Deleuze-Guattari

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https://www.franceculture.fr/emissions/les-nouveaux-chemins-de-la-connaissance/sommes-nous-tous-fous-44-quest-ce-la-psychose Il en est question vers la fin de l’entretien… Colette Soler entre François Roustang et Marcel Proust-Gilles Deleuze… Intéressant

Colette Soler, philosophe et docteur en psychologie, elle a fait toute sa formation avec Jacques Lacan avant de choisir d’exercer la psychanalyse et de l’enseigner à Paris et dans divers pays du monde. En 1998, elle a été à l’origine du mouvement des Forums du Champ lacanien puis de son Ecole internationale de Psychanalyse dans laquelle elle travaille maintenant. Autres entretiens sur France Culture, https://www.franceculture.fr/personne-colette-soler.html


Forum du Champ Lacanien du Liban – EPFCL 3 370 vues. Le séminaire clinique à Beyrouth invite Colette Soler à parler de « La Parole et le Corps », le dimanche 26 juin 2016 au Mövenpick Hotel – Beirut, de 8h 30 à 12h. C’est la deuxième conférence de lancement à partir du Mövenpick de Beyrouth du futur Forum du Champ Lacanien du Liban. Assez extraordinaire, cette assemblée de femmes.

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Philosophe et théologien, François Roustang est décédé dans la nuit du 22 au 23 novembre, à l’âge de 93 ans. Dans Le Monde | 28.11.2016 à 18h50 | Bel hommage par Elisabeth Roudinesco : […] Né le 23 avril 1923, il entre, à l’âge de 20 ans, dans la Compagnie de Jésus tout en poursuivant des études de philosophie et de théologie. A partir de 1956, il fait partie de la revue Christus, dont il devient le directeur en 1964. En même temps, il se tourne vers la psychanalyse et devient, avec ses amis Louis Beirnaert et Michel de Certeau, membre de l’Ecole freudienne de Paris (EFP), fondée par Jacques Lacan. C’est alors qu’il commence une première cure avec Serge Leclaire. En 1966, il fait paraître un article intitulé « Le troisième homme ». Il y démontre que le concile Vatican II a favorisé l’émergence de chrétiens qui ne pratiquent pas et ne se reconnaissent plus dans les valeurs de la foi et des sacrements. L’article aura un retentissement important dans les milieux catholiques. Cette prise de position iconoclaste est la conséquence directe des transformations opérées par la cure sur les opinions de l’auteur, qui a lui-même perdu la foi. La Congrégation ne s’y trompe pas et démet Roustang de ses fonctions. Quelque temps plus tard, il rompt avec l’Eglise, quitte l’habit, se marie et devient psychanalyste en vouant à Freud et à Lacan une admiration sans bornes.
Trouble-fête. Mais, après avoir vécu son passage à la pratique psychanalytique comme une véritable libération, il constate avec fureur et amertume que l’EFP s’est transformée en une Eglise avec ses idolâtres et ses rituels convenus. Rien ne le révolte plus que les relations de servitude entre un maître et ses élèves. Et, pour tenter de comprendre pourquoi une doctrine aussi critique que la psychanalyse a pu se transformer en une nouvelle religion, il s’oriente vers une mise en cause radicale de ce qu’il avait tant aimé. De fait, il participe à un vaste mouvement de contestation qui traverse, à cette époque, tous les courants français de la psychanalyse. Emmené par René Major et soutenu par Jacques Derrida, ce mouvement, incarné par les cahiers Confrontation, se déploie joyeusement sur la scène psychanalytique parisienne. En 1976, Roustang publie un ouvrage qui deviendra le manifeste le plus flamboyant de cette nouvelle orientation antidogmatique : Un destin si funeste (Editions de Minuit). S’appuyant sur une lecture critique des relations de Freud avec certains de ses disciples (Carl Gustav Jung, Georg Groddeck, Sandor Ferenczi), il accuse la doctrine psychanalytique d’être l’arme d’une folie destinée à rendre l’autre fou. Et, du coup, il fait de la cure par la parole l’instrument d’une sorte de viol subjectif qui, sous couvert de renoncement à l’hypnose, ne fait que reconstruire la dialectique aliénante du maître et de l’élève. Fabuleux thérapeute. Magnifiquement écrit et d’une violence salvatrice, le livre obtient un succès considérable en renouvelant en partie la critique proposée quatre ans auparavant par Gilles Deleuze et Félix Guattari dans L’Anti-Œdipe (Editions de Minuit, 1972). En réalité, Roustang continue à rejeter une ancienne foi pour une nouvelle. Cependant, sous couvert de révolte permanente, il demeure un fabuleux thérapeute. Ayant abandonné la cure freudienne pour se tourner vers l’hypnothérapie, il reste le trouble-fête du milieu psychanalytique en refusant, à juste titre, les cures interminables qui ne servent, selon lui, qu’à enfermer le patient dans un repli narcissique. Depuis les années 1990, il n’a cessé de valoriser les thérapies brèves. Dans son dernier opus (Jamais contre, d’abord. La présence d’un corps, Odile Jacob, 2015), où sont réunis trois de ses ouvrages majeurs, il explique que la meilleure manière de transformer sa vie, c’est d’effectuer un « retour au présent », de s’asseoir confortablement dans un canapé pour y trouver un nouvel espace existentiel, de cesser de se lamenter sur son passé et, enfin, de ne rien faire d’autre que d’accepter sa souffrance pour mieux l’évacuer par un cheminement intérieur et un éveil au monde. Et ça marche ! Roustang fait preuve ici, une nouvelle fois, de son talent exceptionnel et d’un humour tendre et féroce. Tel est le testament de ce Socrate rebelle, grand guérisseur des maladies de l’âme. » François Roustang en 6 dates. 23 avril 1923 Naissance. 1943 Entre dans la Compagnie de Jésus. 1964 Directeur de la revue « Christus ». 1966 Exclu de la Compagnie de Jésus. 1976 « Un destin si funeste ». 2016. Mort.

