéchiffrable.
Dans Du Tissage, le chapitre« Le design comme organisation visuelle » conclut en abordant la question de l’éthique du design textile, prenant pour exemple un « revêtement mural docile » destiné aux murs d’une galerie. Albers y résume l’idée selon laquelle la pratique du design exige d’accorder attention aux dimensions à la fois technique, tactile et visuelle des tissages structurés. Elle affirme en outre que toute étoffe se forme en dernière instance « d’elle-même », les designers n’y contribuant que via une « passivité attentive (p.80, 81). Si les techniques culturelles que sont un tissage, un livre ou une porte, selon Siegert, « comprennent inévitablement un réseau plus ou moins complexe d’acteurs constitué à parts égales d’objets techniques et de chaînes d’opération (comprenant des gestes) », alors « le geste humain », le pouvoir traditionnellement attribué aux êtres humains, n’est pas un donné mais se compose et dépend de techniques culturelles. En ce sens [ces dernières] permettent aux acteurs impliqués d’être à la fois humains et non humains; elles révèlent en quoi l’acteur humain est toujours déjà décentré par l’objet technique.
Du Tissage, contribution majeure à la fois à l’histoire de l’art, du design et du textile modèle. Albers met en avant l’anthropologie comme méthode moderne, ouvre à des questions interdisciplinaires, et considère le tissage dans sa double dimension à la fois comme une catégorie d’objets et de techniques, et comme une méthode de pensée. Albers pense en textile.
p. 264
Albers pense en textile. Les constructions transparentes d’Anni Albers n’ont pour titre que leur fonction (au Bauhaus, ses œuvres sont sans titre, elles seront ensuite renommées selon leurs principes de couleurs ou leurs fonctions — tapis, rideaux, tissus suspendus. Noir-Blanc-Gris etc.) Au Black Mountain College, les tissages picturaux, qui se rapprochent davantage à la fois du tableau, et de la tapisserie ont des titres poétiques, évocateurs de lieux (Monte Alban, La Luz), de paysages (At the border), de couleurs (Red and Blue Layers, Development in Rose), et introduisent à des questions de langue et d’écriture (Two, Pictographic, Code, Ancient Writing, Epitaph. Ces titres font entrer des paysages extérieurs mais sous une forme intemporelle, l’écho de temps et de paysages anciens, de forme d’écriture (les structures de langues) qui mettent en perspective une histoire de l’écriture.
Cet attrait pour les temps anciens, elle le déploie dans Du Tissage à travers un regard soutenu en direction de l’ancien Pérou notamment.. En utilisant l’anthropologie comme une méthode moderne, elle développe une conception non linéaire de l’histoire : il n’y a pas de progrès continu (les formes textiles anciennes étant parfois bien plus abouties que certaines tapisseries du 18e siècle), mais des moments d’excellence technique et esthétique qui émerveillent à travers des âges.
Considérant que tout progrès technologique entraîne nécessairement des pertes de degrés de liberté esthétique, elle prône la nécessité de retourner systématiquement aux fondamentaux d’une technique qui seule peut permettre d’évaluer ce qui a été perdu et ce qui a été gagné. Cette vision de l’histoire de l’art et des techniques qui n’est plus la flèche unidirectionnelle tournée vers le futur, mais constituée de moments de récurrences et de résurgences à différents moments de l’histoire. Ce qu’elle admire dans ces œuvres sans auteur muettes car coupées de leur contexte socio-culturel, c’est ce qu’elle reconnaît en elles d’intemporel et d’universel, ce qui nous parle encore aujourd’hui’ sans que nous puissions les lire. Un métalangage textile.v
conclusion
Le copieur comme métier à tisser : La vitre du copieur comme métier à tisser, le mouvement longitudinal du plateau est la chaîne, la fibre optique qui se déplace au mouvement de la vitre, ligne à ligne, comme un fil de trame….
Liliane TERRIER, Paris 11, 31 octobre 2023