novembre 2015

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Lettres, cours, travaux de jeunesse… le dernier volume des écrits posthumes de Gilles Deleuze

PAR ROBERT MAGGIORI

Du Mas-Revéry, à Saint-Léonard-de-Noblat, Gilles Deleuze, le 13 mai 1969, écrit : «Cher Ami, merci de votre lettre. Moi aussi, sens que nous sommes amis avant de nous connaître.» Le destinataire est un militant politique de gauche, fondateur du Centre d’études, de recherches et de formation institutionnelles (Cerfi), psychanalyste, membre de l’Ecole freudienne de Paris, qui suit l’enseignement de Lacan, et exerce à la clinique de La Borde : Félix Guattari. Treize ans plus tard, début octobre, «Cher Ami» est devenu «Cher Félix», mais le vouvoiement est resté : «J’ai beaucoup lu votre lettre, où vous dites que notre travail commun s’étant estompé, vous ne savez plus bien ni ce qu’il fut pour vous ni où vous en êtes aujourd’hui. Moi, je vois bien. Je crois que vous êtes un prodigieux inventeur de concepts « sauvages ».» Entre-temps, ils ont mené à terme leur projet, «Capitalisme et schizophrénie», comprenant l’Anti-Œdipe (1972) et Mille Plateaux (1980), et poursuivront leur «travail à deux» jusqu’en 1991, l’année de Qu’est-ce que la philosophie ?

De Lettres et autres textes – qui s’ajoute à l’Ile déserte et à Deux Régimes de fous, et qui, en ce vingtième anniversaire de sa disparition, clôt la publication des écrits posthumes de Gilles Deleuze – se détache évidemment la courte mais dense «correspondance» avec Guattari, justement parce que celle-ci fait entrer dans leur laboratoire et éclaire la manière dont ils façonnaient chacun puis «ajustaient» leurs idées. Mais il ne s’agit pas vraiment d’une correspondance. D’abord parce que manquent les lettres de Guattari. Ensuite parce que les quelques annotations privées («je suis heureux de votre retour, de ce qu’a dû être Bologne et de tout ce que vous avez fait. Vœu que vous ne soyez pas fatigué. Moi, impression d’être femme à la maison, je crois bien que j’ai arrêté de fumer, mais pas depuis longtemps») ou les questions de procédure («il faudrait évidemment abandonner toutes les formules de politesse, mais non pas les formes de l’amitié qui permettent à l’un de dire à l’autre : vous déconnez, je comprends pas, ça va pas») laissent très vite la place à l’échange de travail : «il faudra d’une part étudier le type de machine schizophrénique ou paranoïaque, par exemple en reprenant l’article de Tausk…»

Générosité.

D’une façon générale, il apparaît que Deleuze n’accordait guère d’importance aux lettres. Il les datait rarement, ne conservait presque jamais celles qu’il recevait, et sans doute n’a-t-il jamais envisagé qu’elles puissent même minimement faire partie de son œuvre. Celles qu’il envoie à Clément Rosset, François Châtelet, Arnaud Villani, Jean-Clet Martin, Jean Piel (qui dirigea la revue Critique après Georges Bataille), au poète roumain Ghérasim Luca, à Michel Foucault ou à quelques autres, ont une valeur «documentaire». Elles font découvrir certaines données biographiques, la générosité de Deleuze quand il s’agit d’aider un étudiant ou un chercheur, les préoccupations relatives à sa santé ou à sa carrière (1970 : «soucieux de me trouver une place pour rentrer à Paris, je viens de me présenter à la Sorbonne, ce fut une catastrophe, oh là là, je fais l’expérience du bon garçon qui se croyait aimé et se découvre haï, mon orgueil en ressort cuisant. Dieu fasse que Vincennes ne disparaisse pas et m’accueille»), ses propensions artistiques, ses lectures ou ses intérêts cinématographiques. A cet égard, les quelques lettres à Pierre Klossowski sont bien intéressantes : «Il me semble que, actuellement [1978, ndlr], il y a quatre grands auteurs qui pensent vraiment l’image (pas seulement théoriquement, mais dans les pratiques, et comme élément moderne, de notre monde actuel). C’est vous, Godard, McLuhan et Burroughs. Or, c’est curieux que ces quatre partent d’une nature bipolaire de l’image, qui leur permet précisément de produire le mouvement, comme à partir d’une différence d’intensité.»