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« Catherine Perret revient sur les fictions cartographiques menées dans les Cévennes par Fernand Deligny. Se dessine d’emblée une distinction entre deux types de pédagogies radicales: l’une se référant à la notion d’institution scolaire et l’autre à celle de milieu scolaire ». https://www.espazium.ch/milieux-de-viede-la-pdagogie-la-cartographie. lien > http://www.arpla.fr/mu/pedagogiesexperimentales/conferences/catherine-perret. Brève bio de Fernand Deligny > http://enfantsenjustice.fr/spip.php?article73&lettre=A#alphabet. La meilleure bio plus circonstanciée : le fil des rencontres de Henri Wallon à Félix Guattari, à Chris Marker. On découvre que la caméra devait se substituer à la pratique des lignes d’erre (caméra / cartographie), comme aux exercices littéraires anthropologiques pour les élèves de Freinet.http://www.cineclubdecaen.com/realisat/deligny/deligny.htm

D’après les trois écologies, version courte originale par Félix Guattari

« La planète Terre connaît une période d’intenses transformations technico-scientifiques en contrepartie desquelles se trouvent engendrés des phénomènes de déséquilibres écologiques menaçants, à terme, s’il n’y est porté remède, l’implantation de la vie sur sa surface. Parallèlement à ces bouleversements, les modes de vie humains, individuels et collectifs, évoluent dans le sens d’une progressive détérioration. Les réseaux de parenté tendent à être réduits au minimum, la vie domestique est gangrenée par la consommation mass-médiatique, la vie conjugale et familiale se trouve fréquemment « ossifiée » par une sorte de standardisation des comportements, les relations de voisinage sont généralement réduites à leur plus pauvre expression… C’est le rapport de la subjectivité avec son extériorité – qu’elle soit sociale, animale, végétale, cosmique – qui se trouve ainsi compromis dans une sorte de mouvement général d’implosion et d’infantilisation régressive. L’altérité tend à perdre toute aspérité. Le tourisme, par exemple, se résume le plus souvent à un voyage sur place au sein des mêmes redondances d’image et de comportement.

Les formations politiques et les instances exécutives paraissent totalement incapables d’appréhender cette problématique dans l’ensemble de ses implications. Bien qu’ayant récemment amorcé une prise de conscience partielle des dangers les plus voyants qui menacent l’environnement naturel de nos sociétés, elles se contentent généralement d’aborder le domaine des nuisances industrielles et, cela, uniquement dans une perspective technocratique, alors que, seule, une articulation éthico-politique, que je nomme écosophie, entre les trois registres écologiques, celui de l’environnement, celui des rapports sociaux et celui de la subjectivité humaine, serait susceptible d’éclairer convenablement ces questions. »

« C’est de la façon de vivre désormais sur cette planète, dans le contexte de l’accélération des mutations technico-scientifiques et du considérable accroissement démographique, qu’il est question. Les forces productives, du fait du développement continu du travail machinique, démultiplié par la révolution informatique, vont rendre disponible une quantité toujours plus grande du temps d’activité humaine potentielle. Mais à quelle fin ? Celle du chômage, de la marginalité oppressive, de la solitude, du désœuvrement, de l’angoisse, de la névrose ou celle de la culture, de la création, de la recherche, de la réinvention de l’environnement, de l’enrichissement des modes de vie et de sensibilité ? Dans le Tiers-monde, comme dans le monde développé, ce sont des pans entiers de la subjectivité collective qui s’effondrent ou qui se recroquevillent sur des archaïsmes, comme c’est le cas, par exemple, avec l’exacerbation redoutable des phénomènes d’intégrisme religieux. »

« […] il n’est plus question, comme aux périodes antérieures de lutte de classe ou de défense de la « patrie du socialisme », de faire fonctionner une idéologie de façon univoque, il est concevable, par contre, que la nouvelle référence écosophique indique des lignes de recomposition des praxis humaines dans les domaines les plus variés. A toutes les échelles individuelles et collectives, pour ce qui concerne la vie quotidienne aussi bien que la réinvention de la démocratie, dans le registre de l’urbanisme, de la création artistique, du sport, etc. il s’agit, à chaque fois, de se pencher sur ce que pourraient être des dispositifs de production de subjectivité allant dans le sens d’une re-singularisation individuelle et/ou collective, plutôt que dans celui d’un usinage mass-médiatique synonyme de détresse et de désespoir. Perspective qui n’exclut pas totalement la définition d’objectifs unificateurs, tels que la lutte contre la faim dans le monde, l’arrêt de la déforestation ou la prolifération aveugle des industries nucléaires. Seulement, il ne saurait plus s’agir là de mots d’ordre stéréotypés, réductionnistes, expropriant d’autres problématiques plus singulières et impliquant la promotion de leaders charismatiques. »

D’après entretien avec Félix Guattari « Qu’est-ce que l’écosophie ? » Revue chimère, terminal n°56 http://www.revue-chimeres.org/pdf/termin56.pdf

« […] Il n’y a pas d’opposition dans mon esprit entre les écologies : politique, environnementale et mentale. Toute appréhension d’un problème environnemental postule le développement d’univers de valeurs et donc d’un engagement éthico-politique. Elle appelle aussi l’incarnation d’un système de modélisation, pour soutenir ces univers de valeurs, c’est-à-dire les pratiques sociales, de terrain, des pratiques analytiques quand il s’agit de production de subjectivité. »

Présentation du film : CET 1972
Titre : Jeunes filles élèves du collège d’enseignement technique de Vaux-le-Pénil, février 1972.
Réalisation : Liliane Terrier et Jean-Louis Boissier
En relation avec le cours des départements Cinéma et Arts-Plastiques de Paris 8-Vincennes : « Mouvement de la jeunesse »
Film tourné avec cinq élèves du Collège d’enseignement technique de Vaux-le-Pénil et leur professeur de français Liliane Terrier, février 1972. Extraits (5 mn 18 s) choisis sur 30 minutes de rushes. Éclair-Coutant 16 mm, son synchrone sur Nagra. Production : Université de Vincennes. Numérisation : CNC, BnF, octobre 2015. Première projection publique : Vidéo et après, Centre Pompidou, 16 novembre 2015.

« Les jeunes filles du cet de Vaux-le-Pénil

Consonance un peu grivoise de ce nom de village péri-urbain proche de Melun. En 1972, j’ai 26 ans, je suis à Vincennes recyclée étudiante en arts plastiques après une licence de lettres obtenue à Grenoble, grâce à laquelle je suis prof précaire de français dans le collège d’enseignement technique de Vaux le Penil. Les jeunes filles expliquent dans le film ce qu’elles y apprennent. J’habite à Paris, je vais à Melun en train par la Gare de Lyon, puis un car m’emmène jusqu’au collège. En traversant Melun en car, je garde le souvenir d’avoir vu des prisonniers sur le toit de la prison. C’est l’époque des révoltes des prisonniers de droit commun soutenues par Foucault, Defert, Deleuze. Ou l’ai-je rêvé? L’idée de filmer les jeunes filles est liée à ça, elles sont elles-mêmes incarcérées dans ce CET. La figure du bosquet où nous choisissons de les filmer, dans le parc de Melun, -réminiscence rousseauiste de la Nouvelle Héloïse (une rencontre amoureuse avec un témoin, dans un bosquet, qui fait événement http://circonstances.net/moments/?p=126) ou de ces groupes de figurines bosquettisées, en porcelaine de Derby * (18e siècle)-, est le lieu d’une échappatoire dans une pseudo nature à leur condition de prisonnières, comme le toit de la prison de Melun, devenu terrasse à l’air libre où se rassemblaient les prisonniers. On pourrait aussi évoquer le peuple reforestisé de Straub et Huillet, ou les paysans dans les marais de Paesa de Rossellini.
Bosquettisées veut aussi dire chez Rousseau, inscrites dans notre mémoire, ici par le film, car pour ma part, je les avais complètement oubliées, ces jeunes filles, jeunes travailleuses en formation. Il faut souligner la qualité de l’image cinématographique, – celle d’une estampe gravée en taille douce et eau-forte dix huitièmiste, technique particulièrement apte au rendu minutieux du feuillage et des corps** -, cadrés dans notre film en plan américain.
Ce groupe dialogue avec la caméra fixe – le témoin – (sauf de très légers zooms) et se reconfigure devant elle, continuellement, dans le cadre, dans une micro-gestuelle articulée sur de micro-propos calibrés, chacune des jeunes filles ayant pleine conscience du temps de la bobine filmique lancée par le clap, (dont elle s’emparent très vite) – dédiée chacune à une question très brève (trois quatre mots lancés par moi, de derrière la caméra, à la volée, vers le groupe) mais qui appelait pour chacune, un lot de réponses individuelles individuées, brèves, contenues dans un seul plan séquence et ça a marché pour les trois questions. Un exercice d’intelligence collective humaine grâce à la caméra, pour faire l’histoire du 20e siècle. »

