Marcela Iacub. L’avenir sera bobo

Dans le Libé du jour, le retour de Marcela, la flamboyante, enfin:
« Etes-vous bobo ? Je parie que oui. Vous et vos amis et les amis de vos amis. Et sans doute vos ennemis sont eux aussi des bobos ou presque. Nous constituons une société dans la société.
Nous sommes de plus en plus nombreux à appartenir à cette minorité silencieuse aussi bien en France que dans les autres sociétés démocratiques. Et même si vous n’y avez jamais réfléchi vraiment, vous êtes comme persuadés que l’avenir sera bobo. Or, vous ignorez presque tout de ce groupe auquel vous appartenez.

Pour faire la lumière sur ce mystère, Laure Watrin et Thomas Legrand ont écrit la République bobo (Stock). Ce petit livre a l’air d’un fatras d’informations mal digérées, d’un ramassis de descriptions sans colonne vertébrale, comme si les auteurs avaient empilé des idées et des phrases sur un lit en se disant qu’ils allaient les ranger un jour. Néanmoins, dès qu’on met son nez dans ce chaos, on comprend à quel point ce livre était nécessaire. Plus encore. Qu’on l’attendait tel qu’il est, car il est construit, écrit, parfumé et assaisonné de la manière la plus bobo qui soit. Loin d’induire le lecteur d’une manière autoritaire à penser d’une certaine façon, ce livre fournit des outils pour que chaque bobo se fasse une idée à propos de sa condition.

Personnellement, j’ai découvert qu’être bobo signifie être de gauche tout en étant décrié et méprisé par les partis dits de gauche. Ces derniers sont trop autoritaires, nationalistes et ringards pour représenter la population bobo qui, elle, n’aime ni la violence de l’Etat, ni la xénophobie, ni les théories des révolutions violentes. Bref, cette gauche désuète est trop proche des valeurs de la droite et de l’extrême droite aux yeux des bobos qui, eux, ont définitivement tourné le dos à la France des années 30.

Et cette coupure, cette révolte, les bobos ne l’expriment pas sous forme de manifestes, de théories politiques alternatives, de déclarations des droits, de manifestations ou de grèves mais dans leur manière de vivre. Cela concerne aussi bien leurs façons de s’habiller, de consommer, de choisir un quartier, de décorer un appartement, de manger, de partir en vacances, de cohabiter, d’être homme et d’être femme, de communiquer avec les autres, de percevoir le proche et le lointain, l’humain et l’animal, de concevoir le sens même de l’existence.

C’est ainsi que le bobo fait sa révolution tranquille, sa révolution sans le savoir. De fait, les goûts, les pratiques, les croyances du bobo deviennent de plus en plus hégémoniques. Il suffit de regarder les dix dernières années pour comprendre comment certaines valeurs ont été intégrées par la majorité de la population et des partis politiques.

C’est pourquoi en dépit de sa gentillesse, de son ouverture et de sa non-violence, le bobo produit tant de haine chez les gardiens de l’ordre ancien. Ces derniers voient bien que le bobo est très fort. Et ils savent aussi que c’est par ce pouvoir de produire des valeurs culturelles hégémoniques qu’il finira par mettre en échec la gauche officielle mais aussi la droite, obligeant l’une et l’autre à repenser la politique. Dans quelques années, il n’y aura que l’extrême droite qui restera imperméable aux valeurs bobos avant d’être définitivement vaincue par elles.

Si le bobo est persécuté, c’est parce qu’il est le premier homme d’un nouveau stade de la démocratie permettant de s’approcher un peu plus de l’idéal inatteignable de liberté et d’égalité.

Le bobo prendra ainsi la place du citoyen universel, accaparée auparavant par le bourgeois au début du XIXe siècle à une époque où les démocraties étaient inégalitaires, autoritaires et violentes. Un jour peut-être, il y aura fusion entre la notion d’humain et de bobo, les deux mots devenant synonymes. Et la France sera encore une fois pionnière. On dira qu’ici on ne peut pas faire ceci ou cela parce qu’on n’est pas n’importe où, mais dans le pays des droits des bobos. »

La Fin des Cartes. Séminaire-dialogue de sourds

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Très belle photo de la mairie de Londres, bulbe transparent.  Vue de l’extérieur, la salle du conseil avec ses fauteuils Aeron de Bill Stumpf et Don Chadwick, Herman Miller > http://jlggb.net/blog/?p=6485
Une manière de rappeler que tout bon séminaire, devrait se tenir dans ce type de dispositif démocratique, salle en éclairage naturel, table ronde ou ovale, fauteuils Herman Miller, micros et ordis individuels partageables. Ce qui ne fut pas le cas pour le séminaire de La Fin des cartes, tenue ce jeudi 30 janvier à Paris 1. Dommage!

