Van Abbemuseum. Museum of Arte Útil (Useful Art)

nov26_vanabbe_img2

« Museum of Arte Útil. » Design: Collective Works.

http://museumarteutil.net/*
Museum of Arte Útil au Van Abbemuseum

«On 7 December the old building of the Van Abbemuseum will reopen as the Museum of Arte Útil, a place where art’s use value and social function will be put to the test. The Museum of Arte Útil is initiated by Tania Bruguera and developed with the Van Abbemuseum and constructLab. It is the latest phase of a project Bruguera began ten years ago and that included an academy in Havana; the Arte Útil lab at Queens Museum; and residencies at Immigrant Movement International, New York.

Arte Útil roughly translates into English as ‘useful art‘ but it goes further suggesting art as a tool or device. The Museum of Arte Útil will present an archive of case studies spanning nearly two centuries. These case studies imagine, create and implement beneficial outcomes by producing tactics that change how we act in society. They are evidence of a broader change taking place today. Whether through self-organised groups, individual initiatives or the rise of user generated content people are developing new methods and social formations to deal with issues that were once the domain of the state. The Museum of Arte Útil will show how these initiatives are not isolated incidents, bur part of a global movement shaping our contemporary world.

From a museum to a Social Power Plant
How can we ‘use’ the museum? How can it become a civic institution for production and output? Through this project, the ambition is to transform the museum into a Social Power Plant, where spectators become users and collective, transformative energy can be generated for use in the world outside. The case studies provide the fuel for the Social Power Plant, the presentations are a toolkit for users to re-purpose tactics and methodologies to their own ends.

The central scenographic device is a large wooden circle that cuts through all the walls of the museum breaking through the white cube structure of the building and generating a dynamic circulation system. The visitor encounters spaces according to seven strategies that best describe Arte Útil: ‘Use it Yourself,’ ‘Institutional Re-purpose,’ ‘A-Legal,’ ‘Space Hijack,’ ‘Open Access,’ ‘Legislative Change,’ and ‘Reforming Capital.’ Each room features live projects alongside documentation of case studies internationally. A number of artists will work in the museum and the city over a sustained period of time, whilst many of the live projects relate directly to Eindhoven, through partnerships with local organisations. A full list of the artists and organisations involved in the Museum of Arte Útil is available on the Van Abbemuseum website.

Debate and contribute to Arte Útil
Arte Útil projects and case studies are constantly being created and therefore the ‘Association of Arte Útil’ will be open online where new examples can be submitted. In the museum, a programme of public discussions, workshops and presentations will tackle some of the central questions and problems raised by the term. Taking place in ‘The Room of Controversies’ they will include four main sessions: ‘Arte Útil, Gentrification and Misuse,’ ‘Arte Útil, Activism and Sincerity,’ ‘Arte Útil, Social Design and Instrumentalisation,’ ‘Arte Útil, 2.0 Culture and Disobedience.’ The central gallery, the ‘Archive room,’ will be an interactive core where users gain insights into different tactics happening throughout the world and where case studies can be suggested, assessed against the criteria, printed and added to the archive. For full details of the online archive and public programme, please visit the Museum of Arte Útil website.

A Lexicon for Usership
A lexicon of terms has been written by theorist Stephen Wright for the Museum of Arte Útil and will serve as a textual tool kit for users. The lexicon includes terms that Wright feels should be ‘retired’ alongside what he refers to as ’emergent concepts’ and ‘modes of usership.’ Stephen Wright is a writer and professor at the European School of Visual Arts.»