* Derby -soft-paste-english-porcelain
« By 1750, the Derby China Works had been established by china-maker Andrew Planché (1728-1805), a Huguenot and apprentice goldsmith. In 1756, William Duesbury (1725-86), an enamel-painter, and John Heath, Planché’s financier, formed a partnership and the factory expanded. In 1770, William Duesbury & Co. purchased the Chelsea Porcelain factory, operating Derby and Chelsea jointly until 1784 when they closed Chelsea. This acquisition brought into the fold the knowledge and skills of the Chelsea works. In 1774, a showroom was opened in Covent Garden, London. In 1776, they purchased the Bow factory. William junior (1763-96) succeeded his father in 1786 and enlarged the factory. Subsequent owners could not keep up with the times and the factory folded in 1848. »

http://www.porcelainbiz.com/porcelain/derbygraces1.htm

** Estampe de Moreau le Jeune reprenant la scène du bosquet de La Nouvelle Heloïse.

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Autre bosquet funeste et actuel, celui-ci qualifié de « Buisson conspiratif »

«C’est à Aubervilliers, dans une zone industrielle indécise en contrebas de l’A86, qu’ils [Abdelhamid Abaaoud et son complice] éliront domicile sur un talus pour les quatre prochaines nuits [du 13, 14, 15, 16 novembre 2015]. Les policiers chargés d’inspecter quelques jours plus tard ce « buisson conspiratif » en dresseront la description suivante : à l’entrée du bosquet, un passage dans la végétation large de 80 centimètres et long de 3 mètres. La pente est raide, les fonctionnaires doivent « s’agripper aux branches » pour progresser jusqu’au plateau. « A notre droite, découvrons un petit espace dans la végétation protégé par les branches et les feuillages. Nous pouvons ainsi le décrire comme un igloo végétal de par sa forme et sa conception », écrit le brigadier de la « Crim’ » dans son rapport. Dans ce premier espace d’environ 3 mètres carrés, les policiers découvrent un emballage de Bounty, une canette d’Oasis, une bouteille d’eau et « une pile 9 volts entourée d’adhésif gris avec un fil électrique dépassant à la base ». Un deuxième abri, sur la gauche, semble servir de chambre : il contient un matelas en mousse et « un semblant de tête de lit résultant d’un bricolage ». Tandis qu’Abdelhamid Abaaoud et son complice s’apprêtent à passer la nuit [du 13 au 14 novembre] au milieu des feuillages dans la banlieue nord, Salah Abdeslam attend son exfiltration au sud de Paris.» [puis viendra l’épisode de Saint-Denis 17 novembre]. Aujourd’hui, ces jeunes filles auraient pu mal tourner très vite.

«Je voudrais faire un livre sur Qu’est-ce que la philosophie?* À condition qu’il soit court. Et aussi, Guattari et moi, nous voudrions reprendre notre travail commun, une sorte de philosophie de la Nature, au moment où toute différence s’estompe entre la nature et l’artifice. De tels projets suffisent à une vieillesse heureuse.» Gilles Deleuze in Magazine littéraire, n° 257, septembre 1988, « entretien avec Raymond Bellour et François Ewald ». Et dans Pourparlers, 1990, p. 212

* Gilles Deleuze Félix Guattari  Qu’est-ce que la philosophie? Minuit, 1991 http://www.leseditionsdeminuit.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=2024

Guattari meurt en août 1992, à 62 ans. Deleuze en novembre 1995, à 70 ans.

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Guattari et Deleuze, début des années 70 sans doute…

 

«Entretien 1980». Propos recueillis par Catherine Clément. L’Arc, «Deleuze», n° 49, 1980

Question : — Quelle différence existe entre l’œuvre de 1972, l’Anti-Œdipe, et celle de 1980, Mille plateaux ?

Gilles Deleuze : — La situation de l’Anti-Œdipe était relativement simple. L’Anti-Œdipe traitait d’un domaine familier, reconnu: l’inconscient. Il proposait de remplacer le modèle théâtral ou familial de l’inconscient par un modèle plus politique: l’usine, au lieu du théâtre. C’était une sorte de «constructivisme» à la russe. D’où l’idée de production désirante de machines désirantes. Tandis que Mille Plateaux est plus compliqué, parce qu’il essaie d’inventer ses domaines. Les domaines ne préexistent plus, ils sont tracés par les parties du livre. C’est la suite de l’Anti-Œdipe, mais la suite en air libre, «in vivo». Par exemple, le devenir animal de l’homme, et son enchaînement avec la musique…



Q. — Est-ce qu’il n’y a pas aussi des différences circonstancielles entre les deux livres ?

G. D. — Certainement. L’Anti-Œdipe est après 68 : c’était une époque de bouillonnement, de recherche. Aujourd’hui il y a une très forte réaction. C’est toute une économie du livre, une nouvelle politique, qui impose le conformisme actuel. Il y a une crise du travail, une crise organisée, délibérée, au niveau des livres comme à d’autres niveaux. Le journalisme a pris de plus en plus de pouvoir en littérature. Et puis, une masse de romans redécouvrent le thème familial le plus plat, et développent à l’infini tout un papa-maman: c’est inquiétant quand on se trouve un roman tout fait, préfabriqué, dans la famille qu’on a. C’est vraiment l’année du patrimoine, à cet égard l’Anti-Œdipe a été un échec complet. Ce serait long à analyser, mais la situation actuelle est très difficile et étouffante pour les écrivains jeunes. Je ne peux pas dire pourquoi j’ai tant de mauvais pressentiments.



Q.— Soit, ce sera pour une autre fois. Mais Mille Plateaux est-il de la littérature ? Il y a une diversité de domaines abordés, ethnologie, éthologie, politique, musique etc., dans quel genre pourrait rentrer ce livre?