Caresse.

Seules deux lettres sont adressées à Foucault. Dans l’une, Deleuze remercie son «cher Ami» pour avoir écrit que «ce qu’il faisait» était «admirable», et loue à son tour celui qui, «dans notre génération, fait une œuvre admirable et vraiment nouvelle». Dans la seconde (fin 1970), il écrit d’abord : «J’ai tout à fait cessé de travailler depuis un mois, stérilité pure, et pourtant je vois bien ce que je voudrais dire, mais aucun courage de le faire». Puis explique quand même son projet : «Je voudrais montrer qu’il y a deux directions de la cure : l’œdipianisation traditionnelle, et la schizophrénisation, seule libératoire, parce qu’il y a dans le schizo quelque chose comme un producteur universel. Le problème serait analogue à celui de Burroughs (comment conquérir la puissance de la drogue sans se droguer) ou de Miller (se saouler à l’eau pure). Ici : comment capter le processus schizophrénique sans être produit comme schizo ?» Curieusement, cette phrase apparaît déjà, presque mot pour mot, dans une lettre envoyée quelques mois auparavant à… Félix Guattari, où on lit en outre : «Vous disiez que, pratiquement, vous appliquiez déjà cette direction de la schizophrénisation thérapeutique, en forçant, en précipitant vos sujets à bondir, à délier (non pas à résoudre) Œdipe. C’est ça que je voudrais que vous écriviez, vos directions actuelles de cure, n’importe comment, écrivez ça si vous le voulez bien, avec un ou des exemples. C’est formidable. Ça illuminera Chap. IV. Affections, Gilles.»

Le recueil, en plus des lettres, contient aussi cinq dessins, une série de textes publiés ou diffusés du vivant de Deleuze, consacrés à la lecture d’œuvres d’Emile Bréhier, Louis Lavelle et René Le Senne, des articles sur Sacher-Masoch et le masochisme ou sur «le Temps musical», deux cours sur Hume, un entretien sur l’Anti-Œdipe accordé par Guattari et lui à Raymond Bellour, et quelques «textes de jeunesse». L’un d’eux, le tout premier à avoir été publié (Deleuze avait vingt ans et était en khâgne au lycée Louis-le-Grand), porte en titre «Description de la femme», et, en sous-titre, «Pour une philosophie d’autrui sexuée». Il y est question du maquillage, du sommeil, du secret et de la caresse : «Si par la caresse comme acte l’amant peut approcher l’essence féminine, c’est que la femme elle-même est l’être comme caresse, le secret sans épaisseur.»

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9e anniversaire d’Étienne au 93 bis. Il y a un crassula derrière lui!

La Tour Eiffel par Barthes

« C’est un être baroque parce qu’il enferme un rêve de transgression de la matière vers des états inconnus, sans cependant jamais les rejoindre tout à fait.

C’est en se replaçant au cœur de cette instabilité métaphorique (si féconde et si libératrice pour l’esprit) que l’on peut saisir le dernier avatar de la Tour, qui est son avatar humain. La Tour est une silhouette humaine; sans tête, sinon une fine aiguille, et sans bras (elle est pourtant bien au-delà du monstrueux), c’est tout de même un long buste posé sur deux jambes écartées; elle retrouve d’ailleurs dans cette figure sa fonction tutélaire: la Tour est une femme qui veille sur Paris, qui tient Paris rassemblé à ses pieds; à la fois assise et debout, elle inspecte et protège, elle surveille et couvre. Mais ici, encore, l’approche photographique découvre une nouvelle vérité de la Tour, celle d’un objet sexué; dans le grand lâcher des symboles, le phallus est sans doute sa figure la plus simple; mais à travers le regard de la photographie, c’est tout l’intérieur de la Tour, projeté sur le ciel, qui apparaît sillonné des formes pures du sexe.