Introduction à la présentation d’un livre

Enquête sur les modes d’existence, une anthropologie des modernes de Bruno Latour.

Se lancer dans la lecture d’Enquête sur les modes d’existence, une anthropologie des modernes de Bruno latour. C’est du Proust. J’en suis à la page 211. Il y en a 483. L’accroche de départ c’est la phrase constat de quasi science fiction: «Le projet d’une modernisation étendue à la planète entière s’est heurté depuis peu aux réactions imprévues de la planète.» Le livre en est à la fois le rapport et le dispositif savant de sauvetage avec appel à contribution par l’artefact numérique. Pour cela il faut apprendre à parler le Latour. Chez Proust, le vocabulaire ce sont les personnages. Ils sont quelques centaines, répertoriés à partir de la première version CD ROM de La Recherche, chez Gallimard. Cette liste est maintenant en ligne, notamment par l’intermédiaire de Wikipédia . Dans le Latour numérique, c’est la liste de tous les mots-clés d’activation de l’analyse figurant dans la colonne V vocabulaire. On peut donc les rappeler sans cesse, si besoin est, au fil de la lecture linéaire. Dans le livre papier, on les rencontre, signalés par du bold. J’en choisis deux cruciaux. Je ne fais pas la démo en live sur ma tablette que je n’ai pas apportée, en général le réseau ici ne fonctionne pas. Dommage car on a un effet machine à sous gagnante très jouissif  quand on choisit ou quand on tape un de ces mots-clé. On obtient la définition du mot dans sa colonne mise en regard avec ses occurrences dans la colonne texte à sa gauche. Et peut-être aussi des occurrences à sa droite dans les colonnes D document et C contribution. Donc anthropocène: définition. L’expression a été introduite à l’origine pour des géologues afin qu’ils nomment la période de l’histoire de la Terre au cours de laquelle la principale force de transformation sont les êtres humains; cette expression, maintenant répandue, permet de fusionner dans un seul terme l’histoire contradictoire des Modernes: une extension foudroyante des attachements entre humains et non-humains. Note: Un des géologues initiateur du terme est Claude Lorius, natif d’Aix-les-Bains, fils de fromager (fromage et forme ont la même origine)

On relit à gauche les deux occurrences dans le texte

1ère occurrence
Introduction -Avoir de nouveau confiance dans les institutions

entrée de paragraphe
Entre moderniser et écologiser, il faut choisir
[…] Il ne fallait pas être grand clerc, il y a vingt ans, pour sentir que la modernisation allait se terminer puisque justement, chaque jour, chaque minute, il devenait de plus en plus difficile de distinguer les faits et les valeurs à cause de l’intrication grandissante des humains et des non humains. J’en donnais à l’époque de nombreux exemples, en parlant de la multiplication des «hybrides» de science et de société. Depuis plus de vingt ans, les controverses scientifiques et techniques n’ont fait que proliférer en nombre et en dimension jusqu’à s’étendre au climat lui-même. Puisque les géologues commencent à utiliser le terme d’«anthropocène» pour désigner l’époque de l’histoire de la Terre qui succède à l’holocène, il est commode de se servir désormais de ce vocable pour résumer d’un seul mot le sens de l’époque qui va des révolutions scientifiques et industrielles à aujourd’hui. Si les géologues eux-mêmes, gens plutôt rassis et sérieux, font de l’humain une force de même ampleur que les volcans ou même que la tectonique des plaques, une chose est devenue sûre : nous n’avons plus aucun espoir de voir demain davantage qu’hier se distinguer définitivement la Science et la Politique.