G. D. — Philosophie, rien que de la philosophie, au sens traditionnel du mot. Quand on demande ce qu’est la peinture, la réponse est relativement simple. Un peintre, c’est quelqu’un qui crée dans l’ordre des lignes et les couleurs (bien que les lignes et les couleurs existent dans la nature). Eh bien un philosophe, c’est pareil, c’est quelqu’un qui crée dans l’ordre des concepts, quelqu’un qui invente de nouveaux concepts. Là encore, il y a évidemment de la pensée en dehors de la philosophie, mais pas sous cette forme spéciale des concepts. Les concepts, ce sont des singularités qui réagissent sur la vie ordinaire, sur les flux de pensée ordinaires ou quotidiens. Il y a beaucoup d’essais de concepts dans Mille Plateaux : rhizome, espace lisse, hecceité, devenir-animal, machine abstraite, diagramme, etc. Guattari invente beaucoup de concepts, et j’ai la même conception de la philosophie.

Q. — Mais quelle serait l’unité de Mille Plateaux, puisqu’il n’y a plus de référence à un domaine de base ?

G. D. — Ce serait peut-être la notion d’agencement (qui remplace les machines désirantes). Il y a toutes sortes d’agencements, et de composantes d’agencements. D’une part, nous essayons de substituer cette notion à celle de comportement: d’où l’importance de l’éthologie dans Mille Plateaux, et l’analyse des agencements animaux, par exemple des agencements territoriaux. Un chapitre comme celui de la Ritournelle considère à la fois des agencements animaux et des agencements proprement musicaux: c’est ce que nous appelons un «plateau», qui met en continuité les ritournelles d’oiseau et des ritournelles comme celle de Schumann. D’autre part l’analyse des agencements, pris dans leurs diverses composantes, nous ouvre sur une logique générale: nous n’avons fait que l’esquisser, et ce sera sans doute la suite de notre travail, faire cette logique, ce que Guattari appelle «diagrammatisme». Dans les agencements, il y a des états de choses, des corps, des mélanges de corps, des alliages, il y aussi des énoncés, des modes d’énonciation, des régimes de signes. Les rapports entre les deux sont très complexes. Par exemple, une société ne se définit pas par des forces productives et de l’idéologie, mais plutôt par ses «alliages» et ses «verdicts». Les alliages, ce sont les mélanges de corps pratiqués, connus, permis (il y a des mélanges de corps interdits, ainsi l’inceste). Les verdicts, ce sont les énoncés collectifs, c’est-à-dire les transformations incorporelles, instantanées, qui ont cours dans une société (par exemple, «à partir de tel moment tu n’es plus un enfant»…)

Q. — Ces agencements, vous les décrivez, mais ils ne sont pas, me semble-t-il, exempts de jugement de valeur. Mille Plateaux, est-ce que ce n’est pas aussi un livre de morale?

G. D. — Les agencements existent, mais ils ont en effet des composantes qui leur servent de critère et permettent de les qualifier. Les agencements sont des ensembles de lignes, un peu comme dans une peinture. Or, il y a toutes sortes de lignes. Il y a des lignes segmentaires, segmentarisées; il y en a qui s’enlisent, ou tombent dans des «trous noirs»; il y en a qui sont destructrices, qui dessinent la mort; il y en a enfin qui sont vitales et créatrices. Ces dernières ouvrent un agencement, au lieu de le fermer. La notion d’abstrait est une notion très compliquée : une ligne peut ne rien représenter, être purement géométrique, elle n’est pas encore vraiment abstraite, tant qu’elle fait contour. La ligne abstraite, c’est la ligne qui ne fait pas contour, qui passe entre les choses, une ligne mutante. On l’a dit à propos de la ligne de Pollock. En ce sens, la ligne abstraite, ce n’est pas du tout la ligne géométrique, c’est la ligne la plus vivante, la plus créatrice. L’abstraction réelle, c’est une vie non-organique. L’idée d’une vie non organique est constante dans Mille Plateaux, et justement c’est la vie du concept. Un agencement est emporté par ses lignes abstraites, quand il est capable d’en avoir ou d’en tracer. Aujourd’hui on assiste à quelque chose de très curieux : la revanche du Silicium. Mais la vie des machines modernes passe par le silicium : c’est une vie non-organique, distincte de la vie organique du carbone. On parlera en ce sens d’un agencement-silicium. Dans les domaines les plus divers, on doit considérer les composantes d’agencement, la nature des lignes, les modes de vie et d’énoncé...

Q. — On peut avoir l’impression, en vous lisant, que les coupures reconnues comme les plus importantes ont disparu: la coupure culture-nature, d’une part; la coupure espistémologique d’autre part.

G. D. — Il y a deux manières de supprimer ou d’atténuer la coupure nature-culture. L’une consiste à rapprocher comportement animal et comportement humain (Lorenz l’a fait, avec des conséquences politiques inquiétantes). Nous, nous disons que la notion d’agencement peut remplacer celle de comportement, et que, par rapport à cette notion, la distinction nature-culture n’est plus pertinente. Un comportement, d’une certaine manière, c’est encore un contour. Tandis qu’un agencement, c’est d’abord, ce qui fait tenir ensemble des éléments très hétérogènes, un son, une couleur, un geste, une position, etc., des natures et des artifices: c’est un problème de «consistance» qui précède les comportements. La consistance, c’est une relation très spéciale, encore plus physique que logique ou mathématique. Comment les choses prennent-elles de la consistance? Entre des choses très différentes, il peut y avoir une continuité intensive. Quand nous empruntons à Bateson le mot de «plateau», c’est justement pour désigner ces zones de continuité intensive. 



Q. — D’où est venue cette notion d’intensité qui régit le «plateau» ?

G. D. — C’est Pierre Klossowski qui a redonné récemment aux intensités un statut très profond, philosophique et même théologique. Il en a tiré toute une sémiologie. C’était une notion très vivace dans la physique et la philosophie du Moyen Age. Elle a été plus ou moins recouverte par le privilège donné aux quantités extensives et à la géométrie de l’étendue. Mais la physique n’a pas cessé de retrouver à sa manière les paradoxes des quantités intensives, les mathématiques ont affronté les espaces non étendus, la biologie, l’embryologie, la génétique ont découvert tout un domaine de «gradients». Et là encore il n’y a pas lieu d’isoler des démarches qui seraient scientifiques ou épistémologiques. Les intensités, c’est l’affaire de modes de vie, et de prudence pratique expérimentale. C’est elles qui constituent la vie non-organique.

Q. — Cela ne sera peut-être pas toujours facile, lire Mille Plateaux?

G. D. — C’est un livre qui nous a demandé beaucoup de travail, et qui en demande beaucoup au lecteur. Mais telle partie, qui nous paraît difficile, peut paraître très facile à quelqu’un d’autre. Et inversement. Indépendamment de la qualité ou non de ce livre, c’est ce genre de livre qui est en question aujourd’hui. Nous avons donc l’impression de faire de la politique, même quand nous parlons de musique, d’arbres ou de visages. Pour tout écrivain, la question est de savoir si d’autres gens ont, si peu que ce soit, usage à faire de son travail, dans leur travail à eux, dans leur vie ou leurs projets.