Voilà l’espace métaphorique de la Tour. Il y manque encore une dernière dimension, celle-là même de sa limite. Or il s’est spontanément développé autour du monument une sorte de cercle magique, qui dit où la Tour finit: la Tour finit sur la ligne de l’impossible. Dès son origine, à travers ce symbole infini, les hommes se sont mis à jouer avec les limites de l’humain, comme si la Tour appelait la transgression des lois, des usages et de la vie même. Par une sorte de vocation dangereuse, la Tour suscite des performances les plus insolites: on y joue une course d’escaliers à l’assaut du deuxième étage (1905), on la descend à bicyclette (1925), on passe en avion entre ses piliers (1945). Mais surtout on y joue avec la vie, on y meurt; dès avant qu’elle fût achevée, un jeune ouvrier, par fanfaronnade, court sur les poutres du premier étage et se tue sous les yeux de sa fiancée; en 1912, Treichelt, l’Homme-Oiseau, muni d’ailes compliquées, se jette de la Tour et s’écrase. On sait d’autre part que la Tour est un lieu de suicides. Or seule une raison mythique peut rendre compte des suicides de la Tour, et cette raison est faite de tous les symboles dont la Tour est chargée; c’est parce que la Tour est spectacle pur, symbole absolu, métamorphose infinie qu’en dépit ou à cause des innombrables images de vie qu’elle libère, elle appelle la dernière image de l’expérience humaine, celle de la mort.

Regard, objet, symbole, la Tour est tout ce que l’homme met en elle, et ce tout est infini. Spectacle regardé et regardant, édifice inutile et irremplaçable, monde familier et symbole héroïque, témoin d’un siècle et monument toujours neuf, objet inimitable et sans cesse reproduit, elle est le signe pur, ouvert à tous les temps, à toutes les images et à tous les sens, la métaphore sans frein; à travers la Tour, les hommes exercent cette grande fonction de l’imaginaire, qui est leur liberté, puisque aucune histoire, si sombre soit-elle, n’a jamais pu la leur enlever.»

Gustave Eiffel : «J’ai voulu élever à la gloire de la Science moderne et pour le plus grand honneur de l’industrie française un arc de triomphe aussi saisissant que ceux que les générations précédentes ont élevés aux conquérants».


Performance at the Eiffel Tower, 24 octobre 2013

with Karen O’Rourke, Lilane Terrier, Hadrien Frémont and Andrea Urlberger


Liliane trace maladroitement le cercle magique avec deux ficelles nouées à une bouteille de sable et à une jambe d’Hadrien qui sert de pivot central, aux pieds de la Tour Eiffel. Karen filme.


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Puis une Tour Eiffel miniature (fleur de bitume) achetée sur le lieu se substitue à Hadrien, au centre du cercle. Sur le plateau de bitume global «du même asphalte que celui des autoroutes» (voir plus bas)  s’inscrit alors l’Iron Lady au centre du cercle de sable, tracé à l’aide d’une bouteille d’eau minérale en plastique récupérée. Paysage minéral de bitume, acier, plastique et sable avec figures humaines. Photo par Andrea.

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Á l’échelle de la Tour, le cercle délimité autour d’elle a 3,5 km de rayon. Quid de sa composition géographique du point de vue végétal : 1/7e, 1/8e, une proportion en phase avec la nomenclature des beaux arrondissements de Paris.

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Adam et Eve au jardin d’Eden. Planche tirée de La Vie sainte, illustrée par André Edouard Marty (1882-1974) en 1938. Photo Isadora Leemage

Pas vraiment le Paradis donc

La Tour Eiffel est le paradigme du passage de la deuxième à la troisième révolution industrielle et la zone autour d’elle, délimitée par le cercle de sable, dévoile une figure révélatrice de la minéralité forcément polluée de la grande métropole qu’est Paris. « Á travers la Tour, [dit Barthes] les hommes exercent cette grande fonction de l’imaginaire, qui est leur liberté, puisque aucune histoire, si sombre soit-elle, n’a jamais pu la leur enlever.» On peut retourner la proposition, c’est la Tour qui instaure  à ce jour une histoire, passée présente et future, sombre, du monde de la deuxième et de la troisième révolution industrielle. On le sait aujourd’hui, en ces temps de réchauffement climatique. Si elle doit être, dans le futur proche, un monument de l’émancipation humaine des révolutions industrielles, il faudrait la transformer en bosco verticale à la mode Stefano Boeri.