2e occurrence
Conclusion-Peut-on faire l’éloge de la civilisation qui vient?
4. […] Les modernisateurs savaient comment survivre à une nature indifférente à leurs projets ; mais à une nature qui cesserait d’être indifférente, qui deviendrait sensible à leur poids, et même hypersensible, cette nature de l’anthropocène, comment définir ce qu’elle cherche, alors même qu’elle ne s’intéresse en effet pas à nous, mais à elle ? Allez donc encore parler de maîtrise et de possession à ce qui peut nous maîtriser et nous posséder, sans même attacher d’importance à notre survie. En voilà une « drôle de guerre ». Ce que nous tremblons d’apprendre c’est, comme le dit Sloterdijk, l’annonce terrifiante, pour ceux qui ont toujours vécu sous la tension de la transcendance, de ce «monogéisme» : il n’y a pas de Dieu, il n’y a qu’une Terre. Nos prédécesseurs se sont beaucoup effrayés avec la «mort de Dieu», qui, paraît-il, leur enlevait tous leurs repères et toutes leurs limites : sans lui, disait-on «tout est permis ». Le retour des étroites limites oblige à rechercher de tout autres repères : si Gaïa est contre nous, alors plus grand-chose n’est permis. En attendant Gaïa, ce n’est plus comme naguère le sens de l’absurde qui risque de nous menacer mais plutôt l’imposture de ne pas nous être préparés suffisamment pour la civilisation qui vient. C’est de cette civilisation que notre enquête voudrait faire l’éloge par avance afin de conjurer le pire.

L’autre terme qui me semble capital par sa redéfinition

altération

Ouvrant la deuxième partie du livre intitulée «Comment bénéficier du pluralisme des modes d’existence», le chapitre 7 «Restituer les êtres de métamorphose» entre dans le vif du sujet de ce qu’est l’altération à coup d’anthropologie comparée (Tobie Nathan), pages 187 à  210. Décoiffant!

définition
L’une des questions permettant de distinguer un mode d’un autre: quelle est la forme d’altération ou d’altérité propre à ce mode, en supposant que l’être existe en-tant-qu’autre et non pas en-tant-qu’être; c’est la distinction entre substance et subsistance qui est ici reprise; c’est donc un terme sans contraire du métalangage de l’enquête et qui a pour but de permettre le passage à tous les autres propres à chaque mode.
C’est le terme le plus général qui soit, plus général encore que différence, mais aussi plus que les notions d’évènements, de virtuel, de possible, de non-être, de contradiction, de négation, d’aliénation, de possibilité, de transcendance, de «différance», qui ont pu être utilisés, tour à tour, en ontologie pour suivre de combien de façon l’être était susceptible de s’altérer.

Alors là arrivent dans ce micro-texte 3 autres mots-notion être-en-tant-qu’être, être-en-tant-qu’autre, substance, subsistance, ontologie!

Á gauche, 9 occurrences dans le texte!

chapitre 2
Recueillir les documents d’enquête
entrée de paragraphe
l’enquête joint les prises de type réseaux [RES] aux prises de type prépositions [PRE]
3 – […] De toute situation, nous dirons donc qu’on peut la saisir d’abord sous le mode [res] — on va déployer son réseau d’associations aussi loin qu’il le faudra —, puis sous le mode [pre]— on va s’attacher à qualifier le type de connexions qui permet son extension. Le premier permet de capter la multiplicité des associations ; le second la pluralité des modes repérés au cours de l’histoire compliquée des Modernes. Pour exister, un être doit non seulement en passer par un autre [res] mais aussi d’une autre manière [pre] en explorant d’autres façons, si l’on peut dire, de s’altérer. En procédant ainsi, nous espérons remédier à la principale faiblesse de toute théorie en forme de réseau d’associations, d’ailleurs de tout monisme en général : l’ethnographe va pouvoir conserver la liberté de manœuvre propre à l’analyse de réseaux, tout en respectant les différentes valeurs auxquelles ses informateurs semblent tenir si fort.

chapitre 4
Apprendre à faire de l’espace
entrée de paragraphe
Dès lors on risque de se tromper sur le parcours des êtres de la reproduction