Actualité philosophique: Deleuze, les mouvements aberrants. David Lapoujade. 31.10.2014. France culture.
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Extraits retranscrits de l’entretien entre Adèle van Reeth et David Lapoujade à propos de son livre, Deleuze, les mouvements aberrants*, où l’on voit que les mouvements aberrants sont des formes d’expériences tant philosophiques que vitales, —dont les lignes de fuite sont la figure violente des variations intensives de la pensée qui s’échappe— qui s’expriment en mouvements de déterritorialisation et de reterritorialisation et reconfigurent en permanence la Terre des fondements, celle des systèmes philosophiques, et ce qu’il en advient, de manière aberrante:  un espace-temps humain hors chronologie et réductible à l’expérience de l’événement. Partir du nomade comme Figure et de son mouvement de déterritorialisation constant comme Paysage pour aboutir à une forme de vie sur terre subsumée à l’expérience sensible et intellectuelle de l’événement.

La logique des mouvements aberrants. La figure d’un mouvement aberrant.
David Lapoujade : [4:36] «Les mouvements aberrants renvoient à des forces, à des énergies qui traversent les existences, traversent les sociétés, la pensée, la vie et c’est ce point-là qui intéresse Deleuze pour essayer justement une fois attestée la présence de ces mouvements dans de multiples domaines aussi bien dans l’art, de l’histoire, de la pensée, de comprendre à quelle logique ils obéissent et cette logique n’est pas nécessairement celle d’un divertissement dans le non-sens. Dans le cas des mouvements aberrants, il faut, qu’ils répondent à une nécessité d’abord vitale telle que dans le fond si ces mouvements s’accomplissent c’est qu’on ne peut pas faire autrement et le signe d’une logique tient précisément à cette impossibilité de faire autrement, à cette impossibilité d’échapper à ces aberrations qui nous entraînent là où on ne comptait pas nécessairement se rendre. Donc, il s’agit de ce point de vue de tenter de rendre raison de ce qui en apparence est irrationnel ou inexplicable. Mais ce n’est pas du tout une manière de vouloir affoler le sens comme le fait Lewis  Carroll. C’est plutôt une manière de reconduire le sens vers des aberrations qui le débordent.

C’est quelque chose dont on peut faire l’expérience et il me semble même que ce qui caractérise la pensée de Deleuze au premier abord, quand on la découvre et qu’on la parcourt, c’est cette présence permanente de mouvements aberrants. Deleuze n’introduit lui-même ce concept que dans ses ouvrages sur le cinéma** mais on peut relever [7:00] les premiers commentaires qu’il consacre à l’histoire de la philosophie parce qu’il s’efforce de conduite les auteurs qu’il étudie vers la source de leur pensée, une source qui échapperait au système produit par l’auteur lui-même. Et à plus forte raison, quand il s’agit de ses ouvrages comme Différence et Répétition animé par ces mouvements aberrants que sont la différence pour et en elle-même ou la répétition en elle-même. Même chose pour Logique du sens qui multiplie les perversités […].

Mille plateaux est une vaste encyclopédie des mouvements aberrants. […]
 L’ensemble de son œuvre se présente sous cette forme témoignant à chaque fois d’expériences à la limite du vivable, du pensable, de l’imaginable ou du sensible. 
Voilà comment on pourrait caractériser ces mouvements aberrants et pour Deleuze, l’objectif philosophique, qui est le sien, c’est d’essayer de comprendre à quelle logique obéissent ces mouvements dans chaque cas.»

A.vR.: «La question pour Deleuze est celle du fondement…»

D. L. :[9:25] «Je dirais même que ce thème des mouvements aberrants et des logiques irrationnelles que Deleuze cherche à établir pour rendre compte de des mouvements obéit à une question qui semble extrêmement classique qu’est le principe de raison suffisante, à savoir tenter de rendre raison de ce qui advient jusqu’aux aberrations les plus folles jusqu’à ce qui défie la raison et qui plonge dans la déraison. La question philosophique ou théorique est extrêmement classique mais elle est animée en sous main par un motif qui me semble moins théorique que vital. Tout est subordonné à un principe de raison suffisante ce qui est assez déconcertant par rapport à l’image qu’on peut avoir de la philosophie de Deleuze en général.

Sous un aspect, Deleuze se revendique d’être un philosophe classique d’un certain point de vue, sous un autre aspect, il me semble que la question du principe de raison suffisante est animée par une autre question sous-jacente qui fait de cette question une question vitale, c’est la question ‘de quel droit?’ On peut la considérer d’un point de vue théorique, c’est-à-dire, qu’est-ce qui légitime votre attitude, vos décisions, vos prétentions, question qui peut se comprendre comme une question par exemple de type kantien, quand il s’efforce de dégager les procédures de légitimation de la connaissance. Á quelle condition une connaissance est-elle légitime? Et en même temps chez Deleuze cette question dépasse l’aspect épistémologique pour devenir une question immédiatement éthique et politique. Mais de quel droit vous conduisez-vous comme vous le faites? De quel droit écrasez-vous des minorités? 
Toute sa philosophie est traversée par des revendications de ce qui n’a pas droit à l’existence. Il s’agit de faire droit à ce qui n’a pas droit à l’existence. D’où cet intérêt  à la fois théorique et vital pour les mouvements aberrants parce qu’ils sont ces mouvements qui font droit à ce qui dans le cours ordinaire de l’expérience ou de l’existence n’a pas droit à l’existence.»

[11:55] [Extrait de l’Abécédaire de Deleuze. D comme délire] «On délire sur le monde. Le délire est géographico-politique.»
[13:23]
A.vR.: «Est-ce qu’une manière de comprendre les mouvements aberrants serait de les identifier à ce délire?»

D. L.: «Il me semble que c’est une des raisons pour lesquelles avec Guattari ils ont forgé le concept de ligne de fuite [14:20]. C’est que les mouvements aberrants ont pour vocation d’échapper à ce qui pourrait les soumettre à un domaine ou à un territoire pré-existant où opère un ensemble de règles ou de législations déjà établies. C’est la raison pour laquelle justement puisque ces mouvements échappent à ces territoires ou à ces domaines, ils sont créateurs ou porteurs d’un nouveau droit, c’est-à-dire comment on peut donner une légitimité ou comment on peut accorder un droit à l’existence à ce qui est de toute part minoré, contesté, réduit ou interprété.
Ce que Deleuze et Guattari dénoncent dans l’Anti-Œdipe c’est la présence de délires historico-géographiques mondiaux à des figures familiales dans la lecture qu’ils font de la psychanalyse […] Tout l’enjeu pour eux c’est de suivre ces mouvements et de voir là où ils emportent la pensée et quelles logiques ils imposent à la pensée plutôt qu’au contraire de soumettre ces mouvements à une logique pré-existante et les faire rentrer dans le cadre d’une rationalité ou d’un ordre prédéfini ou pré-établi.»

