Aby Warburg. Du sentiment moderne de la nature.

Aby Warburg « Le Déjeuner sur l’herbe de Manet ». La fonction préfiguratrice  des divinités élémentaires païennes pour l’évolution du sentiment moderne de la nature.

1.
Aby Warburg in Miroirs de failles. Lettre d’Aby
Warburg à Gustav Pauli, 14. II. 1929. Rome, Palace Hôtel, le 14.2.29 (extraits) en forme d’introduction au texte d’Aby Warburg qui suit la lettre.

(Page 78)
Mon cher Pauli
Ma question à propos de la «querelle» n’était pas à entendre ainsi: je sais bien que tu n’es pas homme à chercher querelle, mais que, lorsqu’il le faut, tu tires l’épée en galantuomo et te défends le dos au mur contre l’ennemi. La «querelle» dont j’aimerais connaître l’histoire est bien plutôt celle que Manet eut à vider à cause de son «déjeuner sur l’herbe». Je n’ai pas trouvé jusqu’à maintenant un seul ouvrage exhaustif sur Manet, ni même la moindre référence bibliographique, promettant ne fût-ce qu’un aperçu psychologique sur la question.
Quant à la preuve que tu apportes, elle revêt pour moi une signification beaucoup plus grande qu’il n’y parait.
Au cours de mes recherches sur la force de survivance des préfigurations antiques dans l’expression du langage gestuel, j’ai d’abord cherché pendant des années la valeur expressive survivante de l’intensification mimique, et mis celle-ci au jour. Mais voici que l’autre aspect de l’expression du langage gestuel, son envers négatif, à savoir l’attitude de l’homme absorbé en lui-même, s’avance à côté du premier et demande à être exploré au même titre que lui. Ainsi, par exemple, il m’est apparu que la position de la Melencolia I de Dürer reprenait, modifiée dans sa forme (mais pour cette raison même autonome), une posture de dieu-fleuve.(Que Dürer ait réellement eu connaissance d’un dieu-fleuve sous l’espèce d’une figure de pendentif antique, c’est ce que révèle une gravure sur bois appartenant à la Vie de Marie). Cette attitude de dieu-fleuve, qui incarnait dans la mythologie païenne la force naturelle telle qu’elle s’exerce dans les eaux calmes ou courante, trouve un écho direct dans le Jugement de Pâris représenté  d’après modèle antique sur la gravure de Raimondi. Les trois divinités naturelles, comme tu l’as bien formulé, n’ont «rien à se dire». Peut-être, justement parce qu’elles sont nées comme une réponse en image, suffisante en soir, à la question de l’origine. Elles se dressent d’elles-mêmes, tels des roseaux dans les eaux calmes, et la question de l’origine et de la destination s’est résolue à travers elles dans le processus de figuration qui les […] Jetés tous ensemble sur la rive, sans que rien n’indique qu’ils aient été portés l’un vers l’autre, les trois corps prennent place avec désinvolture dans l’espace luxuriant qui s’étend autour d’eux.
Traquer les préfigurations du langage gestuel, saisir son essence dans ses contiguïtés et ses continuités, tel est l’enjeu véritable et profond de notre Atlas, composé à ce jour de 1500 reproductions plus ou moins ordonnées.
Tu vois à présent ce que signifie le tableau hollandais que j’ai découvert à Tivoli. Aurais-je pu trouver pièce à conviction plus probante pour compléter les planches de ma construction historique? La tentative de représenter sur le mode épique antique la légende d’Ève comme le noyau d’une procédure judiciaire douteuse s’y allie à l’existence la plus évidente, animale, naturelle. Dans les eaux des dieux-fleuves, les vaches, débarrassées de leur existence démonique, quoique encore légèrement menaçantes, contribuent à la métamorphose qui s’achèvera plus tard dans le tableau français. Paris, à la différence de Pâris, décerne son prix de beauté non pas à la nudité singulière mais à cet ensemble composé d’une humanité habillée et d’un corps libre au sein de la nature florissante. De la sécularisation du démonisne païen (par-delà Melencolia I, tiraillée entre nature et fatum) à l’affirmation  de la nature dans la forêt française.