2 […] Nous avons vu plus haut qu’une montagne, un chat, une levure, bref, n’importe quelle ligne de force ou quelle lignée, devait forcément, pour obtenir la continuité, passer par une série de discontinuités [rep]. Pour obtenir de l’être, il faut bien de l’autre. Le même se paie, si l’on peut dire, en altérations. Ces discontinuités diffèrent totalement de celles des formes au sens que je viens de définir, mais elles composent les passes, le passage, le passé grâce auxquels s’obtient ce type particulier d’insistance et de persistance. C’est ce qui permet à la montagne de demeurer la même et au chat, même s’il vieillit, de prolonger sa méditation sur son proverbial paillasson sans être interrompu par celle du non moins proverbial philosophe en buvant son vin blanc fermenté par des levures. Tous (paillasson, chat, montagne, levures et même le philosophe) cheminent le long de trajectoires surprenantes, oui de réseaux, composés, nous venons de le voir, de leurs antécédents et de leurs conséquents séparés par un léger gap, un léger saut. […]

chapitre 7

Restituer les êtres de métamorphose

entrée de paragraphe
Leur originalité vient d’un certain prélèvement d’altération
1. Si les dispositifs thérapeutiques permettent un premier repérage de tels êtres, il doit être possible d’aller plus loin dans le cahier des charges en ajoutant un nouvel item à notre questionnaire, et en nous demandant désormais à chaque fois de quelle altération particulière il s’agit. En effet, maintenant que nous commençons à nous défaire de la scénographie du Sujet et de l’Objet, la question devient essentielle : s’il y a plusieurs façons d’exister, et non pas deux, on ne peut plus définir l’une simplement par contradiction avec l’autre. L’analyse doit à chaque fois risquer un diagnostic sur la manière d’être propre à ce mode, sur la façon positive qu’elle a d’inventer une nouvelle façon de s’altérer. Dans notre questionnaire, il faut dorénavant ajouter au hiatus, aux conditions de félicité, à la trajectoire ainsi dessinée par ces êtres, l’altération que chaque mode va, si l’on peut dire, prélever dans l’être-en-tant-qu’autre. C’est toujours la citation de Tarde : «La différence va en différant.» […]

entrée de paragraphe
Le croisement [rep·met] a une importance capitale
2- […] Ce n’est pas impossible si nous nous approchons pour les qualifier du croisement qu’ils forment avec les êtres de la reproduction [rep·met]. Rappelons que ces derniers parviennent à extraire de l’être une valeur particulière de l’altération : ils se reproduisent justement, identiques à eux-mêmes, ou, du moins presque identiques à eux-mêmes. L’avantage de parler de l’être-en-tant-qu’autre, c’est de pouvoir compter sur une réserved’altérités dans laquelle on doit pouvoir puiser bien d’autres formes de différences. L’être, pourrait-on dire, explore la variété de ses différences comme si chaque civilisation offrait une version particulière de ces contrastes. Supposons maintenant une autre forme d’altération qui n’explore plus les ressources de la reproduction, mais celles de la transformation. Cette fois-ci, il ne s’agirait plus de monnayer la continuité dans l’être par le minimum de transformations — la persistance — mais, si l’on peut dire, par le maximum de transformations — la métamorphose. Tout peut, tout doit devenir autre chose.

chapitre 9

Situer les êtres de la fiction
entrée de paragraphe
L’envoi de l’œuvre suppose un débrayage
Comment qualifier plus précisément de tels déplacements, de tels déportements, de tels transits? L’expérience est si courante que nous risquons de ne plus y être sensibles. Une musique commence, un texte est lu, un dessin s’ébauche et «nous voilà partis». Où? Ailleurs, dans un autre espace, dans un autre temps, dans une autre figure ou personnage ou atmosphère ou réalité, selon les degrés de vraisemblance, de figuration ou de mimétisme de l’œuvre. En tout cas, dans un autre plan, triple débrayage spatial, temporel et «actantiel» (comme on dit dans le jargon de la sémiotique). Reviendrons-nous? Peut-être, ce n’est pas la question, pour le moment nous explorons toutes les formes d’altérations. À coup sûr si nous sommes partis, si «nous avons marché», c’est que nous avons été envoyés. Mais qui nous a envoyés? […]

chapitre 11
Accueillir les êtres sensibles à la parole
entrée de paragraphe
Mais qui se définit par une altération propre: «Les temps sont accomplis»
1- Dans la réserve de l’être-en-tant-qu’autre, si l’on peut parler ainsi, posons-nous la question suivante: quelle est donc l’altération que le religieux va venir tirer? Ce qui va nous permettre de comprendre pourquoi c’est un mode d’existence si particulier, pourquoi il a été tellement surinvesti jusqu’à un passé récent, et pourquoi il a si mal résisté aux erreurs de catégorie multipliées dès le début des temps modernes par l’irruption des autres modes — et en particulier de la Science.