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Stefano Boeri: bosco verticale / vertical forest in Milan

 

Deux autres amis du changement

Tim Ingold. Le monde social est-il plat ? Comment penser les conflit sociaux (in Être au monde, Quelle expérience commune ? Philippe Descola et Tim Ingold, Grands débats, Presses universitaire de Lyon, 2014. Pp. 61-62

L’aplanissement du monde a toujours été l’un des leviers essentiels par lesquels le pouvoir a été exercé sur les peuples. Par «aplanir le monde», j’entends cette manière d’établir et de faire accepter l’idée que la vie sociale prend place sur une surface solide. Nous appelons souvent cela une «infrastructure». L’un des présupposés que l’on retrouve très souvent à l’œuvre dans la modernité est que le monde en lui-même est un substrat homogène, un socle plat sur lequel se bâtit la vie sociale. J’ai, par mes travaux, cherché entre autres à montrer que l’idée de ce socle plat est une création de la technique moderne, qui s’en sert pour modeler le monde à l’image de ce que la modernité estime qu’il doit être: on construit des fondations solides, puis on construit par-dessus, et ainsi de suite. Cela a pour effet de rendre le développement de la vie de plus en plus difficile.
Le meilleur exemple que je connaisse nous a été donné par l’artiste allemand Klaus Weber : il a acheté une parcelle de terrain à Berlin, et l’a fait recouvrir d’une couche épaisse du même asphalte que celui des autoroutes. Ensuite, il a répandu les spores de champignons qu’il avait sélectionnés. Au bout d’un certain temps, l’asphalte a commencé à se fissurer, laissant la place à de magnifiques globes blancs que l’artiste a récoltés et cuisinés.

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La démonstration est merveilleuse, et elle se double d’un propos politique profond : tout d’abord mettre en acte l’aplanissement du monde en le recouvrant concrètement d’une surface dure, ce qui se révèle un façon d’imposer un certain pouvoir et d’empêcher des formes de vie inférieures de s’y développer, mais aussi démontrer par l’exemple que ces formes de vie inférieures finissent toujours par l’emporter. Mon propos est un défi lancé aux pouvoirs de l’entreprise qui cherchent à aplanir le monde. Un tel monde n’est pas un monde égalitaire: au contraire, il est fondamentalement inégalitaire. Un monde aplani par la force est inégalitaire par définition. L’action d’aplanissement bloque certaines lignes de développement, les empêche de progresser, tandis que d’autres prennent le pas sur elles. C’est le propre des relations de pouvoir de s’exercer en bloquant certaines lignes, en faisant prévaloir telle ligne sur telle autre, en ne permettant qu’à certaines de se poursuivre librement.


Dominique Méda. En finir avec la domination de la nature par l’homme (Libération 11 novembre 2015)

De la Génèse à Descartes, la puissance humaine semble légitimée à avoir une emprise sur la planète. Il est urgent de rompre avec cette représentation et de rompre avec une vision productive de l’économie.
Dans «The Historical Roots of Our Ecological Crisis», un article publié en 1967 dans la revue Science (1) et qui fit grand bruit, l’historien médiéviste américain Lynn White remarquait (déjà…) que la combustion de carburants fossiles menaçait d’altérer la composition chimique de toute l’atmosphère du globe avec des conséquences, soulignait-il, que nous commençons seulement à entrevoir clairement. Pointant du doigt le fait qu’en dehors de l’être humain aucune créature n’avait jamais souillé son habitat avec autant de rapidité, il s’interrogeait sur les causes de cette situation.