*On est très loin d’Ad Reinhardt :

«L’unique signification de l’art en tant que tel, aussi bien ancien que contemporain, est sa signification artistique. Une fois séparé de son époque, de son lieu et de son utilité d’origine, et placé dans un musée, l’objet d’art se vide et se purifie de toutes ses significations, à l’exception d’une seule. Devenu pièce de musée d’art, l’objet religieux perd toute signification religieuse. Aucune personne sensée ne se rendra au musée pour y vénérer ou étudier autre chose qu’une œuvre d’art.
Le seul lieu convenant à l’art en tant que tel est le musée des beaux-arts. L’unique raison d’être d’un musée des beaux-arts est la conservation de l’art ancien et moderne, qui ne pourrait être refait ou qui n’a pas besoin d’être refait. Ce musée devrait exclure tout ce qui n’est pas des beaux-arts et se démarquer nettement d’un musée d’ethnologie, de géologie, d’archéologie, d’histoire, des arts décoratifs, des arts techniques ou militaires, de tout autre musée. Un musée est un trésor ou un tombeau, non pas un bureau de vente ou un lieu de divertissement. […] Et tout ce qui vient troubler l’espace situé hors du temps [hétérotopie]**, du bruit, de l’atmosphère, de la vie, d’un véritable musée est manque de respect.»
in « L’art en tant que tel », [art-as-art], 1962 Article publié dans Art International, VI, n°10, Lugano, décembre 1962. Traduction Annick Baudoin. Reproduit dans Art en théorie, 1900-1990. Une anthologie par Charles Harrison et Paul Wood, éditions Hazan.p. 888

** Musées et bibliothèques sont des hétérotopies

« Quatrième principe. Les hétérotopies sont liées, le plus souvent, à des découpages du temps, c’est-à-dire qu’elles ouvrent sur ce qu’on pourrait appeler, par pure symétrie, des hétérochronies ; l’hétérotopie se met à fonctionner à plein lorsque les hommes se trouvent dans une sorte de rupture absolue avec leur temps traditionnel; on voit par là que le cimetière est bien un lieu hautement hétérotopique, puisque le cimetière commence avec cette étrange hétérochronie qu’est, pour un individu, la perte de la vie, et cette quasi éternité où il ne cesse pas de se dissoudre et de s’effacer.
D’une façon générale, dans une société comme la nôtre, hétérotopie et hétérochronie s’organisent et s’arrangent d’une façon relativement complexe. Il y a d’abord les hétérotopies du temps qui s’accumule à l’infini, par exemple les musées, les bibliothèques; musées et bibliothèques sont des hétérotopies dans lesquelles le temps ne cesse de s’amonceler et de se jucher au sommet de lui-même, alors qu’au XVIIe, jusqu’à la fin du XVIIe siècle encore, les musées et les bibliothèques étaient l’expression d’un choix individuel. En revanche, l’idée de tout accumuler, l’idée de constituer une sorte d’archive générale, la volonté d’enfermer dans un lieu tous les temps, toutes les époques, toutes les formes, tous les goûts, l’idée de constituer un lieu de tous les temps qui soit lui-même hors du temps, et inaccessible à sa morsure, le projet d’organiser ainsi une sorte d’accumulation perpétuelle et indéfinie du temps dans un lieu qui ne bougerait pas, eh bien, tout cela appartient à notre modernité. Le musée et la bibliothèque sont des hétérotopies qui sont propres à la culture occidentale du XIXe siècle. »
[début de la plage 5 du CD] FOUCAULT Michel, « Des espaces autres « , Dits et écrits, 1984, Quarto Gallimard, pp. 1571-1581 + Utopies et hétérotopies, CD, INA mémoire vive, 2004

Addendum: En août 2006, Christian Bernard fait le récit oral rétrospectif et exhaustif du Musée d’art moderne et contemporain de Genève qu’il a créé de toutes pièces. Il développe cette idée du promeneur de musée et de la « parole comme médium de l’espace muséal ».