Dans sa défense contre la meute des rieurs, Manet a invoqué l’exemple de Giorgione, qui lui-même avait peint des figures nues et vêtues côté à côte. Cette référence ne concerne que le motif du tableau : non seulement Manet ne dit pas que les Vénitiens sont les premiers à avoir présenté le rapport de l’homme au paysage sous ce jour harmonieux mais il passe aussi sous silence le fait que la composition de son « concert de corps allongés » porte la trace du style plastique classique caractéristique des sarcophages antiques, « vu par le tempérament d’un Romain.
Tu comprends maintenant ce que ta découverte signifie, non seulement pour Manet, mais pour l’ensemble de mes déductions. L’intellectuel que je suis se réjouit toujours (pensant y trouver une heureuse confirmation de notre conception de la vie) de voir que la grossière opposition «original» versus «imitation» peut être dépassée par un point de vue médian —et supérieur— pour lequel l’imitation n’est pas un problème juridique mais relève bien plutôt d’une psychologie de la culture. La question  qui se pose est celle-ci : quel est le sens de cette intensification à l’œuvre dans l’administration du patrimoine héréditaire au cours du processus d’auto éducation de l’homme européen.

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p.125 Page-titre « Le Déjeuner sur l’herbe de Manet. La fonction préfiguratrice des divinités élémentaires païennes pour l’évolution du sentiment moderne de la nature. »

p. 126 De tous les tableaux modernes, aucun ne pose davantage de difficultés au critique d’art soucieux d’établir le rôle déterminant, essentiel des rapports formels et thématiques avec la tradition, que Le Déjeuner sur l’herbe de Manet. Face à une œuvre conçue comme un étendard levé vers la lumière dans la lutte pour se libérer des entraves de la virtuosité académique, il peut paraître vain, pour ne pas dire plus, de vouloir tracer une ligne évolutive parcourant les siècles depuis l’Arcadie jusqu’aux Batignolles en passant par Rousseau. Et pourtant, dans son combat pour les droits de l’homme de l’œil, Manet a invoqué le modèle de Giorgione pour soutenir que la réunion en plein air d’hommes habillés et de femmes nues n’avait en soi, objectivement, rien de révolutionnaire. Manet, l’homme qui s’avançait vers la lumière, avait-il besoin —telle est la question que nous posons aujourd’hui— de se poser par ce retour en arrière en administrateur fidèle de l’héritage du passé, lui dont la figuration immédiate apprenait au monde qu’on ne saurait prétendre, sans prendre part au patrimoine universel de l’esprit, trouver un style créateur de nouvelles valeurs expressives, dès lors que celles-ci puisent leur force de pénétration non pas dans le rejet des formes anciennes, mais dans les écarts subtils induits par leur transformation? La contrainte supra-individuelle peut être une charge insupportable pour le commun des artistes: pour le génie une telle confrontation constitue un acte de magie mystérieuse qui, digne d’Antée, est seule à même de conférer aux empreintes nouvelles leur exaltante force de conviction. 

Manet a parlé de Giorgione; mais jamais il n’a invoqué contre les philistins l’appui de la sculpture antique et de Raphaël? (2)

Gustav Pauli a apporté la preuve que ce groupe, qui prend son déjeuner affalé sans le moindre semblant de gêne, emprunte ses contours au classicisme italien de façon si précise qu’on peut en repérer le modèle antique et le médiateur italien avec une exactitude qui reste exceptionnelle dans la science de l’art: Raphaël a dessiné un Jugement de Pâris d’après le relief d’un sarcophage antique que l’on peut voir, aujourd’hui encore, encastré dans la façade de la villa Médicis (l’Académie de France) à Rome; sur la gravure qu’en a faite Marcantonio Raimondi figurent, en bas dans le coin droit, trois demi-dieux nus étendus à même la terre à laquelle ils sont attachés, et dont la posture et la gestuelle dessinent les contours exacts du trio qui déjeune sur l’herbe. À travers des écarts en apparence insignifiants dans le jeu des gestes et du visage s’opère au plan psychique une inversion énergétique de l’humanité représentée. Le geste que des démons naturels subalternes sur le relief antique effectuent (p.128) à des fins cultuelles, exprimant ainsi leur crainte de l’éclair, se mue via la gravure italienne en l’empreinte d’une humanité libre et sûre d’elle-même, qui se montre en pleine lumière.