Laissant d’abord croire à son lecteur qu’il imputait ce comportement au progrès technique, et plus précisément à l’invention, à la fin du VIIe siècle, d’une charrue pourvue d’un nouveau type de soc, qui marquait non seulement la fin de l’agriculture de subsistance mais aussi l’avènement d’un rapport radicalement nouveau entre l’humain et le monde – un rapport d’exploitation et de domination -, Lynn White ne s’arrêtait pas en si bon chemin.

Car comment expliquer la possibilité même de telles pratiques, la diffusion de telles inventions ? Seul un changement radical dans la représentation du rapport humain-nature a rendu possible cette révolution, soutient l’historien. Quelle peut donc être la source de cette nouvelle anthropologie et même de cette nouvelle cosmologie dans laquelle l’humain ne fait plus partie de la nature, mais considère celle-ci exclusivement comme un objet à mettre en forme pour son usage ?

C’est dans le texte de la Genèse que Lynn White trouve la justification ultime du comportement prédateur et exploiteur de l’homme vis-à-vis de la Nature. Le verset 26 de Genèse 1 est pour lui sans ambiguïté : «Puis Dieu dit : faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance, et qu’il domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur le bétail, sur toute la terre, et sur tous les reptiles qui rampent sur la terre. […] Dieu créa l’homme et la femme. […] Et leur dit : Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre, et l’assujettissez ; et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tout animal qui se meut sur la terre.» Le texte biblique contiendrait donc, selon lui, les composants fondamentaux d’une vision du monde en rupture complète avec le paganisme : alors que dans l’antiquité, chaque arbre, chaque source, chaque colline avait son propre genius loci, son gardien spirituel, le christianisme aurait désacralisé le monde et permis l’exploitation de la nature.

C’est sur ce fond que pourra alors se développer une modernité déchaînée, rendue possible par cette nouvelle représentation, qu’un Bacon pourra expliquer comment extorquer ses secrets à la nature, qu’un Descartes affirmera «par la Nature, je n’entends point ici quelque Déesse, ou quelque autre sorte de puissance imaginaire ; mais que je me sers de ce mot pour signifier la Matière même», qu’un Smith donnera la recette pour démultiplier la puissance productive du travail avant qu’au XXe siècle, en une sorte d’apogée, le progrès et la puissance des Nations puissent être résumés par un seul chiffre : le taux de croissance.

L’interprétation de Lynn White, très controversée, a fait l’objet de nombreuses remises en cause : la dernière en date est celle du pape lui-même qui, dans une allusion très claire à cette thèse dans le troisième chapitre de sa fameuse encyclique Laudato Si’, intitulé «la racine humaine de la crise écologique», disculpe Dieu et fait porter l’entièreté de la faute à l’humain, à la diffusion du paradigme technocratique et à l’anthropocentrisme alors qu’Adam avait été institué gardien du jardin d’Eden, ayant pour vocation de cultiver celui-ci et d’en prendre soin.

Malgré leur différend, Lynn White et le pape en appellent pour sortir de notre crise écologique à la même solution : la religion. Le premier suggère la nécessité d’une nouvelle religion, susceptible de définir un nouveau cadre de référence qui permettrait de réinscrire l’humain dans la nature et de constituer un nouveau guide pour les actions humaines. C’est la même figure qui est convoquée dans les deux textes : celle de François d’Assise, le plus grand révolutionnaire spirituel de l’histoire occidentale selon Lynn White, parce qu’il a tenté de substituer l’idée d’une égalité de toutes les créatures, l’homme compris, à celle d’une domination sans bornes de l’homme sur la création.

Avons-nous besoin d’une nouvelle religion pour promouvoir une nouvelle représentation du monde ? Non, si nous sommes capables, par notre raison – une raison qui ne serait plus réduite à sa dimension calculante, à cette rationalité purement instrumentale visant la seule efficacité dont Adorno et Horkheimer dénonçaient l’expansion et dans laquelle ils voyaient la cause du retour de la barbarie -, si nous sommes capables, donc, de comprendre qu’il nous faut désormais instaurer une manière différente de produire et de consommer, de rompre avec l’assimilation du progrès au taux de croissance et avec le productivisme et de réintroduire au cœur de nos pratiques quotidiennes de travail et de production l’attention portée aux conséquences de nos actes, comme y invitait Hans Jonas : «Vis de telle sorte que tes actions soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre.»

