«Übersicht», 1998

1.
Argument
Le projet de CD-ROM Übersicht (notion empruntée à Wittgenstein) rassemblera un grand nombre d’unités constituées chacune d’une vidéo numérique sonore (Director) très brève d’un paysage désigné par l’auteur (paysage-monde filmé sur le mode proustien de la description), et la phrase énoncée et écrite à propos de ce paysage. Le passage d’une unité à l’autre se fera par des liens hypertextuels ne retenant que les shifters (agents de « fluidité amoureuse » selon Barthes), repérés dans les phrases. Le CD-ROM rassemblera au terme de l’expérience, dans une vue d’ensemble, ces unités paysage-statement, accessible uniquement par la navigation hypertextuelle.

2.
Développement
Quand le narrateur Proust parvient à placer face à lui Albertine dans ce qu’il considère comme son paysage personnel, à des fins de l’en « envelopper », il découvre que, reflétés dans les yeux d’Albertine, ce paysage familier et son propre corps lui deviennent inconnus. Le sentiment qu’il éprouve est comme le pendant à la fois du sentiment d’indifférence ou d’appropriation rapide d’Abertine à son égard. Chacun de nos vidéo-paysages se présentera comme l’équivalent de ce reflet duquel notre corps d’auteur sera absent, mais peu importe, puisqu’il n’aurait été que le support évident du sentiment d’inconnu, encombrant à l’image, et pendant lui aussi du sentiment d’indifférence ou d’identification primaire d’un regardeur ordinaire face à une oeuvre. Pour suppléer à ce double écueil, pour que nos petites « veduta » parviennent à « envelopper » véritablement le regardeur et réussir peut-être, là où Proust semble échouer, nous les accompagnerons d’une phrase énoncée par nous-même-auteur, à propos de chacune d’elles avertissement, information, mode d’emploi, à l’adresse du regardeur, par l’artifice de la désignation : voici le banc où…, voici votre chambre…, ce soir éteignez le radiateur.

3.1. Mots-clés
Albertine, envelopper
«Aimer c’est chercher à expliquer, à développer ces mondes inconnus qui restent enveloppés dans l’aimé. C’est pourquoi il nous est si facile de tomber amoureux de femmes qui ne sont pas de notre « monde », ni même de notre type. C’est pourquoi aussi les femmes aimées sont souvent liées à des paysages, que nous connaissons assez pour souhaiter leur reflet dans les yeux d’une femme, mais qui se reflètent alors d’un point de vue si mystérieux que ce sont pour nous comme des pays inaccessibles, inconnus : Albertine enveloppe, incorpore, amalgame « la plage et le déferlement du flot ». Comment pourrions-nous accéder à un paysage qui n’est plus celui que nous voyons, mais au contraire celui dans lequel nous sommes vus… où nous ne sommes d’abord qu’un objet parmi les autres ?»
Gilles Deleuze, Proust et les signes, Puf, Paris, 1ère édition, 1963

3.2. Mots-clés
shifters, fluidité amoureuse
«De là, il imagine les shifters (appelons ainsi, par extension, tous les opérateurs d’incertitude formés à même la langue : je, ici, maintenant, lundi, Jean-Louis), comme autant de subversions sociales, concédées par la langue, mais combattues par la société, à laquelle ces fuites de subjectivité font peur… Imagine-t-on la liberté et si l’on peut dire la fluidité amoureuse d’une collectivité qui ne parlerait que par prénoms et par shifters, chacun ne disant jamais que je, demain, là-bas, sans référer à quoi que ce soit de légal, et où le flou de la différence (seule manière d’en respecter la subtilité, la répercussion infinie) serait la valeur la plus précieuse de la langue?»
Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, le Seuil, Paris, 1979

http://www.ciren.org/ifi/cadre.htm