Des figures de la gravure, Pauli dit: « Elles sont nues et belles, et n’ont rien à se dire?» C’est là sans doute une manière à la fois délicate et fort pertinente de décrire l’atmosphère qui règne au sein du groupe. Les ancêtres païens n’étaient pas aussi bien lotis. La preuve apportée par Pauli de ce que le souvenir d’une composition typiquement antiquisante de la Haute Renaissance italienne survit dans Le Déjeuner sur l’herbe de Manet, et même en détermine la forme, dissimule derrière un plaisant effet de surprise la signification qu’elle revêt pour la science de la culture —signification qui ne saurait ressortir que de l’explicitation détaillée du fond de l’affaire. Pauli a fourni la preuve irréfutable que les trois personnages étendus sur l’herbe étaient une reproduction fidèle des trois dieux-fleuves tels que Raphaël les avait lui-même dessinés en s’inspirant d’un sarcophage antique, et Marcantonio Raimondi gravés dans sa célèbre eau-forte (Le Jugement de Pâris).
Sur cette gravure, ils ne constituent qu’une partie de la scène, à savoir son aile droite. Ils forment le public semi-divin autorisé à regarder le juge qui décerne la pomme à la lauréate de ce funeste concours de beauté. Il est depuis longtemps démontré que nous devons à deux sarcophages antiques, conservés encore aujourd’hui, cette impressionnante résurrection d’un épisode de la mythologie païenne.
Dans la large façade sur jardin de la villa Médicis sont insérés, très en hauteur, comme sur une pellicule en mouvement, plusieurs parois de sarcophages antiques. Dispersés dans tout Rome jusqu’à l’intérieur des églises, ces vestiges monumentaux furent au temps de la première Renaissance les principaux supports grâce auxquels le monde des dieux païens s’était perpétué, pour ainsi dire en chair et en os jusqu’à la période moderne. Ici, donc, se trouve le sarcophage en marbre qui a fourni ses principaux motifs à la gravure italienne. L’autre sarcophage figurant le Jugement de Pâris, tout aussi malaisé à étudier car soustrait à l’observation —il n’est qu’un élément décoratif privé—, est aujourd’hui inséré dans la façade du Casino Doria Pamphili. De lui, nous savons qu’au temps de Raphaël, époque férue d’archéologie s’il en est, il faisait partie de la collection d’Ulysse Aldovrandi (Robert II, 1.10 5).
Les deux sarcophages se distinguent dans le traitement de la légende en ceci que le relief de la villa Médicis restitue deux scènes qui préludent au drame troyen: à gauche le Juge-(p.130) ment de Pâris, à droite le retour de Vénus sur l’Olympe; tandis que le relief du Casino Pamphili, lui, ne donne à voir que le jugement du berger sur le mont Ida, les trois déesses y prenant à peine plus de place que les trois nymphes des sources sur le côté gauche, dont l’opulente beauté physique semble bien avoir incité le graveur à compléter ici le récit, qui pour le reste s’en tient quasiment à la lettre au sarcophage de la villa Médicis. À une différence près, au demeurant très significative: il y manque le héros nu au centre avec son bouclier levé, ainsi que l’ascension de Vénus s’en retournant vers l’Olympe, accompagnée d’une Nikê.
Un autre graveur, [Giulio] Bonasone, a pour sa part reproduit la légende dans ses moindres détails d’après le sarcophage de la villa Médicis. L’on trouve chez lui aussi le second motif central de la composition qui est précisément absent chez Marcantonio: l’ascension de Vénus.
En revanche, les deux gravures présentent de façon similaire les souverains du monde radieux et furieux de la lumière, perchés dans les hauteurs: Jupiter en dieu de l’éclair, trônant au-dessus du Ciel qui lui tient lieu de marchepied, et le Soleil s’élançant sur son char au rythme du jour et de la nuit.