Dès les années 70, la prise de conscience des dégâts de la croissance sur le patrimoine naturel, mais aussi sur la cohésion sociale et le travail humain, était aigüe. Jouvenel rappelait déjà que si les gains de productivité sont un progrès pour le consommateur, ils peuvent aussi constituer un «regrès» pour le producteur. L’économiste Jean Gadrey, qui appelle à rompre avec l’obsession des gains de productivité et à lui substituer la recherche de gains de qualité et de durabilité, donne des clés concrètes pour y parvenir, y compris en créant des millions d’emplois durables qui permettraient la satisfaction des immenses besoins sociaux et la refondation de notre système énergétique et productif. Nous sommes capables de concevoir une anthropologie et une cosmologie permettant de promouvoir des actions visant plutôt au prendre soin qu’à la prédation. Elles exigent une rupture radicale avec l’anthropologie simpliste trop souvent en vogue dans les disciplines qui conseillent aujourd’hui les princes.

liens > http://lantb.net/uebersicht/?p=7541; http://lantb.net/uebersicht/?p=7616

 

 

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Terrasse de café en face de la gare d’Aix-les-Bains. Photo Jean-Louis

http://mediatheque.castor.free.fr

François Faucher, figure de l’édition pour la jeunesse, à la tête des célèbres Editions du Père Castor, est mort le 30 octobre à l’âge de 83 ans, a indiqué le conseil régional du Limousin, mercredi 4 novembre.

François Faucher était le fils de Paul Faucher (1898-1967), fondateur de l’Atelier du Père Casto, maison d’édition de livres pour enfants lancée en 1931, chez Flammarion. Il fut ainsi le premier lecteur des albums du Père Castor, avec ses frères et sœurs, avant de succéder à son père à la tête des éditions de 1967 à 1996. François Faucher avait créé en 1996 l’Association des amis du Père Castor, qui réédite aujourd’hui les albums des années 1930-1950.

Archives conservées dans la Haute-Vienne

L’association a fait en 2014 une demande d’inscription des archives des Editions du Père Castor au registre Mémoire du monde de l’Unesco, où figurent déjà celles des frères Grimm et de la créatrice de Fifi Brindacier, la Suédoise Astrid Lindgren. Ces archives sont conservées depuis 2006 au sein de la médiathèque du Père Castor, à Meuzac (Haute-Vienne), où l’équipe éditant les livres s’était repliée pendant la guerre.

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Un peu du côté de chez Deleuze

 

Deleuze, Pourparlers

Sur l’image mouvement
« – Votre livre se présente comme étant non une histoire du cinéma, mais une classification des images et des signes, une taxinomie. En ce sens,il prolonge certains de vos ouvrages précédents: par exemple, vous faisiez une classification des signes à propos de Proust. C’est la première fois que vous décidez d’aborder un domaine dans son ensemble, ici le cinéma. Et en même temps, bien que vous vous défendiez d’en faire une histoire, vous le traitez historiquement.

– En effet, c’est une histoire du cinéma, d’une certaine manière, mais une « histoire naturelle« . Il s’agit de classer les types d’images et les signes correspondants, comme on classe les animaux. Les grands genres, western, film policier, film d’histoire, comédie, etc., ne nous disent pas du tout les types d’images ou les caractères intrinsèques. Les plans, en revanche, gros plan, plan d’ensemble, etc. définissent déjà des types. Mais il y a beaucoup d’autres facteurs, lumineux, sonores, temporels, qui interviennent. Si je considère le domaine du cinéma dans son ensemble, c’est parce qu’il est construit sur la base de l’image-mouvement. Dès lors, il est apte à révéler ou à créer un maximum d’images diverses, et surtout à les composer entre elles, par le montage. Il y a des images-perception, des images-action, des images-affection, et bien d’autres encore. Et chaque fois il y a des signes internes qui caractérisent ces images, à la fois du point de vue de leur genèse et de leur composition. Ce ne sont pas des signes linguistiques, même quand ils sont sonores ou même vocaux. L’importance d’un logicien comme Peirce est d’avoir élaboré une classification des signes extrêmement riche, relativement indépendante du modèle linguistique. Il était d’autant plus tentant de voir si le cinéma n’apportait pas une matière mouvante qui allait exiger une nouvelle compréhension des images et des signes. En ce sens, j’ai essayé de faire un livre de logique du cinéma. Pp. 67-68