Extraits : « 01_ Background sensuel. Parler de ce qu’on voit, ça paraît plus naturel à la radio où l’on ne voit rien dans un enregistrement qui ne restitue que du son, mais parler de ce qu’on voit, c’est précisément la condition de voir et on en fait vraiment l’épreuve dans la promenade au sein du musée où tant de signes sont articulés dont très peu forment de petites chaînes signifiantes pour le promeneur même attentif. Et la parole est vraiment le médium de l’espace muséal tel que l’on conçoit. En même temps la parole dans le musée, c’est évidemment la nôtre, c’est la parole du musée au sens de ses qualités sonores propres parce que ce n’est pas un studio d’enregistrement où les sons sont bienvenus dans une sorte de neutralité que ne dérange qu’un bruit de chaise parfois. En revanche dans le musée, il y a une qualité sonore du musée, de cet espace post-industriel et qui fait partie de la tonalité et qui est une des conditions de construction de sa présentation et qui contribue à qualifier périphériquement la conception qu’on en a : le bruit des pas, la façon dont ça résonne et dont ça résonne différemment d’un étage à l’autre, la plus ou moins grande proximité des bruits de la rue ou des chantiers avoisinants. Il y a toute une dimension sonore spécifique qui croise des ambiances du passé et du présent, qui croise des dimensions sonores propres à l’usine et à l’architecture qui a été conçue pour elle et puis évidemment ensuite ces dimensions sonores se tressent avec celles qui sont proposées par les aménagements du musée et les œuvres et selon les salles plus ou moins grandes, plus ou moins saturées d’œuvres et selon la nature des œuvres évidemment la sonorité ambiante varie. De ça, cet enregistrement ne rend pas compte, non plus. Effectivement, c’est une chose qui fera toujours défaut en plus de l’image que nous n’avons pas quand on enregistre, mais que cet enregistrement accompagnera peut-être. Et aussi la dimension olfactive qui n’est pas négligeable au musée et qui là aussi tresse des éléments du passé notamment la profonde basse continue des odeurs d’huile des machines qui occupaient ce lieu et puis l’odeur de peinture fraîche qui est très forte au début des séquences et qui va s’éteignant pendant les trois ou quatre mois où les expositions sont présentées. Donc il y a ce concours des odeurs du passé et du présent qui forment aussi la qualité du lieu. Il y a évidemment le concours des lumières et les tubes fluorescents qui éclairent et tout cela construit un complexe de sensations qui est très subtile en fait et qu’on perçoit peu et qu’évidemment l’enregistrement ne peut évoquer qu’à titre de description mais ne peut pas faire pressentir. C’était très important pour moi d’avoir ce background sensuel ou perceptif qui n’a rien à voir avec celui qu’offrent les musées qu’on construit pour ça et qui ne donnent que l’odeur de l’architecte, si je puis dire, et des conceptions qu’il se fait des matières et des espaces. »
Autre référence, mais ce texte est ancien Christian BERNARD : « Art, musée, contemporain, artiste », notes à propos du MAMCO, années 90.

Jim Shaw. The Hidden World, Didactic Art Collection

au Chalet Society : http://chaletsociety.org/category/now/the-hidden-world

Exposition terrible, au sens donné à cet adjectif pour qualifier un genre artistique de paysage, au 18e siècle, mais il s’agit ici de divers paysages médiatiques et didactiques très bas de gamme—divers matériels de propagande de sectes américaines très peu recommandables—, d’ouvrages et de revues scientifiques et de sciences humaines de basse vulgarisation. Échappant au massacre esthétique général, un porte-folios remarquable, collector, How to Look at Art, 1946 d’Ad Reinhardt*, ces deux tee-shirts, un fascicule de Schultz avec un Charlie Brown ado, et le fanzine de l’expo.

jesus
child
peanuts
happyChristmas
Page du fanzine, avec un texte de saison: «May the joy of the Christmas season, be with you all through the Year, Destroy All Monsters.»

*http://www.collectionof.net/journal/2011/05/16/stand-and-deliver/

Ad-Reinhardt-cartoon

«In the 1940s Ad Reinhardt published a series of caustic comics commenting on the New York art world. His broadsides appeared in outlets such as PM, Art News, and Transformations. For this exhibition Robert Snowden and Scott Ponik bring together a selection of these comics in a single table size print. The retrospective was first shown at The Chrysler Series in New York, and will go from here to Kunstverein Amsterdam.  Robert Snowden is a writer and curator who lives in New York. Scott Ponik is a graphic designer in Portland, Oregon. They are currently working on the first issue of their newsletter, The Dumb Waiter.»
http://www.aaa.si.edu/collections/ad-reinhardt-papers-5659
http://www.art-agenda.com/reviews/ad-reinhardt/
http://www.ica.org.uk/whats-on/ad-reinhardt-retrospective-comics