L’écart le plus décisif entre les deux gravures italiennes ne nous apparaitra toutefois qu’à la faveur d’une comparaison minutieuse des attitudes adoptées par le public des demi-dieux. Chez Bonasone, conformément aux sarcophages, les semi-divinités terrestres sont figurées par quatre personnages. Tellus, qui règne sur la Terre, apparaît sur son trône, avec à côté d’elle, en position couchée, trois génies enchaînés à la terre, dont les efforts pour redresser le buste trahissent le saisissement soudain à la vue de l’apparition céleste.
Il en va autrement sur la gravure de Marcantonio, qui s’écarte sur ce point du schéma antique: Tellus a disparu. Et tandis que la nymphe, dans l’œuvre païenne, lève des yeux extatiques vers le miracle qu’elle salue d’un mouvement de main adorateur, la gravure la montre tournant son visage vers le monde extérieur qui contemple la scène.
Si de ce point de vue l’exécution artistique de Bonasone peut paraitre beaucoup plus médiocre, force est de reconnaître qu’il a, plus fidèlement que Marcantonio, conservé l’essence religieuse du sarcophage au sens où l’entendait l’art funéraire païen. L’image de l’ascension était en effet le phylactère métaphorique, porteur d’espoir de résurrection, que les vivants remettaient pour ainsi dire aux morts dans leur cercueil de marbre.
Quant à la gravure de Marcantonio, elle semble ouvrir la voie d’un abandon sans crainte à la bonté et à la beauté originelles de la nature.
Certes la toute-puissante théophanie des forces de la lumière ne s’est pas retirée du ciel, et si les demi-dieux rivés sur la terre ont une pesanteur parfaitement convaincante sur le plan esthétique, ils la doivent bel et bien à la puissance d’empreinte du Phobos cultuel. Cloués à la montagne et à la rive du fleuve, il se redressent, pleins d’aspiration ou de crainte, vers les claires hauteurs dont l’accès leur est interdit. Leurs yeux, entièrement absorbés par la terrible apparition divine, (p.132) lui appartiennent et expriment le désir de se défaire enfin de la pesanteur corporelle, qui est le destin même des non-Olympiens.

Comparons à présent les trois figures allongées du Déjeuner sur l’herbe avec le sarcophage et la gravure italienne: le chaînon qui les relie n’est autre que le visage, tourné en direction du spectateur, de la nymphe des sources représentée par Marcantonio.
Outre qu’elle n’a plus de raison d’accomplir le geste adorateur à l’instant du saisissement, puisque aussi bien elle ne regarde plus le miracle de l’ascension, son attention se porte à présent sur un spectateur imaginaire qu’il lui faut chercher, non plus au ciel, mais sur la terre. Dans la symphonie à trois voix composée par le groupe couché sur le tableau de Manet, cette conscience du spectateur initiée par la gravure italienne s’est notablement renforcée: l’homme assis à côté de la nymphe française tourne lui aussi son regard, pour ainsi dire de tous ses yeux, au-dehors de l’image.

Le centre de la gravure est occupé par la figure féminine vue de dos que l’on voit esquisser le geste de se recouvrir. N’étaient à ses pieds les symboles de la domination intellectuelle, le bouclier à tête de Méduse et le casque empanaché, rien ne permettrait de reconnaître en cette figure, qui prend la place du héros nu du sarcophage, Minerve sur le point de partir: sa fonction —stylistiquement conforme au goût de l’époque pour l’antique—, semblerait au contraire se réduire au simple déploiement de la beauté féminine sous un prétexte mythologique. On y verra le type même de cet autre caractère olympien, détaché et serein, pour qui la corporéité humaine est devenue le miroir d’une humanité supérieure, et non plus l’objet sans défense de l’imprévisible colère de dieux démoniques païens.
Cette retraite archéologisante des dieux dans le royaume de la beauté plastique apparente, qui nous vient de Raphaël et de son école, a eu des conséquences funestes sur notre science de la culture: nous tenons que les dieux païens, en tant que puissances du destin, étaient pour la Haute Renaissance une superstition dépassée. Or il faut bien voir que le démonisme astrologique des divinités païennes est leur fonction originelle la plus ancienne et la plus propre, et que celle-ci a survécu à la période de leur spiritualisation esthétisante.
