Catherine Malabou lue par Patrice Maniglier. Kant c’est plastique

Une forme de lecture rapide par Patrice Maniglier* du livre de Catherine Malabou: Avant demain. Epigenèse et rationalité**, in « Le Monde des livres ».
Apparaît très vite dans le corps de l’article le concept indispensable de « réalisme spéculatif  » d’un troisième philosophe Quentin Meillassoux***.

Patrice Maniglier:
« Comment sortir de Kant ? La question est, qu’on se le dise, d’une brûlante actualité. Les générations nouvelles sont lasses de cette manière qu’a le « vieux Chinois de Königsberg » (comme l’appelait Nietzsche) de nous enfermer dans notre relation aux choses, en interdisant tout accès aux choses mêmes. Le succès du  » réalisme spéculatif « , mouvement dont le philosophe français Quentin Meillassoux (Après la finitude, Seuil, 2006) passe pour le chef de file, mais qui a été en réalité constitué à l’étranger, surtout en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, est un symptôme de cette impatience. On y vilipende le  » corrélationnisme « , qui nous condamne à la corrélation de l’esprit et du monde, et l’on revendique la possibilité de dire quelque chose de vrai sur la réalité en soi (réalisme) par la seule puissance de la raison (spéculatif).
Mais la menace vient aussi du matérialisme spontané des neurosciences, pour qui l’idée kantienne de redéfinir la philosophie comme la science des conditions de toute expérience possible paraît outrecuidante : notre connaissance du monde n’est pas conditionnée par de mystérieux a priori, mais par notre cerveau, lui-même résultat de l’évolution. Bref, réalisme métaphysique d’un côté, matérialisme scientifique de l’autre, Kant est pris en tenaille.
Le livre de la philosophe française Catherine Malabou, Avant demain. Epigenèse et rationalité, se propose de desserrer l’étau. Son auteure, professeure à l’université Kingston, à Londres, a déjà proposé des relectures marquantes de Hegel (L’Avenir de Hegel, Vrin, 1994) et de Heidegger (Le Change Heidegger, Léo Scheer, 2004). Elle y mettait au travail la notion de plasticité, capacité de se transformer et de donner forme en se laissant affecter par l’extérieur, par laquelle elle abordait aussi des questions contemporaines, celles du cerveau (Que faire de notre cerveau ?, Bayard, 2004) ou du féminisme (Changer de différence, Galilée, 2009). Elève de Derrida, elle développe une oeuvre cohérente qui reprend les enjeux de la déconstruction avec de nouveaux moyens : là où Derrida privilégiait l’écriture, en accord avec son époque, celle des codes et des programmes (génétiques, informatiques, politiques), elle avance la forme plastique qui se définit par la manière dont elle se donne à être trans-formée et à transformer ce qui l’affecte.
Sur le mode d’une enquête Avant demain poursuit ce travail. Kant soutenait que la raison, par ses seuls moyens, ne peut rien dire sur le monde ; il faut qu’elle soit informée par l’expérience. Cependant l’expérience, elle, est conditionnée (par le temps, l’espace, la causalité, etc.), et ces conditions ne sauraient être dérivées de l’expérience. Vous ne les trouverez pas sous votre microscope, puisqu’il faut que vous les ayez déjà acceptées pour reconnaître comme un fait ce que vous voyez dans votre microscope ! Mais ces conditions (que Kant appelle  » transcendantales « ) ne sauraient, non plus, être nécessaires en elles-mêmes. Elles sont nécessaires pour nous. Il se trouve que notre expérience n’est possible que par elles. D’où leur instabilité : sont-elles une sorte de fait contingent, ou bien une nécessité ?
Cette question hante la philosophie moderne. Le livre de Malabou traverse les grandes lectures de Kant, mais sur le mode d’une enquête, en prenant pour indice une expression que Kant utilise très précisément au paragraphe 27 de Critique de la raison pure :  » épigenèse de la raison pure « .
L’épigenèse s’oppose à la préformation : celle-ci soutient qu’un corps est le développement d’un programme entièrement déterminé ; celle-là, au contraire, qu’il est le résultat d’une aventure embryonnaire toujours en contact avec son dehors. Parler d’épigenèse de la raison, c’est donc suggérer que le transcendantal n’est pas juste  » ainsi et pas autrement  » ; il est le résultat d’un développement. Mais – et tout l’intérêt du livre de Catherine Malabou est là – l’épigenèse n’est pas une remontée à l’origine ; elle est au contraire l’ouverture à une transformation de soi : elle  » joue avec les forces de son propre dehors à partir de ses ressources créatrices, formatrices et transformatrices. On parvient ainsi à définir le coeur de la rationalité comme milieu mobile entre constitution et dessaisissement de soi « .
Catherine Malabou retrouve ainsi le fil conducteur de toute son oeuvre, la plasticité. Cela lui permet aussi de proposer une belle interprétation du thème du vivant chez Kant, dans lequel  » la raison se rencontre elle-même comme un fait dans la nature « , comme elle  » se voit vivre  » dans le cerveau. Cette tentative de réconciliation de Kant avec l’histoire, le vivant, le cerveau est menée sans concession mais avec une douceur toute pédagogique. On pourra regretter que sa nouveauté par rapport à toutes les entreprises qui lui font écho, -depuis Humboldt jusqu’à aujourd’hui, en passant par Cassirer, ne soit pas plus nettement explicitée. Mais la vérité est que  » sortir de Kant  » est un mot d’ordre de la philosophie… depuis Kant ! Ce n’est donc peut-être pas pour demain. »
patrice Maniglier
Avant demain. Epigenèse et rationalité, de Catherine Malabou, PUF, 352 p., 21 euro.
* Patrice Maniglier est un des personnages clé du projet Enquête sur les modes d’existence de Bruno Latour http://www.modesofexistence.org
Il s’était qualifié de « bedeau » du colloque de bilan de l’expérience en juillet.
** la page sur le site des Puf
http://www.puf.com/Autres_Collections:Avant_demain._Épigenèse_et_rationalité
*** Les cours de Quentin Meillassous > http://hollmanlozano.tumblr.com/post/70397451890/quentin-meillassoux-les-conditions-de-la-contingence