Pour poursuivre sur Ad Reinhardt >> l’anti-Duchamp. Dans le dossier pédagogique à propos du Monochrome du centre Pompidou on lit: « Ultimate Painting n°6 [inreproductible!] fait partie de sa dernière série d’œuvres définie comme « une peinture pure, abstraite, non objective, atemporelle, sans espace, sans changement, sans référence à autre chose, désintéressée, un objet conscient de lui-même (rien d’inconscient), idéal, transcendant, oublieux de tout ce qui n’est pas l’art ». Les Ultimate Paintings, « les dernières peintures que l’on peut peindre », sont l’ultime rempart au leitmotiv de l’époque : la mort de la peinture.»

Dans les références du dossier, un extrait de l’article Ad Reinhardt, « L’art en tant que tel », [art-as-art], 1962
Article publié dans Art International, VI, n°10, Lugano, décembre 1962. Traduction Annick Baudoin. Reproduit dans Art en théorie, 1900-1990. Une anthologie par Charles Harrison et Paul Wood, éditions Hazan. Extraits pp. 289 et 290

«La seule chose à dire de la relation entre l’art et la vie, c’est que l’art c’est l’art, et la vie, c’est la vie. [cf. Remy Zaugg, «l’art c’est l’art»]*. Un art « tranche de vie » ne vaut ni plus ni moins qu’une vie « tranche d’art ». L’art n’est pas un « moyen de gagner sa vie », ou une façon de vivre sa vie », et un artiste qui dédie sa vie à son art ou son art à sa vie fait ployer sa vie sous son art et son art sous sa vie. Un art qui est une histoire de vie ou de mort n’est ni vrai ni libre.
La seule menace contre l’art véritable, c’est la tentative sans cesse répétée de le subvertir en l’utilisant à des fins autres ou en l’assujettissant à certaines valeurs. Le vrai combat ne se situe pas entre l’art et le non-art mais entre l’art véritable et l’art frelaté, entre l’art pur et l’art Action-Assemblage, entre l’art abstrait et l’anti-art surréaliste-expressionniste, entre l’art libre et l’art servile. L’art abstrait possède sa propre intégrité et ne doit pas être « intégré » par autrui à autre chose. Tout art abstrait qui se combine, se mélange, s’ajoute, se dilue, s’exploite, se diffuse et se vulgarise perd son essence et prive l’artiste de sa conscience d’artiste. L’art est libre mais non accessible à tous.
[…]
La seule tâche pour un artiste véritable, la seule peinture à faire, c’est la peinture d’une toile d’un format unique —selon un même projet et un seul moyen formel, une même couleur monochrome, une même division linéaire dans chaque direction, une même symétrie, une même texture, un seul mouvement du pinceau à main levée, selon un même rythme, de façon à tout fondre dans la dissolution et l’indivisibilité, à fondre chaque toile dans une uniformité et une non-irrégularité générales. Ni lignes ni motifs, ni formes ni compositions ou ni représentations, ni visions, ni sensations, ni impulsions, ni symboles, ni signes, ni empâtements, ni décorations ni couleurs ni représentations, ni plaisir ni douleur, ni accidents ni ready-made, ni objets ni idées, ni relations, ni attributs, ni qualités— rien qui ne soit l’essence même de l’art.»

*Zaugg, Herzog & de Meuron >>http://lantb.net/uebersicht/?p=4324.

01-1

Et pourquoi pas les Parnassiens et Mallarmé: l’art pour l’art.

Bruno Latour. L’apocalypse est notre chance

in Le Monde 20 septembre 2013. Propos recueillis par Nicolas Weill

«On dit les Français inquiets sur l’avenir. A quoi attribuez-vous cette angoisse collective ?

Il faut d’abord essayer de savoir ce que les Français veulent faire de l’avenir qui, pour le moment, a plutôt l’air de les paralyser. Il me semble qu’ils ne sont pas forcément pessimistes, ils sont plutôt geignards. C’est d’autant plus drôle que les possibilités qui s’offrent à eux sont plus ouvertes que jamais. Dans cette longue histoire de la modernisation puis de cet épuisement de la modernité, les Français me paraissent plutôt bien placés, il n’y a rien de tragique. Ils n’ont rien à perdre sinon leur geignardise.