chapitre 12

Invoquer les fantômes du politique
entrée de paragraphe
[POL] Pratique une extraction très particulière de l’altérité
2-[…] On a compris que tout mode extrait de l’être-en-tant-qu’autre une forme particulière d’altération à laquelle aucun des autres modes ne s’est encore attaché. Pour chaque mode il faut donc se poser la même question: sans lui qu’est-ce qui manquerait à l’ensemble des valeurs auxquelles nous tenons? Le cas du politique est en fait assez simple : sans le Cercle, il n’y aurait pas du tout de regroupement, de groupe, de possibilité de dire «nous», pas de collection tout simplement et donc pas de collectif non plus. Tous les autres modes se lancent dans l’être et l’altération. Lui (comme le droit, nous allons le voir mais d’une autre façon), lui seul, revient pour les assembler vers ceux qui, sans cela, se disperseraient. Lui seul fait une boucle. Mais il revient par l’effet, constamment repris, d’un recommencement qui a quelque chose d’épuisant, puisqu’il ne peut pas, il ne doit pas reposer sur une substance, sur une forme d’inertie, ce qui reviendrait à substituer au Cercle un autre corps et donc à suspendre son mouvement propre. […]

chapitre 13

Le passage du droit et les quasi-sujets
entrée de paragraphe

Le droit rattache les plans de l’énonciation
1- […] En isolant la notion de moyen, l’ethnologue du droit voit bien ce qui permet de sauter les hiatus successifs entre l’affaire pleine de bruit, de sang, de sueur et d’émois, et les principes stables et sévères auxquels il doit peu à peu mener. En suivant les cas, elle comprend par quelle sorte de «distillation fractionnée» on passe d’un immense et complexe dossier à la question d’une seule phrase soumise à un jury ou à un tribunal. Mais elle ne voit pas encore ce qui rend possible ce miracle. Comme toujours dans cette enquête, il faut qu’elle se tourne vers l’altération particulière que les êtres du droit parviennent à extraire de l’être-en-tant-qu’autre et qui leur donne cette tonalité particulière, d’objectivité indiscutable et de sensibilité extrême. […]

chapitre 16

Aviver l’expérience du scrupule
entrée de paragraphe

Et leur altération particulière: la quête de l’optimum
1- C’est là que nous allons rencontrer le troisième trait des êtres moraux: leur type de transcendance, ce saut dans l’existence qu’ils ont extrait de l’être-en-tant-qu’autre, cette forme si particulière d’altération: il faut tout combiner au mieux alors que tout est incommensurable. Il faut parvenir à l’optimum alors qu’il n’y a aucun moyen d’optimiser cet optimum par aucun calcul que ce soit, puisque, par définition, les êtres dont on doit mesurer les rapports de fin et de moyen n’ont et ne doivent avoir aucune mesure commune puisque chacun d’eux peut compter aussi pour une fin. (Là, du moins, Kant a bien enregistré la qualité morale, même s’il l’a réservée aux seuls humains.) On ne peut pas balancer des biens et des maux, alors que, pourtant, il faut les balancer. […]

Deux addenda. A lire
Le roman de Kenzaburo Oe Adieu mon livre
Le roman de Mathieu Lindon Une vie pornographique