Ainsi, nul ne s’est aperçu jusqu’ici que les dieux rassemblés sur la voûte de la salle de Galatée à la villa Farnesina représentent, sous couvert d’une scène idyllique, des puissances cosmiques présidant au destin —soit les symboles de la constellation d’Agostino Chigi en 1465, année de sa naissance.
En Italie, le désir de compromis dans l’entourage de ce même Agostino Chigi, à qui les astres inspiraient une crainte sincère, a produit une œuvre d’art que l’on pourrait qualifier de conciliazione entre Dieu le Père et Jupiter Capitolin: dans la coupole qui coiffe son tombeau, Dieu le Père, par le truchement (p. 133) de sept anges associés aux sept planètes, met les démons du destin au service de la Providence chrétienne.
Ce changement de tonalité apporté au motif légendaire est figuré symboliquement dans la gravure de Marcantonio par la femme nue vue de dos qui s’apprête à enfiler son vêtement. Ce motif est absent des sarcophages: il a probablement été formé d’après une statue antique, et transposé sur le personnage de Minerve qui se tient devant nous —le bouclier à tête de Méduse sur le sol et le casque empanaché sont là pour nous l’indiquer— en lieu et place de la fille outragée de Zeus qui, sur les sarcophages, armée de pied en cap, laisse éclater sa colère tel un oiseau courroucé. L’idylle pastorale, le plaisir innocent face à la belle apparence physique, pose un nouveau principe de contemplation artistique qui semble refuser toute tentative, si infime soit-elle, d’empathie mythologisante et de drame psychique sérieux.
Notre thèse, selon laquelle le narcissisme des hommes dans l’image constitue le critère de formation du style, se voit confirmée fort à propos par un troisième sarcophage antique, qui semble contredire au premier abord l’accent mis sur le caractère non antique du visage de la nymphe tourné vers l’extérieur. Or c’est là que l’étude archéologique critique des monuments vole au secours de l’essai psycho-historique: car cette figure, précisément, s’est avérée dès l’époque de Braun et de Jahn une falsification, du reste aujourd’hui disparue de la composition.
Le fait que pendant des siècles les connaisseurs en matière d’art se soient si bien accommodés d’une telle falsification parle en faveur d’une volonté de sélection au sein de la société; cette volonté, qu’on pourrait dire sentimentale, et dont on a trop peu considéré qu’elle était elle-même un facteur artistique contribuant à la formation du style, oscille selon un rythme polaire entre une pulsion de rapprochement et une volonté d’éloignement vis-à-vis de la vie figurée par l’art; déduire chacune de ses phases de la lecture des documents iconographiques et textuels de l’époque, telle est la tâche d’une science de la culture et d’une histoire de l’art qui à ce jour n’existent pas encore.
Entre le Jugement de Pâris sur le sarcophage païen et Le Déjeuner sur l’herbe de Manet s’opère un renversement de la théorie des causes relatives aux phénomènes naturels élémentaires. La loi immanente des processus naturels, soustraite à toute personnification, a chassé du ciel le collège gouvernemental tout entier, avec son lot de querelles internes et d’appétits humains. Si le collège des sept planètes qui préside au destin a conservé jusqu’aujourd’hui sa virulence dans une superstition astrologique restée inébranlée, il n’en demeure pas moins que les grands dieux de l’Olympe ne font plus l’objet d’aucun culte sacrificiel officiel depuis que l’archéologie les a rendus stériles.
(p.135) [non numeroté] Statue libre et bas-relief.
La présence de l’espace conduit à vouloir représenter les proportions d’une corporéité matériellement circonscrite: l’élément eurythmique du nombre est recherché à l’intérieur même des limites corporelles. Miroir récepteur de l’objet présent esquissé. Implique une observation statique.
Rapportée au plan médian de l’espace, l’observation statuaire conduit nécessairement à la perspective, car elle essaie, depuis son lieu de réception immobile, de rassembler la multiplicité des valeurs tactiles en autant de signaux qui apparaissent en raccourci à la surface.