Qu’est-ce qui devrait changer pour que les Français puissent avoir confiance dans ce que vous appelez une « modernité renouvelée » ?

L’Etat. Partout des blocages se font sentir, que ce soit pour l’aéroport de Nantes aussi bien que pour la question des retraites ou de l’énergie et, bien sûr, l’écologie. Tout le monde sent qu’il va falloir refaire complètement ce qu’on appelait l’Etat, la grande machine à distiller de la volonté générale, du bien commun. Sur ce point, il faut tout refaire, de fond en comble ; depuis les professeurs des conservatoires de musique jusqu’à la fabrication de l’ENA.

Les Français ont, chevillée au corps, cette idée que l’Etat est la sphère à l’intérieur de laquelle tout doit ou peut se régler. Cela n’est pas forcément faux. Mais alors il faudrait équiper l’Etat pour qu’il puisse expérimenter et produire la volonté générale, et non qu’il se contente de la présupposer. Si on prétend connaître à l’avance la différence entre les intérêts privés et le bien public, on n’arrivera à rien. Cette différence, il faut l’explorer, et c’est affreusement difficile.

Quelle est la cause, selon vous, de cette faiblesse ?

Si, sous prétexte que vous êtes élu, vous vous imaginez pouvoir représenter la volonté générale, vous n’êtes guère incité à vous demander de quoi elle est faite en réalité. Comment est-ce que je l’expérimente ? Par quels instruments ? A l’aide de quelle documentation ? Par le truchement de quelle science sociale ? Aujourd’hui, on s’imagine que l’on peut produire le bien commun, la volonté générale, sans les sciences sociales et sans enquête ! Le système de formation aux affaires publiques est une des causes de cette paralysie. A Sciences Po, beaucoup voudraient bien pouvoir le changer.

Y en a-t-il d’autres ?

Oui, l’opposition trop simpliste aux marchés. On a des tas de bonnes raisons de s’opposer aux marchés ; mais il faut constater que, ne serait-ce que pour vendre des savonnettes ou financer leur production, les marchés disposent de très nombreux équipements pour capter les volontés et les désirs. Où est l’équivalent pour des sujets beaucoup plus importants qui concernent la volonté générale ? Les instruments de l’Etat sont dérisoires par rapport à ce que les marchés permettent d’apprendre sur de simples marchandises. Pourquoi ne pas se donner enfin les moyens d’expérimenter la quête du bien commun ?

C’est en tout cas l’une des causes de la paralysie française. Je la trouve, du reste, étonnante, parce que j’ai l’impression que, débarrassés de beaucoup de vieilles lunes, plus rien n’empêche désormais les Européens ou les Français d’innover. Ils ne sont plus en position de se croire le centre du monde. Ils ont fini par renoncer au néolibéralisme globalisé à l’ancienne. Le poids des anciennes idéologies est très affaibli. Et le poids des questions écologiques oblige à tout repenser. Avec en plus la grande expérience impossible de l’Europe à reprendre. Qui dit mieux ?

Quel rôle peuvent jouer les sciences sociales dans ce retour à l’innovation ?

On ne peut tout simplement pas s’en passer. Ce sont elles, entre autres, qui assurent la palpation nécessaire pour produire la volonté générale dans des situations qui deviennent de plus en plus complexes. Donc je dirais, en bon pragmatiste, que c’est l’organisation de cette palpation qui est la définition même de la vie publique. Si l’on suit les grands maîtres du pragmatisme, John Dewey par exemple [philosophe américain, 1859-1952, chef de file du courant pragmatiste], c’est parce qu’on ne connaît pas les conséquences de nos actions qu’on a besoin du monde politique. Et le signe très clair que quelque chose ne tourne pas rond en ce moment, c’est que la technostructure se désintéresse complètement de la recherche au sens large. En France on idolâtre la science, mais on n’aime pas la recherche.

Mais les sciences humaines et sociales en France ne sont-elles pas un peu responsables du peu d’intérêt qu’elles suscitent, la preuve étant que la pensée française est souvent considérée comme moins attrayante internationalement qu’il y a une quarantaine d’années ?