Reportage. Au collège Robert Desnos, Orly, Val de marne

 » Ici, on est flic, assistant social, psychologue, parent… et il nous arrive d’être enseignant !  »
Ils sont en 3e et ne maîtrisent pas l’accord du participe passé. Leïla Ibrahim, leur professeure de français, s’en est aperçue à la dernière dictée. L’objectif du cours, aujourd’hui, est de leur faire comprendre la règle une fois pour toutes. Mais, au collège Robert-Desnos d’Orly (Val-de-Marne), classé ZEP, il ne suffit pas d’expliquer que, si le complément d’objet direct est placé avant l’auxiliaire avoir, le participe s’accorde.  » Les élèves ne retiendraient pas, s’ennuieraient et ce serait le bazar « , assure l’enseignante. Règle numéro un : les amener à s’expliquer entre eux le principe de l’accord, avec leurs propres mots. La classe est divisée en groupes de quatre. Dans chacun,  » un bon, deux moyens et un faible « . Règle numéro deux : les mettre en activité, en leur faisant réaliser des affiches. Numéro trois : faire jouer la compétition. La meilleure affiche sera élue par tous les professeurs et accrochée dans la salle.
Au collège Desnos, capter l’attention des élèves en les rendant actifs est au coeur des pratiques enseignantes. Dans cet établissement situé près des cités des Aviateurs et des Navigateurs, parmi les plus sensibles de France, 80 % des élèves sont issus de milieux défavorisés. La moitié sont boursiers, et près du tiers des élèves de 6e ont des parents au chômage.  » Beaucoup trop de choses les préoccupent à l’extérieur, rapporte Grégory Buisson, professeur de mathématiques. Certains n’ont pas de domicile, des parents qui se prostituent… On peut comprendre que leur centre d’intérêt principal ne soit pas l’école.  »
Comment donner goût à la scolarité ? Les enseignants ont banni le cours magistral et la prise de notes.  » On passe beaucoup par le ludique, l’étude d’images, des films, des jeux « , détaille Mme Ibrahim. La méthode suppose d’accepter le brouhaha, le temps perdu, de faire fi de la pression du programme à boucler. Chaque année, en histoire, les élèves de Laurent Gassier réalisent un documentaire.  » Ils se rendent dans des lieux qu’ils n’auraient jamais visités, rencontrent des historiens, des témoins. C’est faire de l’histoire sur le terrain « , explique l’enseignant.
Le collège Desnos est connu pour être innovant. Un  » laboratoire d’expériences, pour son principal, Stéphane Reina. Dès qu’un projet est lancé au niveau académique ou national, on est dans le coup « . Ouvert en 1981, l’établissement est l’un des premiers classés ZEP. Il a connu tous les labels : REP, RAR, Eclair… Ses résultats sont aujourd’hui honorables, avec 72 % de réussite au brevet et un taux d’orientation en lycée général et technologique de 60 %.  » Chaque année, on fait des dossiers pour intégrer nos meilleurs élèves à Henri-IV ou Louis-le-Grand, ajoute M. Reina. Parfois, ça marche !  »
L’une des clés réside dans le travail en équipe. Le principal n’a pas attendu l’annonce par le ministre de l’éducation, Vincent Peillon, le 16 janvier, d’un allégement de service en ZEP pour accorder à ses professeurs un temps de concertation – en histoire, français, mathématiques et sciences.  » Ce temps nous permet d’harmoniser nos cours, de confronter nos pratiques, explique M. Gassier. Il est nécessaire, car enseigner ici est plus difficile qu’ailleurs. Non seulement nos élèves ont des lacunes, mais ils ont intégré une certaine fatalité. Avoir le silence, on y arrive. La difficulté est plutôt de les motiver. Il n’y a pas de méthode toute faite, alors on invente, on tâtonne, on cherche des chemins détournés.  »
Le travail en équipe a amené les professeurs à organiser des cours conjoints – deux enseignants en classe – et des projets interdisciplinaires. C’est le cas en histoire des arts ou en sciences. Dans ce collectif, ils puisent aussi une force, et parfois l’envie de rester. Chose peu fréquente en ZEP, l’équipe est plutôt stable.  » Jamais plus de six ou sept nouveaux professeurs chaque année « , assure le chef d’établissement. Paulo de Almeida, professeur de français, a quatorze ans d’ancienneté dans le collège.  » C’était mon premier poste, raconte-il. Je pensais partir au bout de six ans et m’installer à Paris. Finalement, je suis resté.  » Ce qui le retient ?  » L’équipe, assez soudée, des amitiés « , mais aussi une  » forme de militantisme. On a des choses à apporter aux gamins, on sait pourquoi on est là « .
Mettre sur les rails des jeunes peu armés pour réussir dans la vie est sans doute ce qui pousse ces professeurs à s’investir plus largement : certains font de l’aide aux devoirs le soir, d’autres organisent des clubs l’après-midi, participent à la semaine d’intégration des 6e en début d’année ou au dispositif  » école ouverte  » (révisions, activités, sorties) pendant les vacances. Une aubaine pour ces jeunes qui  » n’ont souvent comme seule sortie que le centre commercial de Choisy « , à quelques kilomètres d’Orly, rapporte Grégory Buisson. Dans ces moments-là, la relation dépasse celle du maître et de l’élève.  » On cesse d’être seulement celui qui dit de travailler et de se taire, poursuit M. Buisson. On apprend à les connaître individuellement. Ils ont tous une histoire à raconter.  »
Bien sûr, il y a des baisses de régime. Laurent Gassier ne s’en cache pas :  » Il m’arrive d’aller au secrétariat pour avertir que cette année, je demande ma mutation ! Mais, au bout de dix ans, je suis toujours là « , confie-t-il. Nora Azri, sa collègue d’histoire-géographie, évoque, elle, des débuts difficiles :  » Je suis arrivée avec des idées toutes faites, avec l’image de l’élève consciencieuse que j’avais été. Au départ, j’étais perdue. Ici, l’autorité pure ne marche pas, pas plus que la seule passation de connaissances comme on peut le faire dans un collège de centre-ville, où les élèves ont déjà des références. Il faut être dans l’humain, dans l’affectif.  » Mme Azri enseigne ici depuis plus de vingt ans et  » tant que je pourrai, je resterai « , assure-t-elle.
Au collège Desnos, les professeurs ont conscience de ne pas faire tout à fait le même métier que leurs collègues d’un établissement favorisé. Leur mission dépasse l’enseignement.  » Notre rôle est aussi de montrer aux élèves que la société n’est pas que celle qu’ils connaissent, dans leur quartier « , résume M. Buisson.  » Ici, on est flic, assistant social, psychologue, parent… et il nous arrive d’être enseignant ! « 