Le relief est le support expressif d’une volonté dirigée vers le futur. Il demande qu’on le suive comme un cortège défilant sous nos yeux. Il ne requiert pas de place fixe pour le spectateur.
Avec l’observation comparée —développée suivant l’esprit de Léonard— de l’existence humaine conditionnée par sa structure corporelle, le génie européen, dans son goût pour le microcosme, a suivi la même direction que l’observation des connexions marcrocosmiques (telle qu’on la trouve chez Copernic par exemple). Saisissement héliotropique, traquant les lois immanentes dans la succession des apparences.
Les anciens dieux païens anthropomorphes, en tant que causateurs [Ursächler] cosmiques, durent battre en retraite au Sud comme au Nord.
Mais l’Italie, loin de concevoir son humanité en termes de grandeur et de gloire, avait considéré l’homme comme un objet de puissances supra-individuelles, quoique prévisibles, dans le rythme temporel des événements terrestres, si bien que le Nord comme le Sud virent s’instaurer un royaume intermédiaire entre la pensée figurative et la pensée mathématique: le monde des dieux antiques.
Comparons à présent les gravures de Raphaël/Raimondi et Bonasone avec la Melencolia 1 de Dürer, dont nous rapprocherons un Juditium annuale du Docteur Gorgwirus date de 1516; ce que nous mettions communément sur le compte d’un simple exercice d’atelier nous apparaît à présent comme une confrontation avec des démons du destin. Destinée humaine ou processus cosmique (inversion de la sphère des intérêts —entrée de la contemplation esthétique).
La joie innocente d’où procédait l’observation comparée —au sens de Léonard— de l’existence humaine conditionnée par sa structure corporelle était une force qui, éclairée par la lumière du microcosme, frayait sa voie vers la connaissance des lois dynamiques latentes.
Son sol nourricier est la pulsion de beauté propre à la culture artistique de la Renaissance, qui recherche l’harmonie dans la réalité donnée, et derrière laquelle la volonté d’éclairer le chaos se meut avec une énergie héliotropique égale à celle des spéculations des mathématiciens. Partant des manifestations de la dépendance macrocosmique de l’homme, la cosmologie mathématique visait elle aussi la découverte des lois dynamiques latentes.
(p. 136) La profusion illogique de la création artistique italienne a produit et conservé une œuvre qui, pour le critique d’art épris d’évolutionnisme, satisfait proprement aux postulats d’un os intermaxillaire. Au musée ethnologique de la villa d’Este, à Tivoli, on peut voir un tableau datant de 1630 environ qui représente le Jugement de Pâris dans une symbiose de personnages (8) antiquisants et de paysage néerlandais (9). La gravure de Marcantonio y détermine jusque dans les moindres détails le monde des figures, cependant que le paysage revêt un caractère résolument hollandais, à la manière des paysages d’un Jan Both. Les trois dieux-fleuves ne sont plus sous le charme du Terribile qui règne dans les airs. La nymphe peut se tourner en toute tranquillité vers l’extérieur du tableau puisque les deux dieux masculins ne sont plus captivés que par un spectacle des plus quotidiens: un petit groupe d’excursionnistes entreprend de franchir un cours d’eau dont deux vaches qui s’y trempent nous assurent qu’il est tranquille et sans danger. Il n’y a donc aucune raison de vouloir y voir un élément menaçant causé par de puissants démons naturels, comme le voudrait une figuration païenne de la causalité.
Quant à la vache hollandaise, d’allure si rustique, qui figure en haut de la montagne à gauche, rien ne permet de l’inscrire dans l’histoire de l’esprit (au sens où elle représenterait un dieu de la montagne), pour la raison même qu’un puissant bœuf, spécimen imposant du troupeau de Pâris, est également présent sur le sarcophage de la villa Médicis. Quoi qu’il en soit, le désir de nature, cet éternel supplément de l’homme pris dans les rets solides de la communauté sociale exige la satisfaction de son droit originel. Manet avait lu son Rousseau.