Je ne suis pas d’accord avec ce constat. Quel est le pays dans lequel on trouve sur les tables des libraires des philosophes, des anthropologues et des savants comme François Jullien, Bruno Karsenti, Barbara Cassin, Luc Boltanski, Philippe Descola, Isabelle Stengers ? Et je ne parle pas des plus jeunes qui foisonnent. L’époque des années 1970, qu’on considère comme un âge d’or, était-elle si éblouissante que cela ? Certes il y a eu Foucault, Barthes, Lacan, etc. ; mais on oublie aussi la masse de stupidités freudo-marxistes, purs produits de l’idéologie à la fois émancipatrice et modernisatrice alors régnante. Quand on fréquente le département d’anthropologie de Descola au Collège de France, on n’a pas l’impression d’une baisse tendancielle de la capacité à enquêter en France. Pas plus à l’Ecole des hautes études en sciences sociales qu’à Sciences Po. Donc, je ne partage pas du tout ce pessimisme.

Ce qui rend probablement la situation délicate, c’est que cet appareil de palpation de la volonté générale ne dispose pas de relais dans les institutions étatiques, elles-mêmes appauvries, qui ne sont pas organisées pour recomposer le monde commun. Voilà pourquoi la situation est bloquée, alors que tout le monde sent qu’il faut tout transformer à cause de l’écologie. Là-dessus aucun doute n’est permis.

L’idée d’une pensée française a-t-elle encore un sens ou un avenir ?

Même à la supposée grande époque, la recherche ne se limitait pas à des grands penseurs. Elle se faisait et se fait avant tout en équipe. Dans ces équipes, on extrait toujours un ou deux noms, pour se repérer. Les institutions françaises actuelles de recherche en sciences sociales sont infiniment plus professionnalisées, mieux équipées qu’elles ne l’étaient dans les décennies que l’on dit prestigieuses, avec des équipes très peu constituées, ne parlant pas anglais, avec des salaires misérables – ça, c’est malheureusement resté !

On peut affirmer que la capacité des chercheurs français à coopérer au niveau international sur des tas de sujets est infiniment supérieure à celle de la prétendue grande époque. De toute façon, l’unité d’une « pensée française » n’a pas beaucoup de sens.

Dans votre dernier livre, « Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des modernes » (La Découverte, 2012), vous dites que « l’Occident se trouve actuellement, à coup sûr, en état de faiblesse relative ». Puis vous ajoutez cette formule énigmatique : « Plus question d’hubris, plus question de repentance. » Que voulez-vous dire par là ?

Nous sommes plongés dans une autre histoire, aussi bien le Nord que le Sud. L’événement écologique qui se tient devant nous est de taille tellement gigantesque que nos querelles d’attribution de responsabilité sur les crimes que nous avons commis paraissent un tout petit peu obsolètes. Cela ne veut pas dire qu’il faille les oublier, mais il faut repenser leur direction.

Profitons-en, l’Europe a maintenant enfin cet avantage qu’elle n’a plus non plus à croire obstinément qu’elle est la lumière du monde ou son éteignoir. Quand on a commis des crimes, c’est aussi une façon de continuer à se sentir au centre de l’affaire que de vouloir à toute force se les faire pardonner. Oui, dans la repentance, il y a une part d’excès, d’hubris.

Vous estimez que le décalage entre la gravité des problèmes environnementaux et la prise de conscience publique de ces questions est énorme. A quoi attribuer une pareille dissonance ?

A un recul compréhensible devant l’apocalypse qui vient. Cela peut se comprendre, d’ailleurs. En France s’était créée une association merveilleuse entre la confiance dans la science, l’esprit républicain et l’idée de modernisation. Le sentiment général qui prévaut est donc que « ça va s’arranger et que, de toute manière, on n’a pas d’autre modèle ». Il ne faut pas se tromper sur le sens du mot « apocalypse », cela ne veut pas dire catastrophe. L’apocalypse signifie la certitude que le futur a changé de forme, et qu’on peut faire quelque chose. C’est comme si la forme du temps avait changé et que l’on pouvait donc maintenant enfin faire quelque chose. C’est une pensée pour l’action contre la sidération et la panique. Tant que l’on croit qu’on va bien s’en sortir, que l’on va essayer de retrouver un degré de croissance à 1 %, nulle action n’est envisageable.