Dans Matière et mémoire, Bergson ne met plus le mouvement du côté de la durée, mais d’une part il pose une identité absolue mouvement-matière-image, d’autre part il découvre un Temps qui est la coexistence de tous les niveaux de durée (la matière étant seulement le plus bas niveau). Fellini disait récemment que nous sommes en même temps l’enfance, la vieillesse, la maturité: c’est tout à fait bergsonien. Il y a dans Matière et mémoire, les noces d’un pur spiritualisme et d’un matérialisme radical. Si vous voulez Vertov et Dreyer à la fois, les deux directions. » P. 69

Pourparlers. Doutes sur l’imaginaire

« Je ne crois pas à une spécificité de l’imaginaire, mais à deux régimes de l’image : un régime qu’on pourrait appeler organique, qui est celui de l’image-mouvement, qui procède par coupures rationnelles et par enchaînements, et qui projette lui-même un modèle de vérité (le vrai, le tout…) Et puis un régime cristallin*, qui est celui de l’image-temps, procède par coupures irrationnelles et n’a que des ré-enchaînements, et substitue au modèle du vrai la puissance du faux comme devenir. Précisément parce que le cinéma mettait l’image en mouvement, il avait les moyens propres à rencontrer ce problème des deux régimes. Mais on les retrouve ailleurs, avec d’autres moyens : il y a longtemps que Wörringer a montré dans les arts l’affrontement d’un régime organique « classique » et d’un régime inorganique ou cristallin, pourtant non moins vital que l’autre, mais d’une puissante vie non organique, barbare ou gothique. Il y a là deux états du style, sans qu’on puisse dire que l’un est plus « vrai » que l’autre, puisque le vrai comme modèle ou comme idée appartient seulement à l’un des deux. Il se peut aussi que le concept, ou la philosophie, traverse ces états. Nietzsche est l’exemple du discours philosophique qui bascule dans un régime cristallin, pour substituer au modèle du vrai la puissance du devenir, à l’organon une vie non organique, aux enchaînements logiques des ré-enchaînements « pathiques » (aphorismes). Ce que Wörringer a appelé l’expressionnisme est un beau cas de compréhension de la vie non organique, qui s’est pleinement effectué dans le cinéma, et dont on rendrait mal compte en invoquant l’imaginaire. Mais l’expressionnisme n’est qu’un cas, qui n’épuise nullement le régime cristallin : il y a bien d’autres figures, dans les autres genres ou dans le cinéma lui-même. N’y a t’il pas même d’autres régimes que les deux considérés ici, le cristallin et l’organique? Évidemment, il y en a d’autres (quel est le régime des images électroniques digitales, un régime silicium au lieu d’un régime carbone? Là encore, les arts, la science, la philosophie opéreraient des rencontres). La tâche que j’aurais souhaité remplir, dans ces livres sur le cinéma, ce n’est pas une réflexion sur l’imaginaire, c’est une opération plus pratique, essaimer des cristaux de temps. C’est une opération qui se fait dans le cinéma, mais aussi dans les arts, dans les sciences, dans la philosophie. Ce n’est pas de l’imaginaire, c’est un régime des signes. En faveur, je l’espère, d’autres régimes encore. La classification des signes est infinie, et d’abord parce qu’il y a une infinité de classifications. Ce qui m’intéresse, c’est une discipline un peu particulière, la taxinomie, une classification des classifications, qui, contrairement à la linguistique, ne peut pas se passer de la notion de signe. » Pp. 94-96
Hors-cadre, no4, 1986