Einstein on the beach


Einstein on the beach au Théâtre du Châtelet.
C’est peut-être ça une machine désirante.

«S.M.: Einstein on the beach nous confronte au mystère de la création sans verser dans l’emphase. Les registres de jeu sont toujours empreints d’une sorte de fantaisie. La puissance du spectacle est de ne jamais se laisser enfermer dans un excès de sérieux. Il faut garder à l’esprit le fait que Robert Wilson est un grand admirateur de Buster Keaton. Malgré leur aspect onirique, les diverses scènes d’Einstein on the beach charient des éléments concrets qui s’incarnent dans certains accessoires. Je pense notamment à toutes les chaussures Converse que les choristes ou les danseurs portent. C’est au moins un signe de la permanence d’un certain bon goût! […]
S.M.: Vous êtes une spectatrice hors du commun d’Einstein on the beach: en dehors de l’équipe artistique, peu de gens l’ont vu douze fois! Comment cette œuvre vous a-t-elle accompagnée dans votre vie? Dans quel état d’esprit allez-vous la revoir au Théâtre du Chatelet?
J.C.: C’est comme lorsqu’on relit Proust! On sait déjà un maximum de choses et pourtant, on découvre un détail qui conduit à une autre réflexion. Pour moi, non plus, ça n’est pas une reprise, mais, chaque fois, c’est une nouvelle construction. Et puis, comment des êtres peuvent-ils arriver à créer collectivement de cette façon absolument somptueuse? Comment leurs inconscients se sont-ils intriqués? C’est à chaque fois, aussi à cause de cela, une émotion extrêmement puissante!
Il faudrait également évoquer la durée de l’œuvre qui nous fait perdre tous nos repères et qui nous propose un moment de temps suspendu. Or, quand le temps devient vertical au lieu d’être horizontal, il se passe quelque chose de bouleversant! Ce n’est évidemment pas très fréquent! Dommage!»

in «Einstein on the beach 1976-2014», Jacqueline Caux et Stéphane Malfrettes, conversation, Art press n° 407, janvier 2014, pp. 40-43.

A contrario d’Einstein on the beach, «ultime recréation de l’œuvre» 2012-2013, Montpellier et Paris, la dernière pièce de Bob Wilson et CocoRosie, Peter Pan, fait partie du répertoire du Berliner Ensemble. On peut le voir en janvier à Berlin.