A l’inverse, l’apocalypse c’est la compréhension que quelque chose est en train d’arriver et qu’il faut se rendre digne de ce qui vient vers nous. C’est une situation révolutionnaire, en fait. Donc c’est assez normal qu’il y ait des sceptiques qui nient ou qui dénient le caractère apocalyptique de la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui.

Dans votre peinture de l’urgence écologique, n’adoptez-vous pas les thèses de la « Deep Ecology » (« l’écologie profonde »), à qui l’on reproche de privilégier le sort de la planète à celui des hommes ?

Non, ma position est très différente. La Deep Ecology, c’est quelque chose de très daté, très sympathique par ailleurs, qui correspond à un moment d’avant l' »anthropocène » [ère caractérisée par l’intervention de l’homme dans les processus naturels]. Dans l’écologie, on a cette idée qu’il faut protéger la nature. Mais là, la nature, c’est qui ? C’est nous aussi désormais. Avec la Deep Ecology c’était encore l’idée de la nature qui était en question ; là, on assiste à la fin de l’idée de nature. De toute façon, l’opposition entre écologie et anti-écologie n’a plus beaucoup de sens. A l’époque de l’anthropocène, la nature n’est plus une catégorie distincte des humains, eux-mêmes divisés en de multiples groupes en lutte les uns avec les autres.

Que faudrait-il faire, selon vous, pour s’engager résolument dans la voie d’une écologie nouveau style à l’heure de l’anthropocène ? Est-ce que, comme le pensent certains, la démocratie est mal adaptée pour répondre aux défis environnementaux du futur ?

Nous sommes assurément dans une situation de révolution. Mais ce caractère révolutionnaire est totalement différent de ce que nous avions compris jusque-là sous ce nom. Les anciens thèmes révolutionnaires, d’action politique révolutionnaire, de dictature, ne correspondent absolument pas à l’époque.

Il faut imaginer un Etat capable de s’équiper pour savoir que faire d’une situation où il faut simultanément s’occuper des humains, du climat, du climat des autres, pas simplement du sien, et ce en dehors des frontières nationales. Or nous n’avons aucun paradigme de ce que peut être une action politique commune dans une situation révolutionnaire et apocalyptique à la fois. Et c’est une des explications de la paralysie qui règne dans les négociations internationales pour le climat. Nous allons avoir un joli test puisqu’en 2015 la conférence du climat se tient en France. On va tester alors à quelle vitesse l’opinion va évoluer ou progresser sur ces questions.

Et l’intellectuel public, quel peut être son rôle dans un monde comme le nôtre ?

Il reste une figure honorable quand on désigne par là quelqu’un qui travaille à lever un certain nombre d’obstacles conceptuels qui parfois figent vraiment l’action. L’équipement que nous avons en tant que modernisateurs, émancipateurs, etc., a permis des avancées admirables mais ne permet pas d’absorber la situation actuelle. Il faut trouver d’autres modes de travail intellectuel collectif ; surtout, accorder une attention différente à l’enquête. Ce n’est pas une grande innovation, mais un bon début.»

++ l’entretien avec Adèle sur FC [audio:http://www.lantb.net/uebersicht/wp-mp3/Latour.mp3]
Pour écouter sur iPhone ou iPad, cliquer ici

Karen O’Rourke, écrivain at work…

Karen
… méditating on the GPS coordinates of our home, en vue d’une dédicace personnalisée de son livre Walking and Mapping, Artists as Cartographers, —dans lequel nous figurons en tant qu’artistes-cartographes—, et qu’elle va nous remettre, suite à une longue conversation filmée sur notre manière de travailler. Ceci devant faire l’objet d’un nouveau livre.