A.vR.: «Est-ce qu’il y a une dimension morale derrière certains mouvements aberrants, si on prend le cas du délire géographico-politique, on peut l’entendre à double sens , un délire que l’on va dénoncer une espèce de barbarie politique qui font que les hommes vont s’entre-tuer ou  un délire qui fait que certaines personnes ne vont pas vivre comme les autres, que les autres vont juger délirant, mais qui fait sens selon eux. Chez Deleuze, est-ce qu’il y a un investissement moral de ce concept-là?»

D. L.: «Moral n’est peut-être pas le terme qui convient. Mais le fait est qu’il y a plusieurs types de délires, et la Terre est peuplée de délires, il y a un délire socio-économique qui anime nos sociétés. Comme le disent Deleuze et Guattari, il suffit d’écouter un banquier ou un économiste pour avoir l’impression d’entendre la langue du délire animé par une apparence de rationalité mais ce délire-là se donne une légitimité très forte, et déploie son pouvoir dans tous les domaines possibles, parce qu’ils obéit à une logique qui prétend ou qui se veut rationnelle. Tout autres sont les délires schizophréniques qui eux s’appuient sur une logique qui procède tout autrement. La distinction est d’abord logique et puis s’il devait y avoir une distinction elle serait ensuite éthique où il s’agit de savoir quelles sont les forces qui sont en jeu dans ces délires, dire quelles sont les forces qui animent ces délires. Est-ce que ce sont des mouvements qui conduisent à la paranoïa qui émanent d’une paranoïa ou est-ce que ce sont des mouvements qui au contraire ouvrent vers une sorte de schizophrénie, c’est un peu le grand mouvement de l’Anti Œdipe et qui sera davantage nuancé dans Mille plateaux, une sorte de grand mouvement pendulaire qui anime les sociétés, tantôt une tendance paranoïaque tantôt une tendance schizophrénique et nos logiques individuelles oscillent, prises tantôt par les forces à tendance paranoïaque, —c’est loin d’être tranché et dualiste—, tantôt obéissent au contraire à un irrationnel d’un autre type. […]

C’est une dimension qui renvoie à un concept très important chez Deleuze qui est celui d’intensité. Ce qui caractérise un individu ou un champ social ou n’importe quelle réalité, c’est qu’elle est parcourue de variations intensives. Les variations sont premières et constitutives. Toute la question pour un individu, une société, un organisme, pour n’importe quelle forme organisée soit politique, sociale, biologique, physique, c’est comment ressaisir, organiser ces forces. Mais ces forces tendent à l’organisation pour une part et pour une autre part débordent toute organisation et tendent à désorganiser, à défaire, à désorganissiser si l’on considère que l’organisme est une forme d’organisation. Il y a bien l’idée d’une matière intensive dont sont faites les réalités tantôt organisées, tantôt en voie d’organisation.»

[20:27] Extrait du cours de Deleuze à Paris 8: «l’image mouvement du cinéma livre des aberrations…»
A.vR.: «L’aberration comme une forme de fuite…»

D. L.: «La fuite ne consiste pas à s’échapper [21:53] au sens où on voudrait fuir loin de ce qui se produit. Fuite doit être pris au sens, comme le disent souvent Deleuze et Guattari, d’une fuite dans un système de tuyauterie, quelque chose qui se détraque, fuite au sens où ça se détraque et que ça se met à fuir. Voilà en quel sens il faut entendre le mot fuite et effectivement vous avez des systèmes organisés, des touts organisés et puis ces touts laissent échapper ou se détraquent ou se fêlent et dès que vous avez ce type de mouvement, c’est ça que Deleuze traque et suit partout. Qu’est-ce qui va lézarder les systèmes, les totalités ou les formes d’organisation?»

A.vR.: «La ligne de fuite. Dans ce mouvement aberrant, on peut en retracer une forme de ligne qui indique un ailleurs…»

D.L.: «La ligne n’est jamais une ligne rectiligne, c’est une ligne en zig-zag, qui serpente, qui semble se briser à certains moments, et dont on se rend compte qu’elle agissait souterrainement pour devenir manifeste à nouveau, une ligne parfois de grande pente comme le dit Deleuze, dans les ouvrages sur le cinéma, cette ligne, c’est le signe d’une continuité logique, c’est cette logique-là. La ligne, c’est la logique, il s’agit de voir, de dégager la continuité, la variation continue des mouvements intensifs qui vont déterritorialiser, c’est-à-dire faire sortir l’individu ou le mouvement social, l’organisme de ses limites habituelles. […]

[25:00] Un des enjeux de ce livre c’était de pouvoir tracer une sorte de transversale qui permette de traverser tout Deleuze.  Ce qui m’a permis de le faire c’est que je me suis rendu compte que la question assez théorique du fondement ou du principe de raison suffisante, c’est-à-dire de rendre raison dernière de ce qui se produit et s’il faut rendre raison de tout ce qui se produit, il faut aussi rendre raison de ce qui n’a pas de raison ou de ce qui est irrationnel ou qui semble dépourvu de raison, donc qui peuvent apparaître pour des questions théoriques qui poussent à la limite de la théorie puisque la déraison nous reconduit vers quelque chose de profondément vital. ça c’est un premier aspect. Et sous un autre aspect, ce problème-là c’est le problème de la délimitation d’un territoire ou d’un domaine de légitimité, c’est-à-dire la création d’une terre où je peux dire, voilà, légitimement, je peux occuper ce domaine. Ce domaine, ça peut être comme dans le cas de Kant, celui du connaissable, de l’analysable dans le champ de la psychanalyse, le domaine de la justice, ou ça peut être un domaine territorial.
Á partir du moment où j’avais mis en relation ces deux aspects, c’est-à-dire la question de la légitimité philosophique ou théorique et puis la question de la terre, alors j’avais une sorte d’unité qui traversait toute l’œuvre de Deleuze parce que la question de la terre est devenue de plus en plus importante au fur et à mesure de son travail surtout au moment de sa collaboration avec Guattari, et effectivement la grande question qui traverse l’œuvre de Deleuze, c’est qui occupe la Terre, comment et selon quel mode de légitimation, c’est-à-dire qui a le droit d’occuper la terre et qui prétend occuper la terre selon quel droit et en fonction de quel mode de légitimation ou de quelle raison?

À cet égard, les nomades auxquels Deleuze et Guattari attachent beaucoup d’importance sont ceux qui se déterritorialisent parce qu’ils ne veulent justement pas se laisser fixer sur une terre sédentarisée et une terre fondée par un pouvoir ou sur un pouvoir.
[31:10] Il me semble que la question de la terre est vraiment omniprésente.
Chacun se crée ses territorialités. Deleuze et Guattari  parlent même du divan de l’analyste comme une territorialité qu’on développe au fur et à mesure des séances, comme on a des territorialités animales, son chez-soi, son lit, sa cuisine, son quartier, ses chemins habituels, donc nous sommes composés de territorialités, ça c’est un premier aspect, en même temps qu’il y a un découpage de ces territorialités qui obéit à une logique ou à des logiques  qui sont des logiques liées au monde du travail, à la société dans laquelle on vit et les appareils d’état auxquels nous sommes soumis, non seulement découpent nos existences en fonction de certaines territorialités mais découpent aussi l’espace terrestre sur lequel ils exercent sa souveraineté en fonction de propriété, de service public, de domaine.