Improve your english with Paramount Channel

Vu sur Paramount Channel, The Slender Thread, premier film de Sydney Lumet, 1965, super noir et blanc, effet relief-diorama des figures dans le paysage et mouvements de caméra à la David Claerbout mais with contenu. On peut voir le film, sur daily motion, version bouillie grise! Mais ça donne une idée:
http://www.dailymotion.com/video/xjrr17_the-slender-thread-part-1_shortfilms

George Albert Smith. Le Meunier et le Ramoneur. 1897


George Albert Smith. The Miller and the Sweep. 1897.

Extrait de Noël Burch, in «La lucarne de l’infini: Naissance du langage cinématographique»

«En 1897, le pionnier anglais, George Albert Smith, tourne, devant un moulin à vent qui se dresse sur les Downs près de Brighton, un petit film d’un peu plus de douze mètres, intitulé The Miller and the Sweep, (Le Meunier et le Ramoneur): devant son moulin, un meunier chargé d’un sac de farine se heurte accidentellement à un ramoneur qui porte un sac de suie. S’ensuit une bagarre au cours de laquelle le meunier se trouve noirci de suie et le ramoneur blanchi par la farine. Jusqu’ici, il s’agit d’un gag typiquement mécanique de bas music-hall, dont on trouve d’autres reflets dans le cinéma anglais. Mais vers la fin de ce petit film, le meunier s’enfuit hors du cadre poursuivi par le ramoneur (ou le contraire) et c’est à ce moment-là qu’une petite foule de gens, dont la présence hors champ n’était absolument pas sensible auparavant, traverse le cadre en courant à la poursuite des deux protagonistes, —le film ne s’arrêtant qu’avec la sortie du champ du dernier figurant.

Sans doute serait-il abusif d’affirmer qu’il s’agit là du premier film à poursuite. D’abord, il est tout à fait possible qu’il y ait eu des précédents, en Angleterre, ou en France. Ensuite, si le film à poursuite va occuper, à partir de 1903, une place privilégiée dans l’histoire du cinéma, c’est précisément dans la mesure où il comportera plusieurs plans. Cependant, ce film nous indique, chez un cinéaste qui fait figure de véritable visionnaire, et  à la lumière de toute l’évolution postérieure qui va aboutir au MRI (Mode de Représentation Institutionnel) à quel besoin historique pouvait répondre le film à poursuite.

Il a été suggéré que cette amorce de  poursuite et jusqu’au genre cinématographique lui-même, prennent leur source dans le vaudeville de tradition européenne, où l’on avait l’habitude d’organiser une poursuite à plusieurs personnages traversant la scène, poursuite censée se poursuivre en coulisses. Certes, pareille démarche relevait de la tendance naturaliste qui imprégnait peu à peu en cette fin de siècle tout le théâtre occidentale. Mais au cinéma elle y prend un sens plus explicite et plus large. N’y voir que la conséquence mécanique d’une « théâtralité » par encore dépassée donnerait à croire que l’extraordinaire essor du film à poursuite, dans les années qui vont suivre ne serait qu’un inexplicable engouement, alors qu’il s’agit au contraire du deuxième grand geste vers la concaténation linéaire des « tableaux » définissant le MRI.

Dans The Miller and the Sweep, l’entrée puis la sortie de champ de cette petite foule «surgie du néant» indiquent déjà, sur un mode qui ne pouvait être le fait d’une poursuite au théâtre, —où public et acteurs occupent le même espace— l’existence d’un domaine latent, contigu à l’espace profilmique du champ unique primitif. Elles désignent un ailleurs susceptible d’être relié à cet espace par une relation de succession spatio-temporelle, mais selon un principe de concaténation qui sera le premier pas vers l’ubiquité physiologiquement rationnelle de l’institution. En 1897, ce principe n’est pas encore concevable.

Un premier grand pas vers le dégagement de ce principe va être franchi avec les premiers films à poursuite proprement dits, lesquels mettront en œuvre à la fois une idée de succession temporelle  et une idée de contiguïté spatiale (plus ou moins proche) sans qu’auraient encore été codifiées pour autant les règles qui permettront un jour d’ancrer ces successions, ces contiguïtés dans le corps du spectateur. C’est pourquoi la concaténation propre au film à poursuite relève encore fondamentalement de l’extériorité primitive