Il y a là toute une organisation de l’espace et du temps qui définissent ce qu’on peut appeler la Terre, ce que Deleuze et Guattari appellent la Terre. C’est l’appareil d’état qui crée la Terre. La Terre se distingue des territoires. Les territoires on peut les trouver dans les sociétés primitives, les constitutions de territoire. On crée un territoire et puis une fois que les ressources naturelles du territoire sont épuisées, on migre ou on rentre dans un processus d’itinérance pour créer un autre territoire un peu plus loin parce qu’on trouvera de nouvelles ressources, du gibier ou de quoi cultiver. On peut tout à fait développer une politique territoriale sans qu’il y ait quelque chose qui s’appelle la terre et telle que Deleuze et Guattari en parlent, c’est l’état qui crée ce qu’ils appellent  la Terre avec un T majuscule. La Terre, c’est la coexistence des territoires subordonnés à un fondement politique, à une souveraineté politique.
La Terre est inséparable d’un fondement, la Terre est fondée. Deleuze, dès ses premiers ouvrages, voulait remonter au-delà du fondement rationnel vers quelque chose qui est sans raison, ce qu’il appelle le sans-fond, au-delà du fondement. Ce sans-fond, c’est pour ainsi dire la nouvelle terre, une nouvelle terre mais qui ne correspond plus avec la terre des appareils d’état. C’est la même chose qu’on trouvait déjà chez Nietzche Bergson, Heidegger, qui chacun à leur manière, maintiennent le principe de raison mais pour que ce principe de raison les reconduise au-delà de la raison, vers un sans fond, ou des profondeurs qui sont comme une nouvelle terre pour la pensée.

Cette nouvelle terre va trouver son nom et ses populations avec Mille plateaux: cette nouvelle terre, c’est la terre déterritorialisée, c’est-à-dire la steppe, le désert, occupé par des populations nomades parce que le nomade a cette particularité à la fois de dans un espace lisse, sans propriété, sans enclos, sans mesure, sans fondement. Cet espace lisse est un espace dont le caractère est créé par la déambulation du nomade. C’est le nomade qui déterritorialise la terre,  qui s’affranchit des territorialités d’état ou coutumières et qui en même temps est déterritorialisé par son mouvement même. Et ce sur quoi le nomade se territorialise, puisqu’il n’y a pas l’un sans l’autre, selon Deleuze et Guattari, c’est sur ce mouvement de déterritorialisation un peu comme on dort sur sa monture, ou sur son cheval.
[Même si ce mouvement est géographique et spatial], pour Deleuze et Guattari, il ne s’agit même pas d’espace, il s’agit d’espace-temps.
Les territoires sont inséparables d’une forme de temporalisation qu’on pourrait faire correspondre à l’habitude. L’habitude est territorialisante. Se créer des habitudes, c’est en même temps se créer des territorialités. De la même manière, la terre telle qu’elle est organisée par un appareil d’état, elle renvoie à une temporalité précise, une temporalité englobante dont le fondement serait, puisqu’il s’agit d’une pensée qui opère suivant le modèle du fondement, dont le fondement serait la mémoire, c’est-à-dire une sorte de vaste mémoire englobante et tout le présent serait comme la reprise ou rapportée à cette mémoire, à une sorte de mémoire verticale, et l’horizontalité du temps présent serait enveloppée dans cette mémoire ouverte, organique que Deleuze s’attache à repérer dans toutes les totalités ouvertes qu’il peut rencontrer que ce soit l’état comme totalité relativement ouverte, close sur ses frontières mais ouverte à l’innovation et au présent, ou les totalités cinématographiques du cinéma des premiers temps, les grandes totalités soviétiques ou américaines, françaises ou allemandes: Eisenstein, Griffith, Abel Gance, qui construisent de grandes totalités où l’ensemble du temps est pris à l’intérieur d’un tout qui se révèlera finalement être une mémoire.
çà, ce sont deux formes de temporalité.

Et il y a une troisième forme de temporalité aberrante qui échappe à ces deux premières formes et qui propose une logique de l’événement mais un événement qui est soustrait à la temporalité chronologique, c’est-à-dire, ce ne sont pas des événements qui ont lieu dans le temps, mais ce sont des événements qui font qu’il y a un temps d’avant, un temps pendant et un temps après.
C’est l’événement qui est une sorte de synthèse de ce qui va advenir alors que c’est déjà advenu et que ça n’est pas encore advenu.

[ref: Henry James, La bête dans la jungle]: [42:06]
C’est l’histoire d’un homme qui attend que quelque chose lui arrive et il rencontre une femme à qui il confie ce secret et cette femme lui dit: est-ce que cet événement c’est l’amour? Il lui dit non, non, c’est quelque chose de beaucoup plus important et elle se propose d’attendre à ses côtés et pendant qu’il attend dans une sorte de posture qu’il juge lui héroïque, elle se dessèche, se fane et elle comprend que l’événement qu’il attend s’est déjà produit et au moment où il voudrait avoir des explications de sa part, car elle est en situation de comprendre mieux que lui ce qui lui est arrivé, elle meurt. Si bien que le voilà désolé de n’avoir aucune réponse et donc il voyage pendant quelques années, pour finalement aller sur sa tombe, ce qu’il n’avait jamais fait, et en se rendant sur sa tombe il croise un homme dévasté par le chagrin  et là c’est là que l’événement se produit et qu’il comprend  qu’il ne lui était jamais rien arrivé, que le seul événement de sa vie, c’est qu’il ne lui soit jamais rien arrivé.

Là où on peut le comprendre par rapport à la notion d’événement chez Deleuze, c’est que cet homme vit pour ainsi dire dans le temps d’avant puisqu’il attend que quelque chose lui arrive. Il sait que quelque chose doit lui arriver, grâce auquel il entrera dans l’existence. D’un côté il vit dans le temps d’avant, de l’autre en réalité il tombe amoureux de cette femme mais sans s’en rendre compte, en même temps qu’elle tombe amoureuse de lui, mais il ne le voit pas, il n’y prête pas attention parce qu’il est tout entier accaparé par cette attente. Donc ça c’est le temps pendant. Donc le temps pendant advient en même temps que le temps d’avant. 
Et puis vient la révélation finale où il se rend compte qu’il est passé à côté de son existence et que le sens de son existence était qu’il ne lui arrive rien qui est le temps d’après. Et le temps d’après c’est la révélation qu’il n’a pas été présent au temps pendant à cause du temps d’avant. On voit que les trois temporalités en réalité coexistent dans une même existence. L’événement est indépendant de l’existence telle qu’elle se déroule,  parce qu’il enveloppe et l’avant et le pendant et l’après. Seulement  comme il est attentif à l’avant, il ne voit pas le pendant et l’après. C’est présent en lui mais sous une forme infinitésimale,  ou différentielle, inconsciente. Et quand vient le temps d’après, c’est le temps d’avant et le temps pendant qui disparait comme une rupture irréparable.
James a multiplié des récits d’individus qui passent à côté de leur existence en ayant le pressentiment qu’il aurait pu se passer quelque chose et que leur vie est une vaste occasion manquée. C’est une mouvement aberrant. 
Ce qui est aberrant, c’est les dédoublements  que ça peut conduire chez les personnages les impossibilités dans lesquelles ils sont pris et la logique que peut mettre en place Henry James à cette occasion parce que ce qu’il peut montrer c’est la coexistence au sein d’un même individu de deux vies incompatibles ou inconciliables en lui, c’est-à-dire s’ils vivaient les deux parallèlement avec une même nécessité mais l’une l’a emporté sur l’autre constamment les personnages se demandent. Un mode d’existence l’a emporté sur l’autre et dans le fond est-ce que l’autre n’aurait pas été légitime et il est pris dans ce problème qui est le problème de leur existence, c’est-à-dire parmi toutes les vies possibles  qui étaient le mienne, quelle était celle qui avait le plus de légitimité ou le plus de nécessité avec toujours le sentiment que les vies qu’ils ont laissé passer ils les ont sacrifiées et ils ont peut-être commis une erreur mais l’erreur était peut-être de penser dans ces termes-là. C’est une logique assez tortueuse et qui réclamait des phrases d’une complexité très grande. Et l’aberration avait là une syntaxe d’un type nouveau [pour retranscrire] des vies animées de micro-mouvements aberrants.»

*David Lapoujade. Deleuze, les mouvements aberrants**, Minuit, 2014 http://www.leseditionsdeminuit.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=3050
** Robert Maggiori in Libération, 6 novembre 2014 explicite le terme complexe de mouvement aberrant:
Deleuze introduit l’idée de mouvement aberrant, que dans l’Image-temps (p. 53) il définit ainsi : « Ce que nous appelons normalité, c’est l’existence de centres : centres de révolution du mouvement même, d’équilibre des forces, de gravité des mobiles, et d’observation pour un spectateur capable de connaître ou de percevoir le mobile, et d’assigner le mouvement. Un mouvement qui se dérobe au centrage, d’une manière ou d’une autre, est comme tel anormal, aberrant. […] Le mouvement aberrant remet en question le statut du temps comme représentation indirecte ou nombre du mouvement, puisqu’il échappe aux rapports de nombre. Mais, loin que le temps lui-même en soit ébranlé, il y trouve plutôt l’occasion de surgir directement, et de secouer sa subordination par rapport au mouvement, de renverser cette subordination. » Si elle est le label de la pensée deleuzienne, la notion doit cependant pouvoir s’étendre à d’autres domaines : Lapoujade la montre en effet à l’œuvre dans la « conduite perverse du masochiste et ses contrats « tordus » », la « figure positive du « schizo » dans l’Anti-Œdipe, avec ses « lignes de fuite », son « corps sans organes » et son brouillage des codes sociaux », les « cris-souffles d’Artaud dans Logique du sens », le « peuplement de la terre » et la déterritorialisation, les « logiques rhizomatiques » de Mille Plateaux, le baroque, comme « pli » qui va à l’infini, en un mouvement de superpositions, zigzags, différences, contradictions, ou la philosophie elle-même, conçue comme mouvement aberrant de création de concepts : « il n’y a de pensée qu’involontaire, suscitée, contrainte dans la pensée, d’autant plus nécessaire qu’elle naît, par effraction, du fortuit du monde » (Différence et répétition).

Séminaire doctoral / Mondialisation *

La deuxième séance du séminaire a lieu le mardi 17 décembre 2013 à la Bibliothèque Kandinsky du Centre Pompidou. Eduardo Jorge y présente Peuples sans carte, cartes sans peuple.

« Son intervention prend comme point de départ l’exposition Cartes et figures de la terre réalisée au Centre Pompidou en 1980 et dont le commissariat à été assuré par Jacques Mullender et Glullo Macchi. Celle-ci donne à partir des années 80 un certain regard critique sur la cartographie. La question de la cartographie suscite alors des réflexions sur la représentation géographique, sur la configuration de l’espace et ses repérages à l’échelle des territoires. Depuis les « plateaux infinis » chez Gilles Deleuze et Félix Guattari, la philosophie contemporaine repense le terme de « cartographie » dans le sens d’un espace ouvert, donc d’un espace désormais rhizomatique, montable et démontable, qui finalement peut être dessiné et conçu comme une œuvre d’art et comme une action politique. Chez l’écrivain argentin Jorge Luis Borges, on trouve une carte aveugle, apparemment inutile et sans aucun sens d’orientation : la carte a changé d’échelle à cause de la rigueur d’une École cartographique. Cette carte apparaît dans le récit « Del rigor de la ciencia » (« De la rigueur de la science ») publié dans une section qui s’appelle « Museo » (« Musée »), au sein du livre El Hacedor (L’Auteur), en 1960. Dans ce texte, Borges pointe un problème épistémologique de la carte lié au sens de l’orientation : une carte qui coïncide avec la ville ou l’empire c’est une carte dépourvue de sens d’orientation. Lorsque cette carte est jetée dans le désert, elle devient un espace vague habité par les animaux et les mendiants que nous appellerons ici un peuple sans carte. D’une certaine façon, Borges leur confère un territoire, les a « territorialisés ». En reprenant cet aspect, plus précisément avec l’observation d’une carte du désert El Mreyye, au Mali, Christian Jacob nous présente une carte « blanche » comme un paysage de l’aporie[1], des formes changeantes, des régions sans peuple qu’à l’aide d’un système de repérage comme google maps, nous donne une simulation d’un monochrome de sable qu’on imagine d’abord comme une carte sans peuple. Devant cette « imagerie » des cartes blanches, monochromatiques ou aveugles par rapport à l’échelle 1:1, Eduardo Jorge proposera une exploration  des cartes d’artistes bouleversées par certaines lignes invisibles et par les migrations des images. Ce parcours ébauchera une forme de cartothèque des représentations qui s’appuiera sur le travail des artistes comme Lygia Pape**, Cildo Meireles et Guillermo Kuitca. »

Eduardo Jorge est doctorant en Théorie de la Littérature et Littérature Comparée à l’Université Fédérale de Minas Gerais – UFMG (Brésil) et en Philosophie à l’École Normale Supérieure – l’ENS (Paris). Il mène une recherche sur l’animalité entre la littérature et les arts visuels sous la direction de Maria Esther Maciel et Dominique Lestel.

[1] JACOB, Christian. « Sable, neige, eau ». Cartes et figures de la Terre. Paris : Centre Georges Pompidou, 1980. p. 221

http://ed-histart.univ-paris1.fr/page.php?r=59&id=243&lang=fr
** http://i-ac.eu/fr/artistes/575_lygia-pape

http://www.serpentinegalleries.org/exhibitions-events/lygia-pape-magnetized-space

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